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L'Erythrée, le niveau zéro de la liberté d'expression
Auteur de Les Erythréens (Ed. Rivages), Léonard Vincent livre un diagnostic sans concession sur le régime qu'il considère comme l'un des plus liberticides du monde.
SlateAfrique - Pourquoi avoir consacré un ouvrage aux Erythréens et non à l’Erythrée?
Léonard Vincent - Je ne suis ni un historien ni un anthropologue. Je ne connais l'Erythrée qu'à travers les Erythréens, leurs petites misères et leurs rêves.
En faisant le récit de mon propre parcours parmi eux et de mes propres questionnements, je voulais poser devant les lecteurs les éléments de la question érythréenne tels que je les ai découverts, et les laisser juges de la situation.
Pour arriver à mes fins, je ne pouvais que relayer la parole brisée, malheureuse et révoltée des hommes et des femmes que j'ai croisés pendant plusieurs années, en Afrique et en Europe.
Mais aussi, dire comment je les avais rencontrés, à quoi ils ressemblaient, d'où ils venaient et où ils allaient. Et puis, je ne voulais pas écrire une thèse, une somme, un ouvrage historique ou sociologique, entreprise un peu abstraite qui assèche la réalité bien vivante des hommes et des femmes qui vivent parmi nous, aujourd'hui.
Enfin, il aurait été malhonnête de ma part d'écrire un livre sur un pays où je n'ai jamais pu mettre les pieds.
Dans mon livre, les Erythréens servent de guides, de conteurs, avec leurs histoires à dormir debout, leurs tragédies personnelles, leurs chansons noires, leurs légendes et leurs cauchemars, pour découvrir leur pays.
SlateAfrique - Comment se fait-il que vous n’ayez jamais pu entrer dans ce pays?
L.V. - J'ai été pendant cinq ans le directeur Afrique, puis directeur de l'information de l'organisation Reporters sans frontières. A ce titre, je me suis montré publiquement avec l'opposition ou les militants des droits de l'homme de la diaspora, que le régime qualifie de «traîtres» et qu'il prend pour des «agents de la CIA».
Puisque c'était mon métier, j'ai passé le plus clair de mon temps à protester, sur les antennes des grands médias du monde entier, contre l'autisme cruel du président Issayas Afeworki et son petit clan de généraux.
Dans ces conditions, il était impossible pour moi d'entrer dans un pays qui est, déjà, difficilement accessible à un reporter étranger.
SlateAfrique - Pourquoi parle-t-on aussi peu de ce pays dans les médias occidentaux?
L.V. - Il y a mille raisons, sans doute. D'abord, le niveau de tolérance des opinions publiques occidentales vis-à-vis des souffrances des Africains est assez élevé. Dictature, guerre, misère, situation inextricable, tout cela est rangé dans le même tiroir, considérant souvent que «l'Afrique» est un pays.
On pense, à tort, que l'histoire de l'Erythrée ne nous concerne pas, oubliant que ces jeunes Africains qui viennent mourir, sur des coques de noix percées, au large de la Sicile, sont majoritairement Erythréens. Et puis, on se dit que c'est comme ça, qu'on n'y peut rien, qu'on a bien assez à faire avec nos propres souffrances.
Enfin, l'Erythrée est inconnue en France, particulièrement. Ce n'est pas une ancienne colonie, très peu d'Erythréens vivent ici et la France n'y joue pas un grand rôle. Et enfin, les Erythréens sont discrets, souvent mutiques, un peu honteux de l'aventure ratée de cette indépendance pour laquellle ils se sont tant sacrifiés.
SlateAfrique - Comment le 11 septembre 2001 est-il devenu aussi une date clé en Erythrée?
L.V. - Après la désastreuse guerre de tranchées que l'Erythrée et l'Ethiopie se sont livrées entre 1998 et 2000, la situation politique à Asmara s'est progressivement tendue.
Une quinzaine de hauts responsables du régime, ministres et généraux, anciens frères d'armes du président Issayas Afeworki, ont compris que le chef de l'Etat menait le pays à la catastrophe, avec son attitude de plus en plus despotique et son intransigeance.
En mai 2001, ils ont publié une lettre ouverte dans la presse privée, appelant leur «camarade Issayas» à appliquer la Constitution de 1997, ratifiée par le Parlement mais jamais appliquée, à organiser les premières élections libres du pays, prévues de longue date et toujours repoussées.
Dans un pays où les comptes se règlent habituellement en famille, en secret, dans les coulisses, une terrible lutte de pouvoir, par médias interposés, s'est engagée entre les réformistes, qui s'étaient baptisés «G15», et le clan du président. La tension était à son comble lorsque sont survenues les attentats du 11 septembre 2001.
Sachant qu'il était sérieusement menacé, Issayas Afeworki est alors passé à l'action, en profitant de cette opportunité unique de n'être vu par personne. Comme à son habitude, il a frappé fort, durement, sans pitié: le 18 septembre à l'aube, alors que le monde entier regardait encore ailleurs, il a fait arrêter tous les réformistes du pays, fermer les journaux, incarcérer leurs directeurs et leurs adjoints.
Une semaine jour pour jour après le 11-Septembre, l'Erythrée a ainsi basculé dans le totalitarisme absolu, dans le silence général.
SlateAfrique - Selon vous, l’Erythrée est le pays du monde où la liberté de la presse est la moins bien respectée. Comment se traduit cette répression?
L.V. - On ne peut même pas parler de «liberté de la presse» en Erythrée, ce serait absurde. C'est le niveau zéro de la liberté d'expression, point final. Rien d'autre n'est toléré dans le pays que la lourde propagande du régime, toujours souriante, bureaucratique, nationaliste, glorifiant les grands chantiers du gouvernement.
La poignée de journaux privés, que les Erythréens dévoraient entre 1997 et 2001, ont tous disparu, avec leurs journalistes, leurs chroniqueurs, leurs éditorialistes, tous jetés aux oubliettes et qui meurent un à un dans les camps pénitentiaires tenus par l'armée.
Le ministère de l'Information surveille et contrôle tout: les quelques journaux publics, qui sont des simples passe-plats de la communication gouvernementale, la télévision, la radio, la littérature, la musique, le cinéma. Tout le monde surveille tout le monde. Un mot de trop, une erreur malencontreuse, et c'est la prison au secret, pour une durée indéfinie, quelques mois ou quelques années.
SlateAfrique - Combien d’Erythréens vivent en exil? Les opposants exilés peuvent-ils critiquer le régime sans que leurs familles ne soient menacées?
L.V. - L'ONU comptabilise 800.000 Erythréens dans la diaspora, pour un pays d'environ cinq millions d'habitants. Le Haut commissariat aux réfugiés (HCR) m'a dit comptabiliser entre 1.000 et 3.000 passages clandestins réussis de la frontière du Soudan ou d'Ethiopie par mois, selon les saisons.
Le pays se vide inexorablement. C'est l'exode, l'hémorragie. J'estime donc qu'environ un Erythréen sur cinq vit aujourd'hui à l'étranger. Mais une fois sorti du pays, que l'on ait trouvé refuge dans un camp du HCR ou dans un pays éloigné, en Occident ou dans le Golfe, le régime entretient un réseau de mouchards, dans quasiment toutes les communautés autour du monde.
On les surnomme «les moustiques». Il y en a partout, même en France, parmi le personnel d'ambassade ou les sympathisants affichés du régime. Ceux qui se montrent un peu trop, qui s'agitent, qui parlent à la presse, qui protestent, subissent tous la même punition: les membres de leurs familles restés au pays sont frappés.
On expulse des parents de leur maison. On ferme les boutiques familiales. On envoie les frères ou les sœurs dans des camps militaires, dont ils ne peuvent sortir qu'en échange d'une rançon.
Propos recueillis par Pierre Cherruau
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