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Tunisie: la revanche féroce de l'Etat policier
Les policiers tunisiens ont renoué avec les pires méthodes du régime de Ben Ali. Les libertés sont menacées.
La Dakhiliya, le ministère de l’Intérieur, prend sa revanche.
Après sa débâcle éhontée —lors des journées lumineuses et précieuses de la révolution (17 décembre 2010-14 janvier 2011)— et la victoire sans équivoque des insurgés sur le terrain, la Dakhiliya, redouble de férocité.
«Il n’a pas fallu longtemps pour que la bête reprenne du poils de la bête», dit Mannoubi, un abonné aux harcèlements policiers.
Depuis l’ascension d’Ennahdha au pouvoir, le 23 octobre 2011, il ne se passe pas un jour sans que la Dakhilia fasse parler le baroud. Assassinats, viols, tortures, violations de domicile, siège des villes, chasse à l’homme, filature, descente, racket, bastonnade.
«Les policiers font la guerre aux manifestants. Ils se sont transformés en briseurs de grèves. Ils sèment la terreur», dit Moufida Belguith, avocate des victimes.
En moins d’une dizaine de jours, il y a eu deux assassinats et un viol dans les locaux de la police, à Boumhel, Sidi Hssine et Carthage, banlieux du Grand Tunis.
Radhia Nasraoui, présidente de l’Organisation contre la torture en Tunisie (OCTT) dénonce:
«Le fléau de la torture s’est amplifié depuis la révolution. La torture se pratique dans les postes de police, en prison et dans les locaux de la garde nationale. On reçoit quotidiennement des plaintes. Elle touche les hommes, les femmes, les enfants, les vieux, les adolescents… Elle se pratique dans l’impunité totale à travers tout le pays, dans les villes, les villages, et les douars. Les juges sont complices.»
Dans un pays où les stars s’appellent désormais Ali Lareidh, le prophète armé d’Ennahdha, Walid Toujani, le tout nouveau directeur général de la sureté urbaine et Mehrez Zouari, le terrible responsable des Services spéciaux, les célèbres SS tunisiennes, tout se joue dans les dédales de cet antre du pouvoir des armes.
Kidnappings, disparitions et enlèvements
Une technique prisée du temps de Zaba (surnom de Ben Ali) et squattée par Zaballa (le surnom de Rached Ghannouchi, le chef d'Ennahda, le parti islamiste au pouvoir): les Moudahamet, jeu de mots qui signifie à la fois «filature», «descente de police», «violation de domicile», «donner l’assaut», Zouar Ellil, les visiteurs de la nuit ou encore El Haoula, (ceux-là, les innommables qui s’infiltrent partout pour rapporter les faits et les gestes, même les plus insignifiants des gens).
Dans un texte anonyme qui circule discrètement dans les salons tunisois, on décrit parfaitement cette «organisation sophistiquée et bien fournie en agents de l’ombre, qui fait régner la terreur. Pour contester, dans ces conditions, il faut être candidat au martyr, sans compter les procédés parallèles encore plus dissuasifs et plus expéditifs: kidnappings, disparitions, enlèvements et tortures jusqu’à ce que mort s’ensuive, destruction de biens et toutes sortes de tracas qui rendent leur quotidien invivable».
Dans leurs Peugeot, leurs Renault, des hommes, des costumes noirs, sans yeux, conduisent à cinq à l’heure, à la manière du Duel de Spielberg où un camion aveugle poursuit une voiture, s’arrête lorsqu’elle s’arrête, démarre lorsqu’elle démarre. Big Zaballa t’a à l’œil. Il t’enseigne l’auto-dénonciation. Cette machine t’apprend à te suspecter toi-même.
Elle te condamne à te torturer la cervelle pour deviner les raisons obscures d’une telle attention. Au pays de la suspicion totale, toute personne est louche.
Slah Lourimi, membre de la Ligue Tunisienne des Droits de l’homme parle d’une «stratégie pour faire intérioriser la peur par les citoyens. Il s’agit de dépolitiser la population, non seulement de priver les gens de leurs droits, mais de leur faire oublier l’existence même de ces droits.»
Les histoires des Moudahamet sont nombreuses. Le 10 septembre, El Fahs, ville du grand nord céréalier, pleure son lot de haragua (brûleur de frontière, immigrés clandestins) noyé dans les eaux de Lampadusa et décrète un jour de grève générale en guise de deuil. Tout s’est bien passé… jusqu’à ce que polices, gardes nationales, BOP (Brigade d’Ordre Public) et armée assiègent la ville et donnent l’assaut sans crier gare.
Une pluie de bombes lacrymogènes s’est abattue sur la ville, tirs de balles réelles… Ils s’introduisent dans les quartiers, tabassent les habitants, kidnappent les jeunes et colonisent les lieux…
Le jour même, à 150 km, plus au centre, à Jerissa, ville minière du Nord-ouest, les habitants n’ont pas fini d’enterrer Raouf Khamassi, un jeune, torturé à mort dans le poste de police de Sidi Hssine, que plus de trois cents policiers, BOP, des unités d’intervention rapide, des unités spéciales, gendarmerie nationale ont ouvert les hostilités sans autre sommation.
La nuit, dans les quartiers européens, Cecilia, Ettalyen, Ptit Paris, sont en état de siège. Moudahamat à gogo et kidnapping des présumés meneurs.
La police ne fait pas dans la dentelle
Faycel une victime, témoigne:
«Instantanément, une nuée de tuniques noires se jette sur nous, fracasse nos mobylettes et nous tabasse. J’entends un ordre derrière moi: "Prenez le gringalet!
Un monstre de deux mètres se jette sur moi, me lance un violent coup de poing dans le ventre, me fait tomber à terre et me traîne par les cheveux sur cent cinquante mètres jusqu’à une fourgonnette. Là, il me jette à l’arrière et il s’assied sur moi pour m’empêcher de m’enfuir. Dans la fourgonnette sont déjà embarqués mes amis, Zouheir Zoghlami, Fahd Chikhaoui et Yassine Naimi, tous menottés.
La fourgonnette s’arrête au poste de police du Kef, chef lieu de la région, à 50 km de Jerissa, et on nous fait descendre un à un. Quand mon tour arrive, je vois dans le couloir où on me mène, Zouheir couché au sol, à côté de Yassine qui hurle de douleur alors qu’un flic est en train de sauter sur son dos. Je crie qu’il risque de le tuer. Il est sous insuline. Le tortionnaire lui écrase alors le dos de plus belle en proférant des mots orduriers.
Puis, il se rue sur moi, m’attrape par le cou et me plaque à terre, à mon tour, face contre le sol. Il se met alors à m’écraser le visage avec ses brodequins, à sauter de tout son poids sur mon corps, il doit pèser au moins cent vingt kilos, sur mon dos et ma colonne vertébrale, sous une pluie d’obscénités, fustigeant la révolution qui a « permis aux moins que rien d’élever la voix.»
Vient le tour de Fahd, on lui demande de se mettre au sol, il refuse. Trois hommes l’empoignent et se mettent à le battre jusqu’à l’évanouissement. J’ai cru qu’il allait mourir. Le même tortionnaire se met à sauter sur son dos et son cou. Au bout d’un moment, ils s’arrêtent, l’un d’entr’eux nous asperge d’un aérosol qui devait être du gaz lacrymogène asphyxiant et irritant. Nous ne pouvons plus respirer et nos visages sont enflés. Par la suite, ils nous isolent chacun dans un bureau et commencent leurs interrogatoires. Le lendemain après avoir signé un procès-verbal, on nous libère en nous signifiant de taire les exactions commises. Gare à vous si vous parlez à la presse!»
A la presse qui s’inquiète des dérives policières, Rached Gannouchi, dit Zaballa, répond: «la police ne fait pas de l’art et de la littérature».
On a compris: elle ne fait pas dans la dentelle. Elle brocarde.
Hic et nunc, sous Zaballa, n’importe quel flic peut réduire n’importe lequel d’entre nous à la servitude. Plus de vingt mille nouvelles recrues débarquent dans le métier. Des maigrichons, maladroits, guindés, qui peu à peu se rendront compte que l’uniforme donne bien de privilèges. Ils se fabriqueront des doubles arrière-trains, ils épouseront des gamines de bonne famille et matraqueront les gens en bonne conscience.
Taoufik Ben Brik
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