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Tribune: Sensibiliser les victimes, clé d'une justice internationale effective
Une population hostile à la justice internationale ne peut être favorable à l'envoi ou au transfert de certains individus devant des tribunaux internationaux.
Du 14 au 22 novembre 2012, se tient à La Haye la 11e assemblée des Etats membres de la Cour pénale internationale, au cours de laquelle ceux-ci débattront de nombreuses questions portant sur les fonctions extra-judiciaires de la Cour, notamment son budget.
Le paysage de la justice internationale a grandement évolué depuis la première assemblée des Etats membres en 2002: le nombre de membres a doublé, s'élevant aujourd'hui à 121 Etats; un nouveau tribunal, le Tribunal spécial pour le Liban, a été établi pour éclairer les circonstances de l'assassinat du Premier ministre libanais, Hariri; le Tribunal spécial pour la Sierra Leone est sur le point d’achever sa mission entamée dix ans auparavant; enfin Ratko Mladic et Radovan Karadžić, deux acteurs majeurs du conflit en ex-Yougoslavie, ont finalement été jugés.
Donner le pouvoir aux victimes et aux populations concernées
Ces changements n’ont en rien atténué la pertinence d’un élément cardinal: la nécessité pour les instances judiciaires internationales d'impliquer dans leur travail les populations concernées par les crimes qu’elles sont chargées de poursuivre et juger.
Quelle que soit la manière dont on aborde le mandat de la justice pénale internationale, sous un angle pratique ou idéologique, le travail de sensibilisation est essentiel pour garantir une communication correcte avec les victimes et populations affectées.
Les campagnes de sensibilisation visent précisément à prévenir la diffusion d’informations erronées et à gérer les attentes, et d’éviter ainsi tout désillusionnement et déception sur le terrain.
La sensibilisation n'a pas en soi pour objectif de promouvoir le soutien de la population —même si cela reste une conséquence fréquente— mais plutôt de permettre aux individus de décider en connaissance de cause s’ils veulent ou non soutenir et participer au travail des tribunaux internationaux.
Engager et donner le pouvoir aux victimes et aux populations concernées de participer aux processus dont ils sont les destinataires finaux est le cœur même d'une politique de sensibilisation.
Renforcer la coopération entre témoins et enquêteurs
Il y a différentes manières d'accomplir une telle mission. L'élément déterminant de son succès réside dans l’instauration d’un dialogue interactif entre les victimes et communautés affectées et les tribunaux permettant ainsi une compréhension réciproque et partagée des enjeux du processus en cours.
Les activités de sensibilisation couvrent un domaine très large: programmes radiophoniques ou télévisuels, séminaires de formation, associations informelles ou de théâtre tels que Accountability Now au Sierra Leone.
Les outils sont tout aussi divers: bandes-dessinées, journaux, affiches, chansons ou photographies. En effet, le champ potentiel de sensibilisation n’est limité que par l'imagination et par ce qui permet de réellement engager les personnes visées quelques soient leurs communautés d’appartenance.
Ceci étant dit, la sensibilisation n’est pas un accessoire mais un instrument essentiel pour garantir l'impact et l’efficacité opérationnelle des tribunaux internationaux. Elle permet, notamment, de renforcer la coopération entre témoins et enquêteurs.
Lorsqu'un village tout entier a été correctement sensibilisé, il y a généralement moins de réticences ou de problèmes de sécurité associés à l'intervention d'enquêteurs auprès d’individus spécifiques.
La prise de conscience s'opère aussi auprès des Etats, afin de promouvoir leur collaboration avec les tribunaux. Une population hostile à la justice internationale ne peut être favorable à l'envoi ou au transfert de certains individus devant des tribunaux internationaux, comme cela s'est vu en ex-Yougoslavie.
Un tel apprentissage peut assurément avoir des effets positifs non seulement sur la conjoncture politique et sociale d'un pays mais aussi sur son futur en laissant un héritage solide en matière de paix, de justice et d'Etat de droit.
L'exemple du Sierra Leone et du Liberia
A cet égard, une étude récente sur l'impact et l'héritage du Tribunal spécial de la Sierra Leone (TSSL) au Sierra Leone et au Liberia, menée par l'ONG No Peace Without Justice et des associations partenaires du Sierra Leone et du Liberia, a permis d’établir qu'une majorité des citoyens de ces deux pays estimait que ce Tribunal avait contribué au retour de la paix et de l'Etat de droit et fourni une réparation judiciaire pour les crimes commis durant la guerre.
Il s’agit d’une découverte remarquable, en particulier au vu du scepticisme largement diffus lors de sa création en Juillet 2000. Nombre d’acteurs considéraient celui-ci comme un obstacle à la paix, d'autres contestaient sa capacité à jouer un rôle dans la reconstruction du pays, voire arguaient de la vanité de son mandat.
Les résultats de cette étude prouvent indubitablement l’utilité du TSSL. Ils démontrent également que son impact est principalement dû à deux facteurs: en premier lieu, un programme novateur de sensibilisation, qui a permis à plus de 90% des habitants du Sierra Leone et du Liberia d'être informés des activités du Tribunal Spécial et à 65% d'être intéressés par son travail.
Deuxièmement, en raison de la vision fondatrice de cette cour comme une institution sensible aux besoins et attentes des populations affectées par les crimes faisant l’objet de ses enquêtes et poursuites, et cela principalement grâce au concours de son greffier, feu Robin Vincent et de son premier procureur, David Crane.
Contraintes financières et restrictions budgétaires
Les efforts consentis pour rendre cette vision tangible et concrète doivent être particulièrement salués, étant donné les importantes contraintes financières encourues par un tribunal dépendant uniquement des contributions volontaires de la communauté internationale.
Les activités de sensibilisation furent également affectées par de fréquentes restrictions budgétaires, lesquelles furent surmontées grâce aux efforts extraordinaires du personnel de la Cour et à la coopération de la société civile de la Sierra Leone. Un investissement qui, sans conteste, a contribué au succès de la mission du TSSL.
Lorsque les 121 Etats parties de la CPI se réuniront en novembre à La Haye, gageons qu’ils sauront tirer parti de ces leçons et meilleures pratiques.
Certes, la CPI a fait de grands progrès quant à son programme de sensibilisation, mais un soutien financier et des lignes directrices appropriés sont nécessaires afin qu’elle puisse interagir réellement avec les victimes et les communautés concernées dans les sept pays en situation.
Les 121 Etats qui constituent son organe directeur feraient bien d'adopter la vision de Robin Vincent et David Crane et de décider des mesures qui permettraient à la Cour de répondre aux besoins et attentes de millions de personnes qui attendent d’elle justice et réparation.
Binta Mansaray, greffière du Tribunal spécial pour la Sierra Leone, et Alison Smith, conseillère juridique de No Peace Without Justice
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