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Des prisonniers Mau Mau dans la réserve de Kikuyu, octobre 1952. © AFP
Des prisonniers Mau Mau dans la réserve de Kikuyu, octobre 1952. © AFP

Révolte des Mau Mau: les Anglais ont-ils organisé la torture au Kenya?

Une décision de la Haute Cour de Londres autorise trois Kényans à poursuivre le gouvernement britannique pour des actes de torture qui auraient été commis à leur encontre lors de la révolte des Mau Mau. Une victoire juridique qui inquiète la Grande-Bretagne.

L'annonce de la Haute Cour de Londres d'autoriser trois Kényans —ils étaient initialement quatre mais l'un est décédé l'an passé— à poursuivre les autorités britanniques pour torture sous l'époque coloniale lors de la révolte des Mau Mau (1952-1960), a déclenché des scènes de liesses à Nairobi, la capitale du Kenya, le 5 octobre.

Parmi les dizaines de vétérans Mau Mau qui ont patienté de longues heures dans l'attente du verdict, Wambugu Wa Nyingi, l'un des trois plaignants, était évidemment fou de joie à l'annonce de la nouvelle:

«Je suis heureux, très heureux aujourd'hui. Je voulais que la vérité éclate. Même les enfants de mes enfants devraient savoir ce qui s'est passé.»

Une «vérité» qui a été révélée plus de 50 ans après les faits.

Grâce à la découverte de 1.500 fichiers relatifs aux exactions perpétrées par les troupes coloniales lors de la contre-insurrection contre les Mau Mau et conservés en secret par le gouvernement britannique depuis l'indépendance du Kenya, en 1963.

La localisation des documents «perdus»

Les avocats de la Kenya Human Rights Commission (KHRC), qui défendent les plaignants kényans, ont longtemps cherché des preuves pour rendre irréfutable le récit des actes de torture subis par les survivants et démontrer qu'il ne s'agissait pas d'actes de torture isolés, mais bien d'un système organisé à grande échelle avec la complicité des autorités britanniques.

Depuis de longues années, les historiens spécialistes de l'époque coloniale suspectaient que des documents des anciennes colonies étaient retournés en secret à Londres lors du démembrement de l'empire.

De la sorte, les Archives nationales du Kenya ne comptaient quasiment aucun fichier concernant les camps de détention, où les prisonniers Mau Mau et leurs sympathisants étaient enfermés.

Lors de la préparation du procès de leurs clients, les avocats de la Leight Day, une firme anglaise qui représente la KHRC, ont ainsi exigé à plusieurs reprises de pouvoir consulter les archives du Royaume-Uni de l'époque des Mau Mau.

Après plusieurs refus et deux ans de procédure, les autorités britanniques, sous la pression de la Haute Cour de Londres et des autorités kényanes, ouvrirent enfin leurs archives d'Hanslope Park à l'accusation en avril 2011. Près de 1.500 fichiers «disparus» furent alors retrouvés.

«La torture était généralisée»

Contacté par SlateAfrique, David M. Anderson, un professeur de politique africaine à l'université d'Oxford qui a dirigé l'équipe d'historiens chargée dans le cadre du procès d'analyser les documents mis à jour, lève le voile sur les preuves accumulées contre le gouvernement anglais.  

«A la lecture des documents d'archives, il est incontestable que la pratique de la torture était généralisée dans les camps de détentions administrés par l'armée britannique. Des gens furent castrés, violentés, voire même tués. Surtout, il est prouvé à travers l'échange de plusieurs télégrammes que le gouvernement britannique de l'époque était au courant de ces pratiques, sans les condamner.»

Un télégramme édifiant envoyé par Evelyn Baring, gouverneur du Kenya de 1952 à 1959, au ministère des Colonies le 17 janvier 1955 dénonce ainsi de «brutales accusations» contre huit officiers britanniques coupables du meurtre de détenus, notamment par brûlures, lors d'interrogatoires musclés. Ils ne seront jamais inquiétés.

Parmi de nombreux autres exemples de violences, «nous en avons recensé plus de 500 lors de notre étude des archives», précise David M. Anderson, le cas du camp de détention Mwea est bouleversant. 

Des documents révèlent que les prisonniers, dont Wambugu wa Nyingi l'un des plaignants, étaient quotidiennement battus et torturés —privations de nourriture et de sommeil étaient la norme.

Le gouverneur Baring, souvent consulté pour les décisions prises à Mwea, en était pleinement conscient au point de demander des statistiques sur les hommes battus.

Lors d'une visite dans ce village kényan, Askwith le secrétaire du Développement communautaire fut horrifié par les actes de tortures infligés aux prisonniers. Il laissa cette note:

«L'un des détenus qui refusait d'avouer quelque crimes fut trainé en dehors de sa cellule, puis rouer de violents coups de poing dans la tête et l'estomac. Inconscient, il fut ensuite ramené dans son cachot.»

Quelles conséquences après cette victoire juridique?

«Les trois plaignants n'obtiendront pas des dédommagements très important», pense David M. Anderson.

Surtout, «il n'y a plus que quelques centaines de survivants kényans de l'insurrection Mau Mau qui peuvent à leur tour porter plainte», précise l'historien.

Si des organisations des droits de l'homme estiment quant à elles à plus de 5.000 le nombre de vétérans Mau Mau encore en vie, la principale inquiétude des autorités britanniques n'est pas là.

Les recherches menées par les historiens dans les archives d'Hanslope Park ont révélé que près de 8.800 documents d'archives issus de 37 anciennes colonies, dont Chypre, l'Ouganda, le Nigéria ou la Rhodésie (l'actuel Zimbabwe) étaient illégalement en possession du gouvernement.

Dans une interview au Times, le ministre des Affaires étrangères, William Hague, a déclaré vouloir rendre ces documents public «aussi vite que possible».

Dans les mois et les années à venir, le Royaume-Uni devrait donc être confronté à de nombreuses poursuites judiciaires.

Des vétérans de l'insurrection d'Eoka menée à Chypre dans les années 1950, un pays où les troupes britanniques sont accusées d'avoir pratiqué à grande échelle la torture, ont déjà rencontré les avocats de la Kenya Human Rights Commission.

Des survivants d'autres ex-colonies africaines de l'empire de Sa Majesté se lèveront-ils pour assigner le gouvernement britannique devant la justice? «Difficile de le prédire», selon David M. Anderson.

«Nous ne savons pas encore exactement ce que contiennent les archives d'Hanslope Park, ni combien de vétérans des guerres d'indépendances sont toujours en vie.» 

Camille Belsoeur

 

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