mis à jour le

Pourquoi la CPI réclame Simone Gbagbo
Simone Gbagbo, l'épouse de l'ex-président de la Côte d'Ivoire va-t-elle rejoindre son mari devant le tribunal de La Haye?
La Cour pénale internationale a rendu public jeudi un mandat d'arrêt émis en février contre Simone Gbagbo, l'épouse de l'ancien président ivoirien Laurent Gbagbo, pour des crimes contre l'humanité commis lors des violences post-électorales de 2010-2011. Elle a levé les scellés sur cette procédure maintenue secrète qui vise également plusieurs chefs militaires proches d’Alassane Ouattara.
Première dame et députée
Au total, ce sont six à huit personnes, dont le couple Gbagbo, qui sont poursuivies par le tribunal de la Haye. L'ex-première dame, toujours détenue à Odienné, dans le nord de la Côte d'Ivoire depuis son arrestation dans le résidence présidentielle le 11 avril 2011, est soupçonnée par la CPI de «meurtres, de viols et d'autres formes de violences sexuelles, d’autres actes inhumains et d'actes de persécution, commis sur le territoire de la Côte d'Ivoire entre le 16 décembre 2010 et le 12 avril 2011».
Le procureur argentin Luis Moreno Ocampo, qui a dirigé l’enquête jusqu’à son remplacement le 15 juin 2012 par la Gambienne Fatou Bensouda, estime que:
«Simone Gbagbo était idéologiquement et professionnellement très proche de son mari (…) Bien que n'étant pas élue, elle se comportait en alter ego de son mari, en exerçant le pouvoir de prendre des décisions d'État ».
Cette dernière affirmation est fausse: élue députée sans discontinuer depuis 1996, elle était toujours, au moment de la chute de Laurent Gbagbo, présidente du FPI, le groupe majoritaire à l’assemblée nationale et avait donc un réel pouvoir politique, obtenu en marge de son statut de Première dame. Pour comprendre le rôle qu'elle a joué dans la crise, il faut d'abord répondre à la question: Qui est vraiment Simone Gbagbo?
Raspoutine en jupons
Née il y a 63 ans à Moossou, un village de Grand Bassam, l’ex capitale coloniale, où son père était gendarme, elle s'engage dès l'âge de17 ans dans la Jeunesse Etudiante Catholique, un mouvement dont elle a rapidement pris la tête en Côte d'Ivoire.
Etudiante en lettres modernes, elle passe le Capes qui lui ouvre une carrière d'enseignante. Elle obtient une maîtrise à l'université de Paris XIII, puis un Doctorat à Dakar sur «le langage tambourinédes Abourés», son ethnie d'origine.
Elle rencontre Laurent Gbagbo, alors professeur d'histoire, en 1973 au cours d'une grève d'enseignants. Pendant de nombreuses années, leur compagnonnage se limitera à la sphère politique.
«C'est une militante, résumait l'ex-président en 2003. Je ne l’ai pas convertie à la politique. Elle militait déjà en 1973 quand je suis sorti pour la première fois de la prison où m’avait envoyé Houphouët-Boigny. Nous étions cinq à créer, le 30 mars 1988, le Front populaire ivoirien (FPI). Elle était parmi les cinq. Elle était parmi les vingt qui ont tenu en brousse le premier congrès clandestin de ce parti. Elle était là en 1992 quand le Premier ministre Ouattara nous a fait arrêter avec mon fils. A ce moment-là, on ne disait pas qu’elle était influente. On a eu le même parcours. Comme elle est mon épouse, je ne l’ai pas nommée ministre, mais elle fait son travail de députée. Où est le problème? Nous sommes mariés, mais nous sommes aussi deux camarades. Les grandes décisions, je ne les prends pas sans consulter Sangaré (l’ancien ministre des Affaires étrangères aujourd'hui détenu dans le nord du pays) et Simone. Ce sont eux qui ont dirigé le parti quand j’étais en exil en France de 1982 à 1988. Ils sont notre mémoire».
Mère de cinq enfants, dont trois d'un premier mariage, elle a été plusieurs fois emprisonnée pour raisons politiques. Des épreuves qui lui ont forgé un caractère d'acier. Est-ce la Pasionaria des tropiques, la dame de fer, le Raspoutine en jupon, décrit par ses adversaires qui l’accusent d’avoir constitué des escadrons de la mort dénoncés dès 2002 par Ouattara?
«Mieux vaut faire envie que pitié»
Une chose est sûre, cette femme imposante à la mâchoire carrée dont une raideur cervicale, conséquence d'un accident de voiture, accentue le caractère abrupt, n'est pas d'un abord facile. Décrite comme cassante et autoritaire, c'est avant tout une combattante qui n'a pas la langue dans sa poche.Elle donne son avis, autorisé ou pas, sur tout.
Et, ça décoiffe:
« Si nos hommes vont à Paris pour prendre des décisions qui ne nous conviennent pas, à leur retour ils ne nous trouveront pas dans leur lit », menace-t-elle à la veille de Marcoussis (Accords de paix négociés en France), en janvier 2003.
« En refusant de nous aider à bouter les assaillants dehors, la France s’est elle-même mise de côté, s’énerve-t-elle. Maintenant, elle n’a qu’à rester tranquille et se mêler de ses affaires, elle nous a causé assez de problèmes comme ça».
Un langage peu diplomatique qui lui vaut quelques portraits bien sentis dans la presse française.
«On me prête beaucoup d'influence, confiait-elle à l'époque. Je laisse dire. Mon mari a une très forte personnalité. Moi aussi, ce qui me donne un certain poids. Il m'écoute, c'est normal. Tous les ministres ont du respect pour moi. Mais je n'ai pas autant de pouvoir qu'on le prétend. Pour autant, mieux vaut faire envie que pitié».
Laurent Gbagbo a longtemps navigué entre ses deux femmes
Laurent Gbagbo, qui a épousé lors d'un mariage traditionnel malinké au début des années 2000, la jolie Nady Bamba, 42 ans aujourd'hui, une fille du nord rebelle, a longtemps navigué entre ses deux femmes.
Mais la discrète Nady, dont les photos sont rares, a dû s'effacer le soir du deuxième tour de la présidentielle de 2010. Elle militait alors pour une reconnaissance de la victoire de Ouattara. Ce soir là, le président sortant s'est enfermé pendant trois heures dans son bureau pendant que des dizaines de conseillers inquiets poireautaient en attendant le verdict.
«Je suis allé le voir pour lui dire qu'il avait perdu, raconte aujourd'hui Guillaume Soro, l’ex chef rebelle devenu président de l'assemblée nationale. J'ai dû forcer le passage car sa garde ne voulait pas me laisser entrer. Les nouvelles ne sont pas bonnes pour vous, lui ai-je lancé. Il m'a regardé et m'a parlé de fraudes. Il m'a rappelé trois heures après pour me dire qu'il n'avait pas perdu. Il a eu tort et ça ne pardonne pas en politique. Ce n'est pas une affaire d'aimer Gbagbo ou pas».
Ce soir là, Simone avait gagné. Pendant quatre mois, jusqu'au 11 avril, elle a retrouvé sa place de première dame à la résidence présidentielle pendant que Nady s'éclipsait avec le fils, aujourd'hui âgé d'une dizaine d'années, qu'elle a eu avec l'ancien président. Quel rôle a joué Simone durant cette période?
Toujours aussi pugnace la Simone!
On l'a vu apparaître tout de blanc vêtue lors de la cérémonie d'investiture de son mari. Mais on l'a peu entendue. Si elle a dirigée une résistance, c'est celle d'une armée d'évangélistes dont les prières incessantes s'élevaient du sous-sol de la résidence présidentielle. Convertie avec son époux dans les années 90 à la religion protestante, elle était devenue une fervente religieuse, s'abîmant lors de réunions publiques dans des méditations solitaires.
Brutalisée et violentée par des militaires pro-Ouattara lors de son arrestation, elle est en résidence surveillée depuis plus de dix-huit mois dans le nord du pays. Les rumeurs les plus folles ont couru à son sujet. On l'a dit malade, même morte. Mais, aux dernières nouvelles rapportées par le quotidien Nord-Sud, Simone Gbagbo n'a rien perdu de sa vigueur.
Récemment, elle s'est violemment opposée à ses gardes qui refusaient de laisser entrer une vendeuse de draps convoquée par l'ex-première dame. «Quand je donne des ordres, vous êtes tenus de les respecter», leur a t-elle asséné.
«Vraiment, elle était fâchée. C’est la première fois que je la voyais dans un tel état », confie un des témoins de la scène.Les militaires ont fini par obtempérer après avoir fouillé la commerçante.
Cet incident a précédé de quelques jours l'audition le14 novembre de Simone Gbagbo par un juge d'instruction ivoirien. La première depuis son incarcération. Elle portait sur les nombreuses inculpations, dont celle de «génocide», qui lui ont été signifiées.
La justice internationale bouge encore
«Génocide», l'extermination systématique d'un groupe ethnique selon le dictionnaire, l'accusation est énorme et disproportionnée. En récupérant le dossier Simone, la CPI pourrait aider la justice ivoirienne à se tirer d'un mauvais cas. Le gouvernement ivoirien dira «au moment opportun» s'il accepte de la transférer, a fait savoir Ouattara, ce qui ouvrirait immanquablement la porte à d'autres extraditions.
En rendant public ce mandat d'arrêt, le tribunal de La Haye reprend aussi l'initiative et donne l'impression qu'il ne reste pas inactif dans un dossier complètement à l'arrêt depuis plusieurs mois.
L'audience de confirmation des charges contre Laurent Gbagbo, détenu depuis un an, n'a toujours pas eu lieu. Elle est le préalable à l'ouverture éventuelle d'un procès. Transférer Simone Gbabgo à la CPI aurait donc un avantage, montrer que la justice internationale bouge encore. Il aurait aussi l'inconvénient d'accentuer le déséquilibre, perçu comme une injustice par les pro-Gbagbo, dans le traitement de la crise post-électorale.
Comment concevoir un procès unilatéral alors que des crimes ont été commis par les deux camps? Si elle met dans l'embarras le nouveau pouvoir d'Abidjan, cette demande tardive de la CPI risque aussi de compliquer encore plus le règlement judiciaire (s'il a lieu un jour) de l'imbroglio ivoirien. A moins que la juge de la CPI ait des arrières-pensées et s'engage dans une partie de billard à plusieurs bandes.
Philippe Duval
A lire aussi
Alpha Blondy: «Les ivoiriens ne sont pas murs pour la démocratie»
En Côte d'Ivoire, la paix passe par la chanson
Côte d'Ivoire: la réconciliation est-elle possible?
Cette justice qui ne réconcilie pas les Ivoiriens