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La nouvelle vague du Web africain
«Qu’ils n’essaient pas de nous bâillonner, c’est un combat d’arrière-garde». Des jeunes internautes africains, réunis à Abidjan ont pu échanger leurs expériences sans tabou. Et prendre conscience de leur influence croissante sur l’avenir du continent.
Le monde virtuel peut-il devenir réel en Afrique? Une question que se posent régulièrement les internautes du continent.
Chaque jour, ils se font de nouveaux amis sur Facebook, de nouveaux followers sur Twitter, mais parviendront-ils un jour à rencontrer ces amis virtuels? La question se pose avec d’autant plus d’acuité que les transports au cœur du continent sont des plus difficiles.
Se connecter sur le continent est un véritable casse-tête
Afin de se rendre à Abidjan, combien de Centrafricains vont transiter par Paris? Pour voyager de Nairobi à Accra, combien de passagers doivent faire escale à Londres? Il en va de même pour les communications Internet.
Lorsqu’un habitant de Cotonou, la capitale économique du Bénin, échange un courriel avec un Lagossien, (plus grande ville d’Afrique noire, située à moins de 200 kilomètres de Cotonou, «il est fort probable que le courriel soit amené à faire un passage obligé par Paris ou Londres», regrette Olivier Sagna, universitaire sénégalais, spécialiste des nouveaux médias.
En réunissant des internautes venus de tout le continent, le forum 4M, organisé par CFI (Canal France international) les 29 et 30 novembre, a permis aux «geeks» du continent de quitter les écrans et de mettre un visage sur un courriel ou un compte Facebook ou Twitter. Surtout, ces jeunes internautes le plus souvent isolés —ils travaillent fréquemment à leur domicile— ont pu échanger leurs expériences.
De cette confrontation émergent des profils très différents. Bien des bloggeurs rêvent de devenir journalistes.
Pour eux, le Web est une porte ouverte vers un monde des médias difficile d’accès. Ainsi, la Franco-Algérienne Rafika Bendermel a commencé sa carrière au Progrès de Lyon, avant de migrer vers le Net en rejoignant l’équipe du Lyon Bondyblog.
«A vingt ans, je n’avais jamais eu d’ordinateur. C’est pour écrire mon mémoire que je m’en suis offert un. Je n’étais pas du tout une experte en nouvelles technologies», explique la jeune cyber journaliste, formée au Bondy Blog.
Bloguer, une porte ouverte sur le journalisme?
Le Bondy Blog, une expérience singulière, a vu le jour en novembre 2005 au lendemain des émeutes dans les banlieues françaises.
Lorsque le reporter suisse Serge Michel s’est rendu à Bondy, il a eu l’idée de donner la parole aux habitants de la région, de les initier au «journalisme citoyen». Depuis, le Bondy Blog a essaimé de Lyon à Dakar en passant par Sidi Bouzid, la ville où avait commencé la révolution tunisienne, celle où s’était immolé par le feu, un jeune diplômé chômeur, en novembre 2010. Un acte qui a constitué les prémices du printemps arabe.
Diplômé en sciences politiques, Rafika Bendermel a quitté une vie confortable en France pour s’installer au cœur de la Tunisie révoltée, à Sidi Bouzid, l’épicentre de la révolution. Là, elle apprend à des jeunes, notamment des lycéens, l’art du blogging.
«Au début, se souvient-elle, ils voulaient tous parler du chômage. Mais je leur ai expliqué qu’il fallait donner la parole aux habitants, et qu’il n’était pas possible de se contenter de faire du militantisme. Il faut d’abord raconter la vie quotidienne», analyse cette jeune journaliste qui partage le quotidien des habitants de Sidi Bouzid.
La ville, elle est en connaît l’âpreté. Avec son camarade, Paolo Kahn, lui aussi issu du Bondy Blog, elle l'arpente à la recherche de sujets nouveaux.
«Quand il n’y a ni eau ni électricité, c’est un quotidien que je partage avec les habitants. Ma mère ne comprend pas pourquoi j’ai fait toutes ces études pour retourner au bled. Mais, depuis toujours, c’est dans les banlieues, sur les terres déshéritées que je me sens chez moi», estime Rafika Bendermel, fasciné par les rebelles latino américains, notamment Che Guevara.
Alors, forcément, les révolutionnaires de Sidi Bouzid ne pouvaient pas lalaisser indifférente.
Cette jeune blogueuse Rafika Bendermel ne souhaite pas se complaire dans les rôles de victime ou de «modèle» de la diversité. A la question pourquoi avoir quitté la France, elle répond tout de go:
«Là bas, on ne nous donne pas notre chance. Pas parce que je suis femme ou arabe, non, tout simplement parce que je suis jeune. Là bas, on ne donne pas sa chance à la jeunesse.»
Un leitmotiv qui revient chez nombre de blogueurs du continent. «Dans les médias installés, on donne toujours la parole aux mêmes. Des signatures dans lesquelles ne se reconnaissent pas les jeunes de ma génération», souligne l’Ougandaise Rosebell Kagumire.
Dans ce cybermonde africain en voie de construction, les littéraires jouent, eux aussi, un rôle essentiel. Un blogueur togolais installé à Bamako, David Kpelly avoue qu’il n’est en rien fasciné par le monde du journalisme.
«Je ne prétend pas au titre de journaliste, je suis avant tout un écrivain», explique David Kpelly, en reconnaissant qu’il prend, avant tout, la plume pour faire découvrir sa littérature et aussi pour critiquer le régime au pouvoir au Togo, le pays où il a grandi.
Il s’attaque aussi aux islamistes maliens et aux dictateurs du nord du continent.
«J’ai été l’un des rares blogueurs africains à me féliciter de l’intervention occidentale en Libye, cela m’a valu de nombreuses attaques, ce que j’assume, il est bon de susciter le débat», explique le blogueur engagé.
Faut-il s'arrêter au feu rouge?
David Kpelly a subi des menaces. Comme ses confrères, il se pose la question des limites à la liberté d’expression. Jusqu’où peut-il aller dans l’art de briser les tabous? Jusqu’où peut-on aller sans mettre en danger son blog? Jusqu’où peut-on aller sans mettre sa vie en danger?
Les assassinats de journalistes frondeurs sont fréquents sur le continent. Combien de meurtres de journalistes ont donné lieu à la condamnation de leurs auteurs?
Très peu, notamment en RDC (République démocratique du Congo), pays où plusieurs reporters ont été assassinés au cours de la dernière décennie. Alors pour ces jeunes internautes à plume alerte demeure une question lancinante: comment se protéger?
A cette question épineuse, la journaliste multimédia ougandaise Rosebell Kagumire répond qu’il serait vain pour un blogueur de tenter seul de défendre son site contre les cyberattaques et les attaques physiques.
«Le meilleur moyen de se protéger c’est de travailler en réseau, si notre site ou notre blog est attaqué, il pourra ainsi être hébergé par des amis», souligne –t-elle.
Mais est-il toujours possible d’agir ainsi? Quoi de plus commun que la Tunisie de Rafika Bendermel et la Guinée d’Alimou Sow.
Depuis l’époque de Ben Ali —le dictateur a fui Tunis le 14 janvier 2011—, la Tunisie est hyperconnectée, il y a plus de comptes Facebook que d’habitants. Alors que la Guinée Conakry en est encore au début de sa révolution.
«A Conakry, le simple fait d’avoir de l’électricité n’est pas garanti, alors ne parlons pas de l’internet», explique l’internaute guinée.
Alimou Sow ajoute:
«Dans mon pays, les internautes sont à peine 60.000.»
Alimou Sow est l’un des deux seuls blogueurs de Guinée. Originaire d’une petite ville de l’intérieur du pays, issu d’un milieu modeste, il ne se croyait pas destiné au journalisme. Alimou Sow s’est fait connaître grâce à son blog.
Le Congolais Cédric Kalonji, pionnier du blogging en RDC (considéré comme le premier pays francophone du monde) taquine ses homologues du Ghana. Sur le mode humoristique, il les traite de «blogueurs VIP».
Il fait ainsi allusion au fait que le Ghana est l’une des rares démocraties bien ancrées du continent et qu’il y est possible de critiquer le régime sans risquer la prison ou la mort.
«C'est aux Africains d'écrire leur histoire»
Pourtant les blogueurs d’Accra considèrent que leur rôle est tout aussi essentiel que celui de leurs «confrères» de RDC:
«Nous disons aux politiciens que nous n’allons pas les laisser tranquilles. Nous allons rester vigilants pour qu’ils ne se mettent pas à faire n’importe quoi. Notre démocratie est sans doute en avance par rapport à celles d’autres pays du continent, mais elle est loin d’être parfaite. Même lors de la dernière présidentielle, il y a eu des tentatives de fraude», révèle une jeune blogueuse ghanénne.
Ces blogueurs rêvent de vivre de leur cybertravail. Mais Cédric Kalonji les met en garde contre ce qu’il considère comme une illusion.
«Le blogging c’est avant tout l’occasion de donner libre court à une passion et aussi de se faire connaître», analyse Cédric Kalonji qui considère que les Africains doivent se prendre en main et ne pas toujours compter sur l’aide occidentale.
«Sur le Net, la place de l’Afrique est presque vierge, c’est aux Africains décrire leur histoire», assène–t-il avec conviction.
L’envie de peser sur le débat politique ou sur la place de l’Afrique dans le monde n’est pas l’obsession de toutes les vedettes du cyber espace africain.
Très connue à Abidjan, Edtih Brou a créé Ayana, un premier webzine féminin de son pays. La jeune ivoirienne avoue sa passion pour le web qui lui paraît bien supérieur à la presse papier.
«Je n’achète jamais de journaux. Ils sont toujours en retard sur l’information. Le Web permet d’avoir rapidement toutes les réactions des internautes. On sait tout de suite ce qu’ils veulent. En fonction de leurs remarques, nous pouvons modifier les articles. Ce sont eux qui font la ligne éditoriale de notre magazine», reconnaît Edith Brou.
Cette «conception marketing» de la production web est assumée par la jeune Ivoirienne qui y voit un moyen de rentabiliser plus facilement son site.
Comment peser sur le débat politique
Entre sa démarche et celle du sénégalais Cheikh Fall, il existe tout un monde. Cheikh Fall a voulu peser sur le débat politique au Sénégal, lors d’un moment historique, la présidentielle de mars 2012. Avant l’élection présidentielle, il a créé une application antifraude.
«Il y a quelques années, l’un de mes parents qui était à l’époque militaire rapportait les urnes pour leur décompte. Il était assis dessus, avant même qu’il ne les ait ouvert, il a entendu la proclamation du résultat de cette circonscription à la radio, aujour’hui ce serait impossible grâce aux nouveaux médias», considère l’historien sénégalais, Olivier Sagna.
En mars 2012, lors de la présidentielle sénégalaise, Cheikh Fall et ses «cyberamis» ont envoyé des observateurs dans les bureaux tests.
«Dès que l’on obtenait un résultat, on le balançait immédiatement sur Twitter ainsi la fraude devenait impossible», s’amuse Cheikh Fall.
Avec une lueur de malice dans le regard, il est fier du tour qu’il a joué aux fraudeurs potentiels.
Cette application antifraude, Cheikh Fall propose de la mettre gratuitement à la disposition de tous les Africains qui le souhaitent. Pourtant ailleurs le résultat ne sera peut être pas aussi probant qu’au Sénégal. Avec la Côte d’Ivoire, le Sénégal est l’un des rares pays d’Afrique francophone a être vraiment connecté.
Pourtant, la cyber génération des Cheikh Fall a déjà réussi une première révolution: prendre la parole sur un continent où son usage était traditionnellement réservé aux aînés.
Signe des temps, Cheikh Fall et ses amis ont poussé à la retraite Abdoulaye Wade. Surnommé Gorgui (le vieux en wolof), Wade, 87 ans, était candidat à un troisième mandat.
Nul doute que ces pionniers du web donneront des idées aux «jeunes pousses» du continent.
A Abidjan, la cyber-révolution, c'est maintenant!
A Abidjan, une vérité émerge. La
cybergénération est sure de son fait. Plus jamais, elle ne se laissera
confisquer la parole. Tel est le message des bloggeurs nouvelle génération.
Un avis partagé jusque dans les cyber d’Abidjan où les célèbres
«brouteurs», escrocs de la capitale ont élu domicile. Ils cohabitent
avec des jeunes qui n’ont pas franchi la ligne jaune et qui rêvent d’un avenir
démocratique pour leur pays.
Il en va ainsi de Koné, étudiant en histoire, qui rêve d’une cyber révolution qui fasse progresser la démocratie.
«Grâce à internet, estime le jeune Koné, on n’a plus peur de l’ouvrir. Plus personne ne nous fera taire. Même s’ils coupent l’électricité, on trouvera toujours le moyen de se faire entendre. Notre monde n’est pas que virtuel. L’avenir du continent, on le prend en main. Avec ou sans l’assentiment des vieux, on s’en fout», clame-t-il.
Un de ces amis ajoute:
«C’est la première fois dans l’histoire du continent que les jeunes on la parole. Et nous ne sommes pas prêts d’y renoncer, c’est pour ça que l’internet africain c’est pas du bluff. Pariez sur nous et vous ne serait pas déçus.»
Pendant que son voisin exprime son opinion, Koné envoie un message sur Facebook à un parent aux Etats-Unis. Tout en agitant la souris de son ordinateur, il continue de parler:
«Les dirigeants africains peuvent toujours censurer les journaux, les interdire, les brûler. Mais ils ne peuvent arrêter le Web. Même Ben Ali n’a pas réussi. Sur Facebook, je suis mon propre rédacteur en chef. Je fais ce que je veux. Qui n’essaient pas de nous bâillonner. C’est un combat d’arrière-garde», avertit-il.
Pierre Cherruau, à Abidjan
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