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Tunisie: Jerissa, région de galère qui aimerait renaître de ses cendres
L'écrivain tunisien Taoufik Ben Brik poursuit son voyage dans les régions minières de Tunisie. Reportage.
Dans l’ouest tunisien, où les mines de fer arrivent à épuisement, les jeunes répugnent à retourner à la terre.
Ils préfèrent la «fuite en avant» vers Tunis plutôt que le «retour en arrière» vers un métier que leurs parents avaient déjà abandonné.
Abdallah, dit «Yeux bleus», est un petit vendeur de rue originaire de Jerissa, ville située à 260 kilomètres de Tunis. Beaucoup ont quitté, comme lui, cette région proche de la frontière algérienne pour pratiquer un commerce de subsistance dans la capitale.
En quelques années, les petits revendeurs ont pratiquement transformé en véritables souks les joyaux qu’étaient la rue Charles-de-Gaulle et la rue d’Espagne.
«Nous vendons de tout ici, dans la rue, affirme Abdallah: des piles, des chaussettes, des ceintures, des lunettes, des montres, etc. Moi, je suis venu à Tunis parce qu’il n’y a plus de travail là-bas à Jerissa.»
«Yeux bleus» était employé comme cuisinier à la mine de fer ouverte par les Français au début du siècle, mais aujourd’hui presque épuisée:
«Nous avons déjà eu plus de quatre mille travailleurs à Jerissa, précise le directeur de la mine, maintenant ils ne sont qu’une centaine. Il y a longtemps que nous n’embauchons plus et que nous ne remplaçons pas les retraités.»
Jerissa la cosmopolite
Un gros ciel de braise écrase les briques sales de Jerissa. Il fait nuit. Jamel Ould El Hou, dérive, pété, vomi, sac en papier, rues pas éclairées, camions 22 tonnes arrêtés, bars aux carreaux cassés. Il se cogne les poings, l’un contre l’autre de toutes ses forces. Il gueule, chien perdu, chien méchant, contre lui-même.
La mine de fer à ciel ouvert du djebel (montagne) Jerissa, raconte la légende, aurait fourni la matière première nécessaire à la construction de la tour Eiffel et des rails du métro de Paris. On dit aussi que les Français l’auraient achetée en 1888, sept ans après la colonisation, aux Jebaris, tribu berbère, pour un kilo de halva et une livre de figues sèches.
En plein pays berbère, du côté de la Table de Jugurtha, ils avaient implanté cette drôle de ville typiquement française, avec son église, son cimetière chrétien, ses tuiles rouges, ses bars, ses cercles de jeu, ses trois terrains de tennis et son boulodrome qui vaudra à la Tunisie, de devenir championne du monde de pétanque en 1973. Le FCD ( Football Club Djerissa) a même accédé à la division nationale en 1969-70.
Prospère jusqu’aux années 70, cette ville minière attirait, aux côtés des Tunisiens de toutes les régions, une main-d’œuvre de toutes origines, maltaise, italienne, espagnole, algérienne, marocaine, sénégalaise et de toutes les confessions, musulmane, juive, chrétienne.
Les quartiers s’appellent encore Italie, Sicilia, P’tit Paris. Dans ce melting pot se côtoyaient des syndicalistes, des nationalistes, des anarchistes, des communistes et des trotskistes...
«Mineur à Jerissa, c’est moins qu’un marin, c’est un sous-marin. C’est du Kleenex jetable. C’est du citron: on presse, on jette», dit Jamel Ouled El HOU.
Les sans-boulot et les futurs sans-boulot
A Jerissa, deux catégories: les sans-boulot et les futurs sans-boulot. Leur monde est un sablier. Ils sont des grains de sable déjà tombés au fond, ou bien ils vont tomber au fond.
Sans emploi, sans salaire, sans famille...Jerissa n’a plus besoin de vous.
Abattus, les exclus? Apathiques les déchus? Moroses les fauchés? Et indifférents. Et coupables. Et ringards. Et trop vieux. Et trop jeunes. Tous de trop.
Mine morte, centrale vidée, hommes virés, épuisés de bouffer à la table qui recule. Bar vide, mineurs sans emploi. Tu ne gagneras plus ton pain à la sueur de ton front.
Métlaoui, Redeyef, ça pète dans le bassin minier de Gafsa et tant que ça pète, il y a de l’espoir. Mais après, Jerissa plus loin, là où ça ne pète plus, là où la rage ne va même plus.
Un dimanche, à Jerissa. Un dimanche en plein novembre africain. Dîner en famille avec ceux qui font avec, ou plutôt qui font sans.
Encore une fois, histoire de bien vérifier que tout est vu, que tout est vain, qu’il n’y a aucune solution, que tout est à jamais impossible, qu’apathie, renoncement, reniement, vieillissement ont définitivement triomphé et que demain est une farce.
Après, il faudra rentrer chacun dans la désolation des identiques petites maisons à se flinguer un après midi d’un vendredi de prière. Au bout le tunnel...Jerissa, c’est pas la peine.
Il y a la détresse qui se voit, qui se gueule, qu se flingue, qui se cogne, qui fout la merde. Et il y a le désarroi qui ne se voit pas, le ghetto intérieur. Quand on retourne la violence contre soi, contre les siens.
Comment on s’en sort? Détruit à l’intérieur, détruit à l’extérieur, qu’est ce qu’on fait avec les débris, Qui, quoi pour les recoller?
Un vieil épervier qui se prend pour un phénix
Jerissa est entièrement décati et ses gens le savent mieux que vous, mais ils se la racontent, la grandeur perdue, comme si le fer n’est pas encore épuisé.
La vérité, c’est que Jerissa est un vieil épervier qui se prend pour un phénix. Un vieux joueur fauché qui fait encore semblant de croire qu’il va se refaire dès que le casino va rouvrir alors que le casino est depuis longtemps déserté.
Alors que tout le monde est parti, Jerissa, en haillons, attend sa carrosse. La roue de la loterie ne tourne plus. Jerissa veut jouer encore, encore tenter sa chance en se racontant des nuits qui seraient les plus beaux jours de la vie pour mourir. Le dégoutage au cœur.
Des maisonnettes en tuiles rouges toujours le soir, à l’intérieur de Jerissa. C’est après un oued à sec, c’est après le souk, c’est après des arbres centenaires et une route serpentante. Sicilia, Jerissa. C’est comme dans Paris Texas, le film.
C’est après quelques jeunots habillés beaux qui draguent des poulettes sur un mur. C’est après des matrones en robes fleuries avec des sacs à main en plastiques. Elles parlent à la sortie d’un hammam gris. Gris de quoi? Du chômage? 100% dans la mine de fer?
«C’est dur. Auparavant, on se débrouillait et il y avait du travail, on faisait semblant de travailler, ils faisaient semblant de nous payer.»
Mais sans doute qu’elles ne parlent pas de tout ça, les bonnes femmes de Jerissa. Elles parlent de leurs bonhommes, ces chômeurs qui carburent à la bière, elles parlent des nouveaux saigneurs, Ghannouchi, Salafi, nahdhaoui, elles parlent de l’argent qui manque… Elles sont là, devant des figues de barbaries dont elles font d’épouvantables confitures.
Un chien aboie mais aucun camion 22 tonnes ne passe.
Naceur, la soixantaine, père d’Abdallah dit «Yeux bleus». Il était mineur. On prend place dans une pièce exigüe au vieux parquet lavé.
Aussitôt, venue de partout, les voisins nous entourent, petits, grands, bébés, yeux noirs. On se scrute à l’improviste, sous l’ampoule qui pend au plafond noirci.
Un buffet déglingué, un fourneau qui date, une télé qui ne marche pas, pas de radio, mais des histoires, des histoires, des histoires à soi. Que faire sans travail? Sans salaire? Se mourrir…
Une région sinistrée
Petits verres plus chics pour les hôtes. Si je ne bois pas, personne ne boit. Et on voit bien que tout le monde n’attend que ça. Alors on boit. A quoi? Solennellement, avec des larmes en travers de la gorge, on boit en l’honneur de la mine qui faisait vivre son monde jadis.
Eh oui, le vieux Naceur ne s’en cache pas, c’était le bon temps. Méchoui, vin et belles fringues. Les Jerissiens doivent tout à la Mine. Maisons, santé, scolarité des enfants, loisirs, cinéma, pétanque et vacances payées.
Encore un thé. Ou deux. Naceur est allé chercher du pain fait maison, il veut le partager avec moi.
C’est sa femme qui parle. Khalti Jaghmouma. Elle nous aurait bien chanté Zaaara Mazgoulet Ennab, mais elle est triste. Son fils hrag (a brûlé) pour Lampedusa. Elle ne sait pas s’il est arrivé à bon port? Le vieux Naceur , tout fier, tout ému comme si c’était hier, nous apporte ses fiches de payes. Ouvrier modèle médaillé, récompensé pour son travail fait avec ses mains.
Naceur pleure. Les voisins en silence le regardent. C’est le moment de partir. Naceur, ouvrier modèle, nous fait signe, adieu. Je chanterai bien: Adèle, Adèle, Adèle/ Adèle ma bien aimée.
Les Jérissiens ne sont pas les seuls à subir les affres du déclin de l’industrie minière tunisienne. A moins de vingt kilomètres, à kalaat al-khasba, la fermeture de la mine a déjà eu lieu, il y a vingt ans.
Depuis, deux cent quatre-vingt-dix familles sont parties, soit vers la ville, soit pour l’étranger. Le chômage frappe durement. Les signes d’essoufflement y sont plus visibles qu’à Jerissa; tout ce qui fonctionne à l’heure actuelle dans ce village, ce sont les cafés et les bars.
«Même ce qui caractérisait notre localité, affirme un administrateur, le souk hebdomadaire, jadis réputé, a perdu de son intérêt.»
Des projets sont en cours d’étude, notamment pour l’utilisation des galeries de la mine pour la culture des champions, mais rien de définitif n’a été retenu. Il n’ya que des promesses.
Quant aux tentatives de retour à la terre des anciens mineurs (ou des jeunes chômeurs), elles se terminent par l’exode rural, à Kalaat al-khasba comme à Jerissa. Pourtant, historiquement, la région a toujours eu une vocation agricole. Elle était même surnommée le grenier de Rome à l’époque romaine.
On y cultive encore le blé, l’orge, l’avoine, entre Le Kef, chef-lieu de la région à l’est, et la frontière algérienne à l’ouest. Mais avec toutes les misères du monde, à commencer par la sécheresse.
Dans la sous préfecture de Tajerouine, entre Le Kef et Jerissa, il n’est tombé que 5 millimètres de pluie en octobre dernier, contre 75 à la même époque l’année précédente. D’où un retard dans la levée des semis dans ce «Far West» tunisien où la terre agonise sous le soleil rouge de novembre.
Difficile de vivre de la terre
Dans ces conditions, il est difficile, sinon impossible, d’intéresser les gens, les jeunes surtout, à l’agriculture.
«Les fermiers de moins de quarante ans ne représentent que 4% de l’ensemble des agriculteurs de la régions», déplore un responsable du Centre régional de développement agricole (CRDA) de Tajerouine.
«Les jeunes qui ne sont plus embauchés par les mines depuis longtemps, et qui n’ont pas réussi à travailler à la cimenterie de la région ou dans les autres usines, préfèrent devenir policier, secrétaires ou revendeurs», souligne-t-il.
De plus, comme le travail de la terre se révèle une activité difficile, financièrement et physiquement, et comme les jeunes du nord-ouest tunisien n’y ont jamais été initiés, il est compréhensible qu’ils s’y refusent.
Leurs aïeux étaient agriculteurs, mais la tradition a été progressivement délaissé par leurs pères, leurs oncles et même leurs grand-père, attirés par la stabilité salariale des mines, alors source de prospérité.
Qui plus est, le morcellement à outrance des terres, du fait des héritages familiaux et de leur abandon prolongé, n’offre guère d’intérêt pour ces jeunes qui n’ont, jusqu’à maintenant, connu que le chômage.
Des essais ont pourtant été tentés dans la région pour relancer l’agriculture, mais sans grand résultat.
«Vers 1980, l’Etat a donné des pommiers aux gens, explique le coordinateur de CRDA de Tajerouine. On voulait développer la culture des pommes, mais un problème persistait : l’absence de frigo. À la récolte, un kilo de pommes vaut deux cents millimes. Avec un entrepôt frigorifié, il est possible de vendre ce même kilo sept ou huit fois plus cher si l’on attend quelques mois. Nos agriculteurs auraient pu faire de l’argent, mais, sans frigo, ce n’est pas la peine.»
Seuls espoirs dans cette région où le cactus est roi et où, sans irrigation, la végétation ne pousse que de peine et de misère: les rares, très rares audacieux qui ont décidé de reprendre la terre paternelle ou ceux qui ont eu assez de gages pour obtenir du crédit. Mais l’espoir reste fragile.
A Jerissa, au pied de la cimenterie qui abîme ses récoltes, Lotfi, à peine trente ans, pourtant fils d’agriculteur prospère, prévoit le pire si rien n’est fait.
«J’ai deux bacs, je suis scolarisé, donc si je suis revenu, c’est par choix. Mais, avec cette poussière qui vient de la cimenterie que les autorités disent inoffensive, avec cette sécheresse, avec l’impossibilité d’obtenir des crédits agricoles, je ne tiendrai peut-être plus longtemps. En ce moment, je dois faire de la mécanique pour soutenir la ferme sinon c’est la catastrophe.»
Il restera alors peu d’alternatives pour Lotfi: trouver un travail en ville à Tunis ou rejoindre ses frère jerissiens dans la rue Charles-de-Gaulle ou la rue de l’Espagne, à la recherche d’un meilleur filon. Ou rejoindre les harragas via Lampadusa. Autant en emporte le vent.
Taoufik Ben Brik
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