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Tunisie: Voyage au bout de la misère prospère
L'écrivain Taoufik Ben Brik regrette que l'Etat tunisien ait tant délaissé ses compatriotes.
Mise à jour du 28 novembre 2012: Près de 200 personnes ont été blessées au deuxième jour de violences entre manifestants et forces de l'ordre tunisiennes à Siliana, ville déshéritée située à 127 km au sud-ouest de Tunis.
Des milliers de manifestants s'étaient rassemblés tôt devant la préfecture de Siliana. Ils réclamaient notamment le départ du gouverneur, la libération de personnes détenues depuis avril 2011 et des aides économiques et sociales pour leur ville.
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New York est une banlieue de Tunis. Tout autour: des autoroutes pour Boeing, des avenues new-yorkaises, night clubs, cabarets et strip-tease, grandes surfaces pour Bokboks (beaufs), des banques dans toutes les langues, des boutiques Bvlgari et Malboro. Rolex et Ray Ban.
Vous êtes sur la côte Est la plus américaine du monde: Carthage, Hammamet, Sousse et autres Jerba.
Ici, les hommes et les femmes sont tous et toutes des Humphrey Bogard et des Ingrid Bergman.
Mais les riches sont-ils des hommes? Leurs enfants sont blancs et blonds «aux yeux les plus bleus», disait Tony Morrisson. Leurs limousines sont blanches, leurs villas sont blanches, leur argent est blanc.
Ces Carthage, ces New York ont été vendus aux Phéniciens, il y a trois mille ans. Tanger avant Tanger. Ces cités interdites, ces zones vertes pour colonisateurs et collaborateurs à l’irakienne, ces Tel-Aviv, ces Pretoria sont gardées par des check point tous les dix centimètres.
Toutes les portes des étoiles sont murées et codées, interdites aux sans argent fixe. Une ségrégation de fait, un apartheid fraternel. Pourquoi voyager dans ces villes hostiles? J’y loge. Merde!
«J’étale ma misère, mais je reste digne»
Plazza Corniche, hôtel 4 étoiles de luxe, à La Marsa, banlieue nord de Tunis, côté Carthage. Un aquarium qui jouxte la mer, melting pot. Tunisiens, Libyens, Algériens, Grecs, Français et des Italiens riches, très riches et fils de riches s’agglutinent autour d’un poisson aux gros sels à 100 euros les 100 gr, pour être ensemble, seuls loin, de Tala, le ventre vide, sous la guigne. Ici, le vin, l’argent et le sexe coulent à flot. Détournez le regard.
A la fin du Tunis by night, dans le soleil du dimanche qui rechigne à se lever, Lazrag qui conduit la benne freine pour laisser trois femmes multicolores. Des femmes tagaza (diseuses de bonne aventure) qui glanent dans les poubelles abondantes.
Hardes colorées, enfants sur la hanche, plus besoin d’aller plus loin pour dénicher la pauvreté. Les tagaza emmerdent le monde avec l’arrogance des putes orgueilleuses.
Les putes, c’est:
«Je t’ouvre mon cul, mais pas mon cœur.»
Les Tagaza d’El Brik, douar du centre ouest, c’est:
«J’étale ma misère, mais je reste digne.»
J’aime ces virtuoses du mot, ramasse-miette avides, comme la pie voleuse, d’une pièce de monnaie, d’une miche de pain, d’une aile de poulet. Pourquoi les Tagaza savent parler? Doucement, dans le noir, Zohra raconte:
«Les Tagaza, eux aussi avaient leur livre. C’est un oiseau qui l’a inventé. Un oiseau migrateur. Quand le sable est venu, il s’est mis à danser sur les dunes. Et la trace de ses pattes formait des signes, des mots, des phases. C’est notre histoire, notre livre, la poisse.»
Les chiens se battent comme les hommes
El Brik, trou du cul du pays, douar, aux alentours de Sbeïtla, non loin de Kasserine ou Tala. Ici, les costauds de la smala n'en veulent pas à Tunis, capitale repue, ou Kasserine, gouvernorat aux deux palais. El Brik accuse Tala, sous préfecture de la misère :
«Tala nous a oublié.»
El Brik, un non lieu, coincé par la nature ardue, hostile et austère. D'un côté la steppe alfatière, de l'autre la vieille forêt de Bouchbka.
Nous sommes aux frontières de la terre et des hommes. Ici, la terre revient à la pierre. Pas d'air. Pas de mer. Les hommes, le regard hagard, ne scrutent rien. Rien de Rien. Le Christ s'est arrêté à Eboli.
Un signe de vie dans ce paysage lunaire: les chiens se battent comme les hommes. Un chien «arbi», blanc-neige, prend en chasse deux autres clébards bâtards, les chasses hors de son territoire, à coups, de crocs et d'aboiements étouffés comme la toux d'un poitrinaire.
«Faites attention à un homme qui a faim. Redoublez l’attention quand il s’agit d’un homme qui a des enfants qui crèvent de faim...», prévient Chamoun, le poète du douar.
Assise par terre près de sa maison, M’barka Chikhaoui pétrit de la semoule pour le déjeuner tout en réfléchissant à un problème déchirant: de quoi a besoin en priorité sa fille de quatre ans, de nourriture ou d’une mère? M’barka, une femme discrète au doux visage encadré par une épaisse chevelure noire, explique que la famille ne peut se permettre les deux à la fois.
A la suite de la fermeture de la mine de phosphate de Kalaat khisba, un village du nord-ouest, non loin d’El Brik, son mari a perdu son emploi de conducteur d’engins.
Le ménage ne dispose plus que de maigres revenus provenant des petits boulots effectués par M. Chikhaoui dans les villages alentours. L’argent sert à acheter des médicaments et de la nourriture pour Sara, leur petite fille anémique.
Quand elle peut, M’barka met de côté un peu d’argent destiné à payer une opération de l’estomac. Pour le moment, elle a choisi de dépenser l’argent pour Sara. Elle-même est encore en vie depuis trente-deux ans et, raisonne-t-elle, à quoi bon préserver la vie d’une mère au prix d’un enfant ?
La Tunisie, un Etat du quart monde
Dans les foyers démunis des villages de l’intérieur, sous Bourguiba Zaba (surnom de Ben Ali) et/ou Zabala ((surnom de Ghannouchi), la vie signifie chômage, malnutrition et maladie.
«Chaque année, on dégarnit notre panier d’un produit. L’année dernière, on a supprimé le thé et le sucre. L’année d’avant, c’était la viande. Aujourd’hui, on n’a plus assez de pain», dit doucement M’barka.
Le chiffre de la honte: 25% des Tunisiens vivent sous le seuil de la pauvreté. Ce qui fait de la Tunisie, non pas un Etat du tiers monde, mais du quart monde.
«Mais la crise, en Tunisie, va bien au-delà des chiffres», affirme Fethi Chemkhi, économiste et fondateur du Rassemblement pour une alternative internationale de développement (RAID-ATTAC-TUNISIE), qui regrette «que le social ne soit plus inscrit dans une logique de croissance et de solidarité institutionnellement organisée, mais qu’il relève désormais de l’assistance et de la charité.»
Les grands perdants sont ceux qui se trouvent en marge de la société, ceux qui sont toujours plus démunis. Ce sont les deux millions et demi de personnes qui dépensent moins de cent dinars par an et auxquels l’Etat alloue une allocation annuelle de cent cinquante dinars.
Ce sont aussi les huit cent mille personnes qui ont une attestation d’indigence car elles ne bénéficient pas de protection sociale. Ils forment la grande masse des chefs de ménages ruraux, fellahs, ouvriers du bâtiment et des industries de transformation…
Un Etat qui se désengage
De nombreuses mères n’ont plus les moyens d’acheter du lait dont le prix a doublé en cinq ans. L’Etat a réduit ses dépenses, ce qui s’est traduit par la suppression des cantines scolaires ou des campagnes de santé publique.
«On avait des organisations sanitaires dans tous les villages, mais on a du tailler dans tout ça», rapporte Sami Souihli médecin de la santé communautaire à Menzel Bourguiba.
Les dispensaires ont vu leurs budgets péricliter. Ils n’ont plus de pénicilline, ni d’autres produits de première nécessité.
«Quand les malades viennent nous voir, proteste une infirmière, on n’a que de l’aspirine à leur donner.»
Près de cent vingt mille enfants abandonnent l’école chaque année, alors que celle-ci joue un rôle important dans le contrôle sanitaire en organisant des visites médicales, des campagnes de vaccinations et des consultations de spécialistes.
La maladie est étroitement liée la malnutrition. De nombreuses familles aux revenus faibles sont contraintes de payer des services auparavant gratuits ou subventionnés: transports, soin de santé, éducation…
Ces dépenses s’effectuent souvent au détriment des achats de nourriture, réduits en quantité ou en qualité.
La solidarité familiale, rempart contre la pauvreté
D’où provient cette malédiction? Nizar Amami, porte parole de la Ligue de la Gauche Ouvrière (LGO) explique:
«Bourguiba est mort. Derrière, il a laissé une Tunisie aplatie, un peuple qu’il comparait à une poussière d’individus. Il a instauré le parti unique, l’Etat policier, le culte de la personnalité. Il a entretenu le clientélisme, accentué le régionalisme. Sous son règne, le pays de l’intérieur était oublié, pendant que le Sahel, sa région d’origine, engrangeait argent, savoir et pouvoir. L’eau du Nord-Ouest a été détournée vers l’Est pour alimenter les immenses oliveraies du Sahel et les orangeraies du Cap-Bon.
Le hold-up du siècle. Pour les Sahéliens, des tracteurs, des camions, des millions de dinars, des autoroutes, des chemins de fer, des ports, des aéroports, des hôpitaux, des universités. Pour les gens de l’intérieur, un mouton, quelques lièvres, des chèvres, un puits, un instit’, une mosquée, un dispensaire, quelques semences de céréale, des plants d’amandiers, des figues de barbaries, du fromage hollandais après des inondations, des commissariats de police, des gardes-frontières et des pilules pour la contraception. A l’est la mer, à l’ouest la pierraille.»
A El Brik, M’barka prépare son dîner. Au menu, ce soir-là de l’assida, une bouillie à base de son.
«Autrefois, je donnais ça aux chiens, et même eux n’aimaient pas, raconte-t-elle. Je n’en mangeais jamais. Ma grand-mère m’a dit que cela se faisait quand les temps étaient durs.»
Lazhar Boughalami, son voisin, paysan de cinquante-cinq ans aux cheveux en bataille, traine son bourricot. Il est maigre, mais il ne craint pas de connaître un jour la famine. À l’écouter raconter comment il se débrouille pour survivre (contrebande avec l’Algérie), on comprend mieux ce qui a préservé les plus défavorisés des difficultés plus grandes encore.
Le choc est amorti par le travail des enfants et des femmes qui rapportent un salaire d’appoint, la contrebande, le marché parallèle et l’immigration… Une forte solidarité communautaire et familiale a préservé, par ailleurs, bien des Tunisiens du besoin. Lazhar le sait bien:
«Traditionnellement, si quelqu’un n’a pas de quoi manger, il peut emprunter aux voisins ou à ses parents.»
Taoufik Ben Brik
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