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La justice tunisienne n'a plus rien de juste
L'ancien magistrat et opposant à Ben Ali, Mokhtar Yahyaoui estime que la justice tunisienne est devenue une simple auxiliaire de la police et qu'elle s'enfonce dans une crise sans précédent. Interview.
Mise à jour du 12 octobre 2012: Le projet clé des islamistes tunisiens d'inscrire la criminalisation de l'atteinte au sacré dans la Constitution sera exclu de la première version complète de ce texte, qui sera débattue en novembre par les députés, a annoncé à l'AFP le président de l'Assemblée nationale constituante.
"Il n'y aura pas de criminalisation (ndlr: de l'atteinte au sacré), bien sûr", a assuré Mustapha Ben Jaafar, dont le parti de centre-gauche Ettakatol est allié aux islamistes d'Ennahda.
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Ancien magistrat connu pour son militantisme et son opposition au régime Ben Ali, Mokhtar Yahyaoui a longtemps combattu pour l’indépendance de la justice dans son pays. Face au cas de la jeune fille violée par des policiers et accusée «d’outrage public à la pudeur» devant le tribunal, le juriste prend aujourd’hui position et dénonce fermement l’orientation que prend la justice en Tunisie.
Slate Afrique - La jeune fille violée par des policiers a été convoquée devant le tribunal en tant qu’accusée pour «outrage public à la pudeur», accusation confirmée aujourd’hui par le juge d’instruction. Pensez-vous que la décision du juge a été indépendante de toute pression politique, étant donné les déclarations du porte-parole du ministère de l’Intérieur qui allaient dans le sens de l’accusation?
Mokhtar Yahyaoui - Le cas de la victime qui devient accusée est un cas courant dans les annales de notre justice et le Tunisien sait qu’il ne peut pas accuser un proche du pouvoir ou un parvenu devant la justice, parce que la procédure peut se retourner contre lui.
Le dernier cas du viol de la jeune fille montre comment il est difficile de poursuivre même de simples agents de police pour viol ou corruption.
Le combat pour l’indépendance de la justice en Tunisie se base essentiellement contre ce phénomène qui a réduit la justice en simple auxiliaire de la police. C’est la question de fond que le pouvoir cherche encore à éviter de poser depuis la révolution.
Dans la structure de l’organisation de la justice tunisienne le ministre de la justice occupe le rang de chef hiérarchique du ministère public.
Ce qui fait que le corps en fonction au sein du ministère public et tous les tribunaux lui sont soumis. Ils doivent appliquer ses consignes par la force de la loi. C’est la raison pour laquelle, dans l’état hérité de l’organisation judiciaire, on ne peut en aucun cas parler d’indépendance de la justice.
Slate Afrique - Au regard des procès en cours, on observe un resserrement autour des mœurs avec la référence à des articles du code pénal sur l’atteinte aux mœurs, à la pudeur, cela révèle-t-il un alignement de la justice sur l’idéologie du parti au pouvoir, ou même une certaine morale imposée par Ennahdha?
M.Y. - Si l’on se réfère à l’ancien système, on voit que c’est une loi qui était aussi utilisée tout au long du régime Ben Ali pour punir des opposants comme l’article sur le trouble à l’ordre public.
Aujourd’hui, quand on voit la sévérité des sanctions, cela donne des indices; mais le problème n’est pas tant dans la loi qui peut être amendée. Le problème, encore une fois, c’est le système.
Est-ce que l’on va vraiment changer le système de Ben Ali ou est-ce qu’il va y avoir la même concurrence entre certains juges pour plaire au pouvoir actuel? Il n’y a pas eu de réelle rupture depuis la révolution.
Mokhtar Yahyaoui dans son bureau à Tunis. D.R.
Slate Afrique - Pensez-vous que le problème de l’indépendance de la justice soit dû à la mainmise du ministère ou à sa dépendance face au ministère de l’Intérieur?
M.Y. - Quand j’ai écrit ma lettre en 2001 au président Ben Ali relative à l’indépendance de la justice, j’ai reçu un arrêt de travail du Ministère concerné dès le lendemain.
Cela montre bien le pouvoir exorbitant du ministre à l’époque de Ben Ali. Il faut à tout prix que cela cesse aujourd’hui.
Pour ce qui est de sa dépendance aux autres ministères, elle est avérée puisque c’est via le déclenchement des dossiers par le ministère public que la procédure judiciaire est entamée. Là aussi il faut qu’il y ait une indépendance.
Aujourd’hui, le ministre de la Justice est informé de tout et chacun attend ses instructions. Il intervient directement dans les affaires et donne des directives.
Les décisions de poursuite ou de non poursuite dépendent de la volonté du pouvoir exécutif par le biais du ministre et il n’y a pas un corps indépendant dans la justice tunisienne qui décide de l’opportunité des poursuites.
Le ministre de la Justice, Noureddine Bhiri, est donc un acteur à part entière dans les procédures judiciaires.
Slate Afrique - On aurait pu penser que la réforme de la justice allait pourtant être la priorité pour des dirigeants qui ont été les victimes principales du système Ben Ali, pourquoi y-a-t-il un tel blocage?
M.Y. - Le parti Ennahdha est attaché à une conception de tutelle sur la justice. Ils étaient les premières victimes de ce système et savent tout de son fonctionnement.
Etant en contact direct avec eux, je leur avais dit de se décider tout de suite sur le sort de la justice après les élections car quand on commence avec le pouvoir judiciaire on ne lâche plus, et c’est exactement ce qu’il se passe.
Aujourd’hui,je n’arrive pas à comprendre quel intérêt politique peut amener les gens d’Ennahdha à avoir cette position sur la justice.
Ils s’opposent fermement à toute d’indépendance et veulent garder leur pouvoir. Personnellement, je ne crois plus à la sincérité d’Ennahdha.
On peut prendre l’exemple du terme «corruption de la justice» que l’on érige souvent dans les médias: Il y a des juges pendant l’ère de Ben Ali qui étaient plus des exécuteurs d’ordre que des juges.
Ces derniers étaient impliqués dans toutes les affaires de torture. Ce sont eux qui ont failli à leur mission en déclarant coupables des innocents.
A côté d’eux, il y a les juges corrompus mais ce phénomène existe partout, pas seulement en Tunisie. Le pouvoir actuel a présenté le problème de la réforme de la justice sous l’angle de la corruption alors qu’il aurait du pointer plutôt la défaillance du système.
Cela aurait permis de revenir sur certains dossiers et de faire une évaluation du fonctionnement de la justice. On aurait ainsi identifié les vrais responsables. Toute la méthode de prétendue «réforme» a été faussée depuis les élections.
En se servant de l’argument de la corruption, le gouvernement tente plus de dresser l’opinion publique contre la justice que de réformer le système en profondeur. Et cet argument se retrouve aussi dans leur refus de l’indépendance de l’Instance supérieure de la Magistrature. Certains députés d’Ennahdha ont déclaré:
«Comment pouvons-nous donner une indépendance à des juges corrompus?»
Cela résume bien leur pensée.
Slate Afrique - On a pu voir justement que la question de l’indépendance de la justice a fait beaucoup débat à l’Assemblée. Récemment le parti Ennahdha s’est opposé en bloc contre un texte demandant l’indépendance totale de la future instance de la magistrature, pourquoi cette volonté de garder un pouvoir sur cette instance?
M. Y. - Pour justifier leur décision, certains membres du parti m’ont dit préférer une indépendance fonctionnelle et non organique. Mais c’est exactement ce que l’on avait avec Ben Ali et cela n’a jamais marché.
La question de l’indépendance de la justice dans la Constitution n’est pas juste une affaire de terme. On s’attend aussi à ce que cette indépendance soit assurée et consacrée par des structures conformes avec les normes internationales.
Je pense qu’il vaut mieux parler d’autonomie, une autonomie totale, financière et administrative. L’impasse du débat aujourd’hui sur cette question montre bien que le parti au pouvoir veut faire perdurer certaines pratiques et laisser la situation de la justice tel quel.
Slate Afrique - La révocation de 82 magistrats au mois de mai a aussi posé problème, étant donné la méthode employée par le ministre de la Justice: arbitraire et sans consultation de l’Association des magistrats (AMT). Pourquoi ce manque de coordination entre le ministère et le corps de la magistrature?
M.-Y. - Quand on lutte pour l’indépendance de la justice on ne peut pas exclure des magistrats sans consulter le corps de la magistrature. Ils n’ont pas respecté les droits des magistrats qui ont été révoqués et ces derniers n’ont même pas pu se défendre.
De plus, ils sont normalement protégés par une certaine immunité. C’est une loi que même Ben Ali n’a jamais osé enfreindre. Mettons que ces magistrats soient coupables, la procédure doit se faire autrement.
Le seul moment où le ministère de la justice peut révoquer un magistrat, c’est quand il est encore jeune stagiaire et que l’on estime qu’il n’a pas la formation nécessaire pour entrer en exercice.
Sans compter qu’il y a aujourd’hui des magistrats corrompus qui essayent de se rapprocher du pouvoir, seront-ils eux aussi révoqués? Le Ministère de la justice fait perdurer les mêmes pratiques que sous Ben Ali.
Slate Afrique - On voit aussi un manque d’indépendance dans le traitement de certains dossiers polémiques comme celui des martyrs qui sont transférés en justice militaire, une justice d’exception, que pensez-vous de ce procédé?
M.Y. - Pour ce qui est de la justice militaire, j’ai toujours été pour sa destitution. On voit aujourd’hui qu’une justice d’exception fait office de jugement et de sanction dans la moitié des procès de civils.
Actuellement, le gouvernement a dépassé les délais impartis pour réformer la justice car ils ne se sont pas décidés sur la nature des poursuites.
Sous le gouvernement provisoire après la révolution, on a fait semblant de réformer la justice militaire sans que cela ne donne aucun résultat. Et aujourd’hui, elle est encore utilisée.
Cette justice a failli à donner des solutions et nous ne savons toujours pas qui sont les vrais responsables des exactions du 14 janvier.
Les fautifs, dans cette défaillance, sont ceux qui n’ont pas pris des décisions sur la réforme du secteur judiciaire dès le début et cela donne l’impression que l’on a quelque chose à cacher.
Nous sommes réellement dans une crise au sein de la justice alors qu’il y a un besoin pressant de vérité venant de l’opinion publique.
Propos recueillis par Lilia Blaise
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