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Ces caïmans qui sèment la terreur en Côte d'Ivoire
Depuis qu'ils ont dévoré leur maître, au mois d'août, les caïmans de Yamoussoukro, en Côte d'Ivoire sont l'objet d'une véritable affaire d'Etat teintée de mysticisme: faut-il les tuer ou non?
Et de trois. En l’espace d’un mois, les caïmans qui avaient été installés par Félix Houphouët-Boigny (premier président ivoirien, de 1960 à 1993) dans les lacs de la résidence présidentielle de Yamoussoukro ont dévoré trois hommes.
D’où la volonté du gouverneur de la capitale ivoirienne de mettre fin à l’impunité des sauriens. Mais surtout, l’annonce de l’ouverture d’une chasse à ces animaux qui se reproduisent comme des lapins et commencent à créer une psychose dans la population:
«On va en abattre une partie.»
Mais, tous les gardiens du temple houphouëtiste ne l’entendent pas de cette oreille.
Pour eux, ces animaux sont sacrés et il n’est pas question d’y toucher sans risquer de s’attirer de grandes malédictions.
Un rappel des faits d’abord. Le 20 août 2012, Dicko Toké, né vers les années trente, se livre, comme il en a l’habitude, à quelques exhibitions devant des touristes.
Depuis la mort d’Houphouët, il est la nounou, le papa des caïmans, comme on le surnomme affectueusement à Yamoussoukro. Il les nourrit quotidiennement avec de la viande de bœuf ou des poulets vivants.
Trois touristes lui demandent d’aller attraper la queue d’un des pensionnaires du lac qui se prélassent au bord de l’eau. Trois mille francs CFA (moins de 5 euros) par queue, promettent-ils.
Une queue, puis deux. Le vieux gardien qui sort de la prière musulmane, veut en saisir une troisième. Mais un reptile attrape son boubou. Avec sa machette, il tente de se dégager mais rate la bestiole et frappe le sol, ce qui a pour effet de rameuter les autres. Il est entraîné dans l’eau et mis en pièces.
L’affaire provoque une émotion d’autant plus grande que, la veille, 19 août, une statue de la Vierge, a-t-on entendu dire, s’est mise à verser des larmes de sang à Moossou, le village natal de Simone Gbagbo (toujours emprisonnée dans le nord du pays), et celui d’adoption de Guillaume Soro, l'actuel président de l'Assemblée nationale.
Des caïmans mangeurs d’hommes, une vierge en larmes, tout irait donc de travers dans le pays.
Quelques semaines plus tard, un individu enjambe la grille de protection du lac aux caïmans, et se jette à l’eau.
Un instant effrayés, les sauriens ne font qu’une bouchée de la proie offerte.
«C’était un déréglé, un aliéné mental», affirme la police locale qui conclut au suicide.
Et, troisième et dernière victime, un homme qui lui aussi a sauté la clôture pour récupérer son portable tombé en bordure du lac. Il est dévoré et englouti à son tour.
Des voix s’élèvent pour réclamer «l’arrestation des coupables».
«Un humain irait en prison pour avoir tué son prochain, s’indigne un journaliste local. Tandis que les crocodiles de Yamoussoukro vaquent à leurs occupations après avoir dévoré trois personnes. Quelle injustice?»
Sommé ainsi d’intervenir, le gouverneur de la ville vient de s’exécuter.
«Tout ce qui est arrivé, ce sont des accidents, affirme Augustin Thiam Abdoulaye Houphouët. Nous avons pris des mesures: on a mis des panneaux pour interdire l’accès aux sites, on a fermé carrément la visite aux touristes, on a réquisitionné des éléments de la Garde républicaine pour empêcher les gens de se promener aux abords des lacs.»
Et, ajoute-t-il de guerre lasse, «nous sommes arrivés à un stade où il faut envisager d’en abattre».
Des accidents? A voir, répliquent des féticheurs locaux.
Le mysticisme n'est jamais loin
Selon une rumeur qui avait parcouru la Côte d’Ivoire après la présidentielle de 2010, un sorcier local avait demandé aux caïmans sacrés d’Houphouët-Boigny de reconnaître, eux aussi, la victoire du candidat élu. En leur proposant un poulet. S’ils l’avaient dévoré, ils auraient ainsi donné leur investiture au nouveau président. Mais, ils ont refusé.
Tonton Etienno (l'un des pionners de la musique traditionnelle en Côte d'Ivoire), chansonnier mais aussi guérisseur à ses heures, n’est pas surpris par l’agressivité des crocodiles.
Ce vieil habitant de Yamoussoukro, qui croit au pouvoir des fétiches tout en fréquentant l’église catholique, affirme même l’avoir prévu. Mais on ne l’a pas écouté.
«Si on te donne 6.000 F. CFA (un peu moins de 10 euros) pour payer la nourriture des caïmans et que tu fais une dépense de 3.000 FCFA, pour empocher le reste, il va sans dire qu’un jour, tu seras victime du courroux de ceux que tu es censé surveiller. L’argent que les touristes blancs donnent, tu détournes. Un jour, ils vont te manger.»
Bref, le vieux Dicko Toké aurait été puni pour sa voracité. En Afrique, il existe toujours des raisons cachées à une mort, même si elle est la conséquence d’une maladie ou d’un accident.
Faux, répond le gouverneur de Yamoussoukro, les caïmans mangeaient à leur faim:
«Dix bœufs par mois alors qu’avant, on était à six», précise t-il.
Un budget géré directement par la présidence de la République. Sans compter les poulets vivants achetés par les touristes.
Visiblement très documenté sur le sujet, le gouverneur explique que cet animal peut jeûner pendant soixante-dix jours sans dommages.
Tuer les caïmans, une affaire d'Etat
La férocité actuelle des caïmans proviendrait donc d’une trop grande promiscuité. Il y aurait trop de sauriens dans le marigot de Yamoussoukro.
On sait les conséquences désastreuses que ce phénomène a provoqué dans le champ politique ivoirien où les héritiers d’Houphouët se battent pour le pouvoir depuis presque vingt ans.
D’où la volonté du gouverneur d’en éliminer quelques-uns (les caïmans… pas des héritiers). En s’entourant d’un maximum de précautions pour ne pas s’attirer la foudre des sorciers locaux.
Il affirme avoir entamé des démarches auprès de la famille Houphouët et des villageois pour avoir leur assentiment. Le président de la République aurait même été averti. Il rappelle qu’Houphouët avait lui-même massacré la totalité de ses caïmans, il y a quarante ans. Parce qu’ils avaient mangé une gamine qui lavait son linge.
Il est peu probable qu’il réussisse à convaincre les féticheurs et autres marabouts qui attribuent aux caïmans des pouvoirs mystiques, une croyance largement partagée par la population et les chefs d’Etat africains.
Ceux qui tireront les balles mortelles peuvent donc s’attendre à de sérieuses représailles en sorcellerie. Et ce fait divers qui met en scène des crocodiles mangeurs d’hommes dans une Côte d’Ivoire dévorée par les antagonismes politiques risque vite de se transformer en affaire d’Etat.
Si l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma était encore vivant, il se saisirait avec gourmandise de cette histoire pour en faire un roman, lui qui remplissait ses livres de magie africaine et de merveilleux.
Tout en montrant un certain scepticisme à l’égard du pouvoir des sorciers:
«Si les Africains détenaient vraiment des pouvoirs magiques, notre histoire serait moins tragique. Si les millions de personnes qu’on a fait partir aux Amériques avaient pu se transformer en oiseaux et s’échapper, tous se seraient envolés et auraient fui.»
Philippe Duval
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