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Barbelés sur la rue Bouguiba à Tunis le 22 octobre 2012. Reuters/Anis Mili
Barbelés sur la rue Bouguiba à Tunis le 22 octobre 2012. Reuters/Anis Mili

Tunisie: c'est pas la merde, mais ça viendra

Las, fatigués, les Tunisiens assistent au déclin de leur pays. Triste constat d'une société en perte de repères par l'écrivain Taoufik Ben Brik.

Mise à jour le 28 novembre 2012: Près de 200 personnes ont été blessées au deuxième jour de violences entre manifestants et forces de l'ordre tunisiennes à Siliana, ville déshéritée située à 127 km au sud-ouest de Tunis.

Des milliers de manifestants s'étaient rassemblés tôt devant la préfecture de Siliana. Ils réclamaient notamment le départ du gouverneur, la libération de personnes détenues depuis avril 2011 et des aides économiques et sociales pour leur ville. 

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«Je n’ai pas choisi de naître un 23 octobre. Laissez-moi célébrer à ma guise, le jour de ma propre mort», lache Ouled Ahmed, poète du vin et de l’amour.

Que de prophéties pour ce 23 octobre, date butoir pour la remise des épreuves finales de la Constitution! Les pronostics sont serrés: célébration en fanfare, protestations houleuses ou vivre ce jour comme un jour parmi les jours…, le bouder,  le snober?

L’Assemblée constituante avait toute une année pour concocter ce pourquoi elle a été élue.

Le jour «J», elle cale et autoprolonge son mandat sans consulter le mandataire suprême: le peuple.

Dès lors, il y a remise en cause de cette légitimité usurpée (disons dans les meilleurs des cas bringuebalante) et l’impression sourde que le pouvoir est désormais en vacance. Va t-on vers la gabegie? Lendemain incertain, inquiétude et surchauffe.

Vivre le doute pour le raconter

L’armée prend les devants, lundi 22 octobre, et investit l’espace civil. Le pouvoir à bout portant… des baïonnettes.

Au palais de Bardo, barbelés et discours de circonstance des trois présidents Mustapha Ben Jaafar, Moncef Marzouki et Hamadi Jebali.

Tanks, garde nationale et monstres cagoulés sont de la fête. Fête dans un bunker. A l’air libre, la rue ne fête que dalle? Mini manifestation sur la place Mohamed Ali, la Mecque des syndicalistes, mini-contre-manifestation des phalanges nahdhaouis (partisans d'Ennhada) sur l’Avenue Habib Bourguiba vite dissipée.

Les gens sont obnubilés par les remous de la vie. Y a-t-il pire que la vie? J’en doute. Vivre  le doute pour le raconter.

Mardi 23 octobre 2012 fit ainsi son entrée à Tunis ville dans un vague crissement de pneus excités et l'amoncellement de nouvelles qui prédisaient que les années vingt allaient être une décennie de merde.

La ville roupille, les gens se démènent au pif et il n'y a personne pour s’immoler. On se demande chaque mois d'où va tomber l'argent pour le loyer et on est trop beurré pour aller travailler.

Alors, on fait la sieste pour oublier. On se la coule douce, pas de loyer, pas de fringues. On n'a qu'à barboter, chier, caqueter, picorer, farfouiller... et puis un jour le grand plouf...

C'est ce qui arrivera, disent les Tunisiens, lorsque «les gens décideront bientôt que la Tunisie doit faire partie de ce monde monstrueux et quand cela arrivera, tout sera terminé. Tout ce qui leur reste alors à faire est de tuer les autres, ceux qui pensent comme eux, et bon nombre de ceux qui opinent autrement, puisque c'est le stade final de la maladie. »

«Cinquante ans qu'on sème... la merde»

Tunis ville, un mardi gras 13 octobre 2012...  de la fatigue et de l'agitation. Debout sur les escaliers de la gare centrale, un groupe d'hommes maigres, poltrons et grêles pense:

«Si on pouvait manger chaque jour des gaufrettes.»

Dès qu'on commence à penser gaufrette, ça va mal. Un antenais coûte 700 dinars (344 euros), le prix d’une mobylette. Les gens ont un peu perdu la parole et le nord. Il y a dans l’air la peur, et dans la peur, la fureur. Les gens ont peur jusqu’à en devenir défigurés.

Tous les gentils petits fonctionnaires, leurs gentilles épouses et leurs marmailles gloutonnes, toutes les infirmières qui arpentent les couloirs des hôpitaux et soupirent après le temps infecte, tous les fellahs (paysans) qui ne gagnent pas tripette avec leurs olives, tous les instituteurs qui ne croient plus à leur table des matières. Et la peur grisée se transformera en furie. Inchallah.

Le chômage augmente, la pauvreté s'aggrave, les grèves se multiplient, les scandales s'accumulent, s'embrasent et l'autorité s'écroule...

Pour tout arranger, en passant en bagnole devant une palissade, j'ai vu un type qui ajoutait: «Cinquante ans qu'on sème... la merde», «Exister, c'est respirer l'angoisse», «Personne ne me prendra vivant pour me couper la zizinette».

Les gens ont faim. Chaque chantier a son agitateur. Le gouvernement nahdhaoui navigue à vue. Demain ou peut être dans une heure, la catastrophe va nous tomber dessus et nous serons noyés dans le sang. Tout le monde a peur. Moi aussi. La peur t'empêche de dormir la nuit. Rien ne colle, rien, sauf la peur. Il n'y a plus d'indicateur de chemins de fer. Vous imaginez un pays sans indicateurs.

Las et fatigués les Tunisiens

Tu es triste sans savoir pourquoi tu es triste. Si on peut payer le loyer, on n'aura pas d'argent pour manger. Si on mange à notre faim, on ne pourra pas payer le loyer. Les gens croient qu'on va les tuer, que leurs enfants vont être tués.

Les femmes croient qu'elles vont être violées, torturées. Pas de risque. Mes gens sont pacifiques. Ce ne sont pas eux qui deviennent fous. Ils sont bons et ronds comme des pastèques. Regarde tous ces gens. Ils n'ont pas la force de rouspéter. Ils sont humiliés. Ils ont trop peur. Ils ont été trop piétinés. Ils sont las, hésitants.

Mannoubi, ami de longue date, me confie ses quatre cents coups: 

«Avec ce que je gagne, je ne peux pas m’acheter du filet. De toute façon, aussi dur que soit le steak que je ramène, je peux toujours tromper la fourchette dans le jus. Le problème, le premier du mois tombe tous les mois aussi. Et les pillards qui vous envoient les factures, jamais ils n’oublient de vous les envoyer, celles du téléphone, celles des choses à crédit, les traites, le gaz, l’électricité, le gaz, l’eau, l’assurance, le loyer.

Et jamais ils oublient que vous avez des choses que vous achetez à crédit chez eux. Si jamais, vous ne les payez pas, ils viennent vous faire un procès. J’ai les doigts pris dans l’engrenage depuis que je me suis marié, mais j’ai également les fesses drôlement pincées. En plus, les prix flambent par les temps qui courent. Une première fois on m’a coupé mon fric sur ma paye. Puis une deuxième fois, quelques temps après. Alors, ça les a pris de me couper tout entier, le fric.

Et le job avec, bien sur. Ma bonne femme a été obligée d’aller se placer comme aide ménagère chez les Sfaxiens qui en avaient, des sous, eux! Mais est ce que vous devinez que ma femme n’a jamais voulu rapporter à la maison le plus petit morceau pour me donner à manger! Elle voulait même pas ouvrir une boite de conserve quand elle rentrait. Tu sais très bien ce qu’il y a, elle me menace:

“Depuis que je suis avec toi, je n’ai pas été traitée mieux qu’une chienne. Qu’est ce qui paye les meubles? Moi! Qu’est ce qui paye le loyer? Moi! Et la petite assurance maladie, hein? Encore moi! A part ça que si tu claques, je ne toucherais que dalle, pour tout capital-décès. Tu n’as plus de boulot. En fait et pour te dire la vérité il faut que tu te prennes par la main pour bosser, ou bien que tu prennes la porte!”

Elle oublie que si je suis sur la déche, c’est à cause d’elle. Pour son anniversaire : une montre-bracelet pour six cents cinquante neuf dinars ; plus le loyer de la robe du mariage à 800 dinars, le loyer de la salle a 3000 dinars, plus en vrac, les baklawas, les salés, les Mercedes, eh ben, je suis prés d’arriver  à m’en sortir…»

«Frappez-moi fort, faites-moi mal!»

Qu'est ce qui ne va pas? Un tas de choses, c'est sûr. Que fait-on quand on est pris dans un cauchemar? Eh ben, je fais mon travail. J'essaie de créer des poches d'ordre et de sang froid au milieu de la gabegie. J'étais au bord de la gerbe. Je suis peut être un parasite. Un être répugnant. Je suis malade.

J'ai envie de me présenter à un gros lard, un policier bête et de lui dire: soyez aimable, frappez-moi, peut-être même, s'il le faut, tuez-moi. Mais punissez-moi une bonne fois pour que je sois délivré de mon angoisse, frappez-moi fort, faites-moi mal, cela ne me fera de toute façon jamais aussi mal que le mal avec lequel je suis obligé de vivre jour après jour.

Je ne cherche pas le bonheur, je cherche le repos. Je suis le visage exact de l'humaine condition. Cent et une heures de la vie d'un homme au bout du rouleau hanté par tous ces gens qui lui en veulent et qui, sous le poids du cauchemar, va disjoncter.

Le soir, au cœur de la ville, lorsque le jour de l’auto prolongation s’est tu, les rues pleines d’ordures et d’ombres proposent de la bière et des prostitués. Le ciel s’étend comme un  drap sale, les façades sont tachées par le smog des bus et les mendiants tremblent de faim sous un lampadaire de pacotille.

Chez Fritchou, un bar clandestin, les bavardages vont bon train. On sert de la Celtia (biere locale), du mornag (vin) et de la boukha (eau de vie de figues)…Sur l’avenue Bourguiba, les gargotes attirent ceux qui fuient femmes et enfants, avec leur jus de carottes et leur sandwich à l’harissa.

La nuit du 23 octobre est tombée sans une étoile dans le ciel. Le vent décoiffe les cheveux et gifle la peau avec cruauté. Le rugissement des bus s’est arrêté. Les vendeurs à la sauvette se sont retirés avec leur fourbi pour regagner leur pénates à El Kabaria, ou Melassine, quartiers poudrières.

C’est l’heure où les zabrata (fêtards) se donnent rendez-vous près de la place du théâtre municipal, au bar-restaurant TontonVille. Des hommes engoncés dans des complets usés et sombres se déplacent avec prudence sur le trottoir de la rue Ibn Khaldoun ( à Tunis). Ils avancent le dos voûté, se cachant le visage dans leur barbe pouilleuse. Lorsqu’ils atteignent la porte du TontonVille, ils entrent furtivement.

Noyer sa peine dans l'alcool

Il est tard. A l’intérieur du bar, des prostituées fond du tapage en défilant sur un podium imaginaire. Aucun des clients ne se décide à mettre la main au portefeuille et elles finissent par s’en aller, l’air maladif et le regard cruel et triste.

Sur la table du milieu, il y a un soupçon de vie. Quatre hommes remplissent un promosport. «Deux tournées, Ange!» Les traits empreints de lassitude, ils fument et boivent du mauvais alcool.

«Je n’ai personne qui crie, je viens ici et je picole », dit un type au visage tailladé de coups de couteau, une vraie carte géographique.

«Pour parler, ça on parle! De tout et de n’importe quoi. La Constitution? Je m’en tape complètement», lance un compère dans un ricanement sinistre.

Un pédéraste salue avec affection: «bayeuu». Il s’assied à l’une des tables, près des toilettes et demande qu’on lui offre un verre.

«Ici, on voit toujours les mêmes gueules», dit un chômeur, micheton, originaire du Kef et parieur de tiercé.

Plus tard, l’avenue Bourguiba ondule doucement sous les ombres qui la parcourent. Sur la place Barcelone, on entend encore le bruit des bus qui viennent du Sud.

Un homme maigre à capuche accueille les clients de Rzouga, un bar clandestin et déglingué, où on joue au noufi, la baccara locale. Une grosse dame avec des «tips» dorés dans les cheveux distribue les cartes. Il y a sept tables réservées aux joueurs qui, tout en tentant leur chance, murmurent avec animation, boivent un vin dégueulasse et tripotent les cuisses de leurs gonzesses : leur «p’tits lots».

En face du commissariat, le septième, on écoute une musique de taulard:

«Ou goulou l'ommi ma tibkich ya el minfi» (Dîtes à ma mère de ne pas pleurer, toi l'éxilé! ndlr)

Au cinquième étage d’un immeuble, ni laid, ni beau, une ampoule jaune devient le phare qui guide l’ivresse des noctambules solitaires. Un maquereau à la voix bienveillante et aimable apprend à des vampires qu’il existe un endroit pour boire du sang et converser à ces heures tardives:

«Allez au Taouss».

Il souffle ici, à cet endroit, quelque chose qui ressemble au souffre, où les âmes s’enflamment. C’est la vingt cinquième heure du jour J.

Au Bardo, Sur le trottoir qui jouxte le palais du Conseil, un chien galeux mord des sacs poubelles. Adossés au mur, trois ivrognes se partagent une bouteille de Sidi Saïd. On rie aux larmes.

Taoufik Ben Brik

 

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Journaliste et écrivain tunisien, il a publié de nombreux ouvrages, notamment Le rire de la Baleine.

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