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En Haïti, la crise n'est pas une fatalité
Pour l'économiste Arnousse Beaulière, la crise économique qui frappe Haïti a atteint un niveau record. Mais il reste encore des raisons d'espérer.
Personne ne peut l’ignorer tant au niveau national qu’ au niveau international, Haïti est un pays en situation de crise permanente. Une «crisite» aiguë, très profonde et complexe qui touche tous les secteurs de la société, et particulièrement le domaine politico-économique.
Malgré les quelques maigres progrès enregistrés au cours des dernières années par les gouvernements successifs et la communauté internationale (qui finance en grande partie les programmes de développement du pays depuis plusieurs décennies), cette crise se révèle plus que jamais endémique. Alors, comment expliquer une telle situation?
Le déclin des institutions étatiques
Le premier type de blocage du bon fonctionnement de l’économie haïtienne est d’ordre institutionnel ou tout simplement politique.
En effet, force est de constater que la situation politique d’Haïti, au cours des dernières décennies, n’a fait malheureusement qu’enfoncer davantage le pays dans l’abîme le plus total.
Aujourd’hui encore, les controverses stériles à n’en plus finir qui éclatent presque chaque jour dans un capharnaüm incroyable entre (voire au sein même) les trois pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, en sont une parfaite illustration.
Par conséquent, si solutions il y a, elles résident, entre autres, dans la possibilité de réformer dès maintenant les institutions haïtiennes, afin qu’elles puissent jouer leur plein rôle de régulateur du système économique.
Cette réforme doit conduire à l’instauration d’une stabilité démocratique (et donc institutionnelle), et non d’une stabilité politique au sens où on l’entend souvent dans certains pays en développement, c’est-à-dire une situation dont on dit qu’elle est «sous contrôle» —par un pouvoir qui veut régner sans partage— alors que les problèmes ne font qu’empirer en réalité.
A cet égard, si l’instauration d’une démocratie stable en Haïti ne peut être une condition suffisante à la bonne marche de l’économie, elle doit être considérée, en revanche, comme une condition nécessaire à sa survie. Ce besoin de démocratie est d’autant plus important qu’elle s’accorde parfaitement avec l’économie de marché.
Or, depuis longtemps, Haïti, comme de nombreux pays en développement, vit dans une économie de marché et doit donc adapter son système économique au phénomène de la mondialisation auquel il ne peut échapper. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’y arrive pas.
Le pays se trouve dans une position où il ne semble pas profiter des possibilités offertes par son ouverture sur le monde. Cela s’explique évidemment par une multitude de facteurs, dont la faiblesse de l’appareil administratif et le manque de légitimité de l’Etat. Ce qui entrave la mise en œuvre de certaines réformes nécessaires au redressement du pays.
L'éclatement du tissu productif et «informalisation» des transactions
Le deuxième blocage du système économique haïtien est inhérent au processus de production. Le tissu productif haïtien repose principalement sur l’agriculture, le secteur manufacturier et les services.
Or, dans l’ensemble de ces secteurs, comme le souligne Robert Cornevin dans son livre Haïti (Que sais-je, PUF), c’est «l’anarchie» qui prédomine. Cette anarchie se trouve encore renforcée par la norme de sauve-qui-peut général, conduisant les agents à contourner délibérément et systématiquement les règles du jeu économique!
Cette situation reflète l’extension de la pauvreté consécutivement au déclin du secteur agricole qui constitue la principale source de revenus pour la grande majorité de la population, paysans et intermédiaires commerciaux: les «madan sara» (modestes marchandes) qui alimentent le secteur informel.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Selon l’OMC, et l’Institut haïtien de statistique et d’informatique (IHSI) en 2009, de 38% à la fin des années 1980, la contribution du secteur primaire (principalement l'agriculture) au produit intérieur brut (PIB) réel est passée à environ 32% en 1994-1995, à 44,5% en 1999, pour retomber à près de 28% en 2001-2002, et 23% en 2009.
Parallèlement, on assiste à l’expansion d’un nouveau secteur, les services. En 2009, ce secteur a contribué à environ 60 % au PIB réel, loin donc devant l'agriculture. Il est, lui aussi, régi par la logique de survie entraînant une forte «informalisation» de son fonctionnement, à l’instar du secteur informel auquel il est lié. Il en découle son inefficacité, dans la mesure où il peine à satisfaire les besoins de plus en plus croissants de la population.
En effet, la meilleure performance du secteur des services ne parvient pas à compenser les dégâts causés par la crise agricole et celle de l’industrie aussi bien sur le plan économique que social.
D’autre part, dans sa composante industrielle, le tissu productif haïtien est très déficient. Il comprend essentiellement le secteur manufacturier. La contribution de ce secteur au PIB réel est passée de plus de 20% dans les années 1980 à un peu plus de 15% en 2009, selon l’Institut haïtien de statistique et d’informatique.
Cette baisse peut être une conséquence du coup d'Etat du 30 septembre 1991, de l’embargo qui s’en est suivi, de l'insécurité et de l'instabilité politique permanente mentionnée plus haut (voir le livre de Fred Doura Économie d’Haïti: dépendance, crises et développement, publié chez DAMI).
Certains progrès ont été enregistrés, malgré les dégâts relatifs causés par le séisme du 12 janvier 2012, mais ils restent encore insuffisants pour permettre un redressement du système.
Enfin, comme le fait remarquer Doura, «l’économie haïtienne n’est pas caractérisée par une intégration étroite de ces différents secteurs, ce qui, en fait, démontre sa désarticulation».
D’où l’expression d’économie «tèt anba» utilisée par Christophe Wargny (Haïti n’existe pas - 1804-2004: Deux cents ans de solitude, Editions Autrement).
L’extension de la précarité
En effet, le troisième blocage permettant d’expliquer le déclin de l’économie haïtienne réside sans doute dans le fait que cette économie ne crée pas suffisamment d’emplois pour booster la consommation et donc la croissance économique.
En effet, le niveau de vie de la population se dégrade à une vitesse vertigineuse —cette situation est à la base des manifestations successives menées depuis quelques jours à travers le pays (nord, sud-ouest, sud-est, ouest) contre la vie chère, et depuis peu pour réclamer ni plus ni moins le départ de l’actuel président Michel Martelly, jugé incapable par les manifestants de résoudre les problèmes du pays.
La pauvreté monétaire (en termes de revenus et de dépenses de consommation) concerne plus des deux tiers de la population, tandis que la pauvreté non monétaire —multidimensionnelle, qui englobe, entre autres, les aspects non monétaires comme la santé, l’éducation— touche un pan entier de la population.
Bien entendu, les zones rurales sont plus touchées que les zones urbaines, mais on a constaté au cours des dernières décennies un phénomène dit de «ruralisation urbaine» ou bidonvilisation accrue en Haïti.
Parallèlement, le chômage est à son paroxysme, soit globalement plus de 75% de la population, touchant toutes les catégories.
Dans de telles conditions, on voit mal comment l’économie haïtienne pourrait compter sur la demande de biens et services de consommation pour rebondir.
Pourtant, il suffirait que l’Etat commence à donner l’exemple en payant plus régulièrement ses salariés, ce qui permettrait à ces derniers de consommer, de subvenir aux besoins de leurs familles, et de soutenir, par voie de conséquence, l’économie.
Par ailleurs, le soutien par la demande passe aussi par une meilleure régulation, en particulier du marché des matières premières.
En Haïti, les consommateurs ne sont pas protégés par l’augmentation sauvage du prix d’un certain nombre de produits, ce qui les pénalise lourdement. Ensuite, le système fiscal haïtien est à réformer, afin d’instaurer une véritable organisation de la redistribution de la richesse issue de l’impôt.
Cela pourrait diminuer très fortement le manque à gagner que génère le système d’imposition actuel. Cette redistribution devrait profiter aux plus démunis, c’est-à-dire au plus grand nombre.
Une telle mesure serait de nature à améliorer la consommation et donc la croissance dans la mesure où les pauvres dépensent plus qu’ils n’épargnent. Sur ce point là, l’idée d’instaurer des politiques pro-pauvres qui viseraient à améliorer les conditions des plus défavorisés, paraît plutôt fondée.
Mais, encore une fois, l’état actuel du pays n’est pas propice à la réussite de telles politiques.
Arnousse Beaulière, docteur en économie franco-haïtien
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