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La capitale tunisienne le 25 avril 2012. Reuters/Zoubeir Souissi
La capitale tunisienne le 25 avril 2012. Reuters/Zoubeir Souissi

Ghannouchiville, la nouvelle capitale de la Tunisie

L'écrivain tunisien Taoufik Ben Brik est perdu. Il ne retrouve pas la ville qu'il a tant arpentée dans le passé.

Mise à jour du 17 novembre 2012: Cinquante-six détenus, pour la plupart des militants islamistes, sont en grève de la faim dans les prisons de Tunisie et trois d'entre eux sont dans "un état plus ou moins inquiétant", a déclaré le 17 novembre à l'AFP Father Saihi, un haut responsable du ministère de la Justice.

"Le nombre total de grévistes est de 56. Trois sont dans un état plus ou moins inquiétant", a déclaré M. Saihi, quelques heures après l'annonce du décès d'un deuxième militant islamiste ayant mené une longue grève de la faim pour protester contre sa détention.

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Tunis n'est pas Tunis. Pas de bas-fonds. Pas de pègre. Un nulle part. Ce n'est pas un roman noir, un film policier. Elle vit la paix bucolique des villes saoudiennes. Une ville où il n'y a pas de trottoirs, de maisons closes.

Un pays qui pue le mâle a besoin de défenseurs des belles de la nuit. Mes belles, sont une troupe bigarrée de jupes qui voltigent, manteaux, châles râpés qui ont connu des jours meilleurs. Je les suis, toutes.

Depuis les filles aux joues fardées, qui, quelques heures par jour, échangent leur corps contre les misères d'autrui jusqu'aux joyeuses danseuses de cabarets, le Crazy Horse ou la Boutonnière, qui n'étaient pas pressées de tomber amoureuses, d'un flic ou d'un commerçant grossiste devenu salafiste.

Je rôde toujours dans leurs jupes: dans les bars, les salons de narguilé, les antichambres de bordels ou les arrière-boutiques. A part ça...Tunis part en lambeaux. Ghannouchiville prend sa place.

Il pleut sur le sud de Tunis

Tunis trouve au sud son prolongement prolétaire dans les banlieues de Bir El Kassâa, Jebel Jloud, Ben Arous... Des bourgades reliées à la ville par des routes qui partent de n'importe où.

Des rues empierrées qui forment des labyrinthes, des ruelles qui débouchent toujours sur les grandes usines chimiques qui occupent les bâtiments d'anciens haras.

Entourées de crasseuses maisons prolétaires attribuées aux travailleurs, les usines suent la teinture. Autour des maisonnettes, on trouve de petits jardins où les ouvriers travaillent quelques heures par semaine, essayant de ne pas oublier leurs origines paysannes.

Au sud, il pleut. Et cette ville née de la pluie, la pluie la rendit folle. Les rues se transforment en torrents qui convergent vers la petite place de Megrine. Automobiles et camionnettes pleines de marchandises s'enlisent dans les rivières de boue. Cela rend fous les cyclistes et nerveux les policiers qui patrouillent régulièrement dans le secteur.

Dans le café l'Olivier Bleu, au nord, la pluie est aussi violente. Un vendeur de cigarettes s'est abrité sous l'arcade et me bouche la vue de la rue Azouz Errbaï. Mon colon me fait souffrir: une douleur douce et diffuse autour du bas ventre. Cela m'empêche de me concentrer.

La pluie me rappelle les vieilles histoires d'amour. Presque toujours des amours gâchés par l'impatience et le désir de propriété qui semblent devoir toujours accompagner l'amour.

C'est un samedi après-midi et, suivant la coutume, les bonnes se promenent au bras de petits policiers dans l'avenue Mohamed V. Au parc Gambetta, les couples sont particulièrement nombreux.

A cette heure de l'après-midi, où les premières ombres grignotent la lumière, le centre ville se transfigure. Les commerces et les restaurants, normalement ouverts à tous commencent à changer de clientèle. Les populations d'origine rurale s'approprient les rues. Le vin caché au début du jour dans les débits et autres étalages, sort timidement à l'air libre.

Mendiants, pères de famille ou amoureux éperdus se transforment en ivrognes.Des épaves humaines s'écroulent dans les rues et les gens les enjambent sans y faire attention.

«Je suis Tunisien par accident»

La pluie a rendu boueux le sol empierré des rues mal éclairées. J'ai échappé à un vendeur de jasmin qui me poursuit avec son plateau. Il s'arrêta devant le restaurant «chez Slah». Mon visage fut illuminé à deux reprises quand la porte battante s'ouvrit. Deux couples sont en train de manger et deux visages pâles boivent en parlant affaire avec un Sénégalais, près d'un comptoir laqué de rouge.

A cette heure, l'endroit est plutôt désolé. Après avoir observé attentivement la porte de derrière, par laquelle le garçon s'est éclipsé, j'ai allumé une cigarette et je me prépare à foutre le camp. Je me sens étranger. Au fond, je suis Tunisien par accident. Où est Tunis? Tunis de mes bottes. I remember.

Il y avait, monsieur Abdallâh le boiteux, le petit gros boulanger qui, tous les jours vers 18 heures, sortait de son appartement, au 9 bis avenue de la Liberté, avec sa démarche inimitable et chaloupée. La tête rentrée dans Les épaules, il passait en vitesse devant la mosquée El Fath, place forte des Ghannouchiens entrait par la porte, et dans la pénombre ambiante, psalmodiait:

Par le ciel et par l'étoile du soir

Mais comment sais-tu que c'est l'étoile du soir?

C'est l'astre à clarté perçante...

Il y avait monsieur Lakhdar, le maître réparateur des tourne-disques qui, tous les matins à 8 heures, levait le rideau de sa boutique située derrière la rue de Palestine, jetait un coup d'œil sur la vitrine étroite près de la porte pour savoir si tout allait bien, si aucun appareil n'avait bougé pendant la nuit, puis entrait dans le magasin.

Il s'asseyait derrière la table de travail, sur la chaise spécialement adaptée à son dos bossu, chaise dont le dossier était troué et matelassé à la hauteur de la bosse, allumait sa cigarette préférée, une Arti, et par sa façon de souffler longuement la fumée vers le haut pendant qu'en deux mouvements rapides il éteignait l'allumette dans l'air, annonçait à la ville qu'il avait ouvert et qu'on pouvait lui envoyer les tourne-disques à faire chanter.

Il y avait Monsieur...

Il y avait monsieur Mahmoud, le beau professeur du lycée Bab El Khadhra qui, tous les vendredis après-midi, faisait monter avec lui dans son studio situé à l'avenue Madrid une lycéenne en fleurs, intéressée par l'art des échecs, pour qu'après s'être dévoués à cette passion jusque vers 18 heures, ils se penchent finalement par la fenêtre et, contents, souriant l'un à l'autre, constatent: tout est trop bruyant en bas, il n'y a qu'ici, en haut, que règne un silence suffisant.

Les échecs. Et il y avait l'ivrogne et terriblement chétif docteur Marchika le Maltais; qui outre sa capacité à calmer en quelques mots même l'enfant que la fièvre ne cessait de faire pleurer, était surtout connu parce qu'en dépit de tout conseil de bonne volonté et toute supplication, il n'allait jamais en visite chez ses patients sans chevaucher une mobylette.

Ce n'était donc pas étonnant qu'au moins une fois par semaine, il tombât dans le bas côté avec le même engin, puisque aussi soudée que fût la moto à son propriétaire, elle ne pouvait garder, sans défaillir, sur sa selle l'homme constamment ivre.

Il y avait monsieur Abdelaziz, le juge que seul l'art de collectionner les timbres intéressait et qui, sur les étagères en chêne de sa bibliothèque vitrée, alignait des albums de timbres à n'en pas finir. Il était en correspondance avec soixante pays du monde pour échanger de temps en temps l'une des pièces rares de sa collection hors pair contre une pièce encore plus rare.

Et il y avait monsieur Merdassi, le pâtissier toujours un peu agité qui, au beau milieu de ses baklawas et sorbets, ne trouvait sa tranquillité que s'il pouvait s'en affranchir, en sautant, avant l'ouverture du matin et après la fermeture du soir, sur son vélo de marque allemande, habillé du maillot jaune dans lequel, jeune il avait gagné une fois une course d'amateurs, pour pédaler pendant des heures et des heures vers un ruban d'arrivée imaginaire.

Et il y avait monsieur Manoubi, l'unique aventurier de Tunis qui, de ses aventures, était revenu ici, notamment du Pakistan, au bout de longues années, avec Houriya, sa magnifique épouse pachtoune qui, pendant des mois, voire des années, enfiévra la ville;

Ils se jetaient l'un sur l'autre avec une régularité hebdomadaire et, à la grande consternation et indignation des voisins, passaient des nuits entières à se rouer de coups et à crier en une langue non identifiable, c'est-à-dire afghane avant de se taire brusquement.

L'homme préféré des femmes

Et il y avait Monsieur S'lah, le couturier de la rue Abbès EL Akkad qui noyait son amour insatiable à l'égard des femmes dans l'étude approfondie des poètes soufis; c'est ainsi qu'il était devenu le préféré des femmes de la ville, car pour cela, c'est-à-dire pour devenir ce genre de brise glace, il avait suffi de jouer sur la capacité des femmes à ressentir.

Par ses étranges tirades béates lors de la prise des mesures, monsieur S'lah essayait simplement d'exprimer ses compliments inconditionnels et sincères à leur égard; à partir de là, le fait qu'elles ne pouvaient point s'y retrouver devant la complexité de sa prose n'avait aucune, mais alors aucune importance, car que pouvait faire une femme, où n'importe qui, de Tunis de la question de savoir par exemple si le fossé du sublime le plus insurmontable se situait entre Ibn Arabi et Niffari, ces immenses soufis du XIIIe siècle.

Et il y avait monsieur Sarkachi, le coiffeur hâbleur de la place Jeanne d'Arc, qui circulait entouré de nuages des parfums les plus pénétrants du monde, et qui n'arrêtait pas d'expliquer que cela lui avait été infligé tout simplement par le destin, rançon du métier.

Et il y avait monsieur Riahi, le chanteur homo, dont le chien bâtard à courtes pattes, sans âge, traînant son ventre par terre et cherchant sans cesse, les yeux voilés et la voix glapissante, le regard des gens, faisait peur à tout le monde sans exception.

Et il y avait monsieur Garmadi, le poète, qui, un jour de printemps, choqua les jeunes esprits de Tunis, en leur déclarant que, finalement, n'est poète que celui qui est prêt à sacrifier sa vie pour un seul et magnifique vers, pour une seule et magnifique danseuse du ventre.

C'était vraiment comme ça qu'ils existaient. Lorsque j'ai voulu poser mon regard sur eux, il arriva quelque chose de vraiment, vraiment stupéfiant, à savoir que tout disparut brusquement, et un jour, on avait perdu pour toujours Tunis.

La ville de Tunis n'existe plus

À plusieurs reprises, j'ai essayé de savoir ce qui a pu se passer. Je m'aperçus tout de suite que la ville n'est pas à sa place, pis, non seulement elle n'est pas à sa place, mais elle n'existe plus, du tout. Et j'errais, hanté et perdu, dans une ville qui se prétend être Tunis, mais qui ne l'est plus. J’ai parcouru les rues et interrogé les gens, mais en vain, personne ne sait rien, personne ne se souvient de rien.

Et, ce qui est plus grave, ils n'ont que de faux souvenirs et essayent de parler d'un passé dans lequel quelque chose s'est perdu, mais soit ils ne savent pas ce que c'était, soit ils estiment que ce n'est guère dommage; en un mot, les Gannouchiens ont occupé la ville, détruit ce qui a existé, et en ont construit une autre pour eux.

D'abord, ils ont rasé l'ancienne, ensuite, ils s'y sont installés, et ont fait comme si de rien n'était et que de la matière poétique d'antan, ils ont fait quelque chose de brutalement neuf dont ils disent que c'est identique à l'ancien.

Au début, ils savent qu'ils mentent, puis ils ne le savent même plus, car ils l'ont oublié. Je leur demande s'ils se souviennent de monsieur S'lah ou de monsieur Riahi, ils m'ont répondu:

«Non, nous ne nous souvenons pas».

Je leur demande s’ils se souviennent de monsieur Garmadi. Ils disent:

«Non, nous ne nous souvenons pas de la poésie qui était dans cette ville».

Je vois que, pour eux, cela n’est pas une perte. J'arrête donc de les interroger, je constate seulement que le Palmarium, la grande salle de Cinéma, est occupée par un grand complexe répugnant et tout autour une salle de jeu répugnante, une friperie répugnante, et je constate que le café Chez les Nègres est colonisé par une bande de crapules qui vendent et achètent de l’argent halal.

Taoufik Ben Brik

 

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Taoufik Ben Brik

Journaliste et écrivain tunisien, il a publié de nombreux ouvrages, notamment Le rire de la Baleine.

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