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Le film d'Arcady n'a pas réconcilié les Algériens
«Ce que le jour doit à la nuit», le film d'Alexandre Arcady, tiré du chef-d'œuvre de Yasmina Khadra, a été projeté à Alger sur fond de rivalités entre des ministres et de rumeurs sur la mort du président Bouteflika. Récit cinématographique.
Les projecteurs s'allument. 17 heures, un vendredi mort à Alger, la rue Asselah Hocine s'anime inhabituellement, il se passe quelque chose.
Devant la salle El Mouggar, voitures officielles et personnel de sécurité s'affairent à débarquer et encadrer du beau monde. C'est la projection, sur invitation, du dernier film d'Alexandre Arcady, enfant de la Casbah d'Alger (vieux centre historique de la capitale algérienne), adapté du roman Ce que le jour doit à la nuit de Yasmina Khadra, présent pour l'occasion.
Le ton est donné, à l'approche de la visite du président français François Hollande à Alger, ce film doit sceller la réconciliation entre les Histoires des deux rives, les peuples et leurs dirigeants.
Tous les apparatchiks de la culture sont là, se saluant, se détestant poliment ou s'échangeant les dernières nouvelles sur les mutations de personnel et les changements dans les ministères.
Les entrées sont filtrées et les premières incohérences apparaissent. Le film n'a pas eu, à temps, l'autorisation de tournage en Algérie de la part du ministère de la culture, et a été tourné en Tunisie. Ce qui n'a pas empêché Khalida Toumi, la ministre de la Culture, et tout son staff d'assister à sa projection à Alger.
Intérieur jour
Les personnels du ministère de la Culture, petits et grands, sont aussi là. «On est obligés de venir, ce sont les ordres», explique une dame qui aurait voulu être ailleurs.
Khalida Toumi est arrivée et a l'air heureuse d'apparaître pour la première fois en public depuis le changement de gouvernement, montrant à tout le monde qu'elle est bien là, elle que la rumeur donnait partante.
La petite salle du Mouggar est comble et s'impatiente, la ministre est dans le salon privé et prend tout son temps. La projection est prévue à 17 heures, mais elle ne débute que plus d'une heure plus tard, à l'entrée de la ministre.
Comme le veut la coutume cinématographique, un court-métrage, celui d'un Algérien, est annoncé comme devant précéder la projection du film d'Arcady. Mais un homme monte sur scène et annonce le contre-ordre, le court-métrage sera finalement diffusé après.
La culture officielle n'a pas le temps, même si chacun sait qu'il est très difficile de voir un court-métrage après un film de 2h30.
Panoramique
Trois ministres du gouvernement sont là aussi et les rapports entre eux sont froids. Chacun fait des politesses ailleurs et triture son téléphone portable.
Le film, mélodrame sur fond de violons et de violence, centré autour d'une belle histoire d'amour entre un Algérien francisé et une Française non algérianisée, et brassant une période comprise entre les années 30 et aujourd'hui, démarre très mal.
Dès le départ, comme moteur de l'histoire, c'est un Algérien qui brûle en pleine colonisation le champ d'un autre Algérien, poussant ce dernier à l'exil et à la misère.
La violence se fait entre Algériens et l'un des personnages principaux, un Français, colon à l'immense domaine, ne s'explique pas comment il a eu sa terre, tout comme Arcady ne l'explique pas non plus.
La première rumeur circule, Khalida Toumi n'aurait pas voulu assister à la projection et qu'elle y aurait été forcée par la présidence. Elle est d'ailleurs accompagnée de Yamina Benguigui, ministre de la Francophonie qui, non, ne sera pas reçue par le président Abdelaziz Bouteflika.
L'ambassade de France est aussi présente pour le film (production 100% française) ainsi qu'une foule de personnalités diverses, d'Algérie et d'ailleurs.
Contrairement aux personnages français, bien vivants et crédibles, les personnages algériens sont ratés, pendant tout le film ils crient ou pleurent, sont fourbes ou reçoivent des coups sans rien dire, vivant dans l'ombre du film.
Mais il est techniquement impeccable et le personnage de Younès, alias Jonas, Algérien dépossédé et adopté par une Française, passant sans transition des leçons rurales aux cours de piano, relève la réalisation, est très bien joué par le jeune acteur Fu'ad Aït Aattou.
Travelling
Au milieu du film, des messages crépitent dans les téléphones portables passés en mode vibreur.
La rumeur fait vite le tour de la salle, le président Bouteflika est mort. Des gens entrent et sortent de la salle, la ministre Khalida Toumi, impassible, s'inquiète discrètement, tout comme un ministre, nouvellement promu.
«Ce n'est pas de chance, ils viennent d'arriver au gouvernement», commente un spectateur ironique.
La mort? Dans le film d'Arcady, qui démarre avant la guerre d'indépendance, tout le monde attend le déclenchement de 1954.
Celui-ci n'est pas bien expliqué, mais la première violence armée est attribuée aux Algériens, un groupe de moudjahidines (combattants) qui égorgent un civil, juif, et brûlent sa maison.
Malaise dans la salle, que l'OAS (Organisation de l'armée secrète) accentue dans le film, organisant d'autres violences mais en représailles. La guerre est floue et met vaguement en scène des Algériens qui s'en prennent aux gentils civils français pendant que les exactions de l'armée coloniale, expropriations et dépossessions sont totalement absentes du film.
Le film se termine sur une mièvre réconciliation entre les protagonistes. Applaudissements nourris, remerciements, Yasmina Khadra qui avait avoué, en début de projection, avoir pleuré en voyant le film. Reste à savoir si c'était de joie ou de tristesse.
Extérieur nuit
C'est fini, la rue Asselah Hocine retombe dans le noir, pendant que les jeunes du quartier s'attardent sur les barreaux de la rampe d'en face pour contempler tout ce beau monde qu'ils n'ont pas le droit d'approcher.
La police gère la sortie et les lumières faiblissent. Après avoir elle aussi longuement applaudi, la ministre de la Culture s'est levée et est partie avec sa cour, oubliant la projection du court-métrage algérien.
La majorité la suit, zappant elle aussi le petit cinéma algérien. Les officiels partis, la directrice de la salle veut fermer la salle, mais une poignée d'Algérien(ne)s protestent, voulant voir ce court-métrage du jeune réalisateur Anis Djaad sur le malaise de jeunes algériens perdus dans leur ville.
Finalement, dans une salle presque vide, le court est projeté et c'est la deuxième sortie, moins officielle. La police est partie, les lumières aussi, le beau monde s'est retrouvé à l'ambassade de France pour un dîner officiel.
On apprendra tard dans la nuit, qui elle aussi doit tout au jour, que non, le président n'est pas mort, il n'aura eu qu'un malaise, comme celui ressenti à la fin du film Arcady-Khadra. Fin de séance.
Chawki Amari( El Watan)
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