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«Nous avons fait une révolution, assumons-là jusqu’au bout»
Si la révolution des Tunisiens a fait tomber Ben Ali, la révolution des mentalités n'a pas encore abouti.
L’odeur des poubelles qui s’amassent derrière le café Boutoufeh, à Manouba (banlieue de Tunis), n’est pas insupportable, mais suscite l’indignation de Hamza, installé sur la terrasse avec un verre de thé.
Si le jeune infirmier fustige «la paresse» et «l’incompétence» des services municipaux, il n’épargne pas non plus ce qu’il appelle «la mentalité très spécifique de ses compatriotes»:
«Ce n’est pas parce que la Mairie fonctionne mal que l’on doit se comporter comme des handicapés mentaux. Le Tunisien doit arrêter de jouer les irresponsables. C’était bien sous Ben Ali ça. Maintenant que nous sommes libres, nous devons devenir de vrais citoyens.»
Le jeune homme habite à une centaine de mètres du café. Une petite maison, quasiment sans meubles, qu’il partage avec deux étudiants en cinéma, affalés sur un canapé complètement dépecé. Ils ont le même âge que lui, 24 ans. Tandis que Hamza continue son exposé, Atef, l’un des colocataires, sourit et coupe:
«Nous les Tunisiens, enfin une bonne majorité, nous sommes du genre à dégueulasser notre quartier, puis nous plaindre juste après de la puanteur.»
Atef insistera plusieurs fois durant la conversation: pour lui, l’Assemblée Constituante, dont les balbutiements cristallisent l’ire de nombreux tunisiens, n’est pas forcément responsable de la situation socio-économique compliquée:
«Les miracles n’existent pas quand un pays a été pillé comme ce fut le cas chez nous (…) La révolution, c’est un investissement. Moi, je suis prêt à me sacrifier si je sais que la Tunisie dans 20,30 ans, ira mieux. Toucher moins d’argent, faire du bénévolat, partager avec les démunis. Ça en vaut la peine.»
«Pas assez d'idéaux, pas assez d'ambitions»
Sur le bureau de Hamza, quelques tracts de partis politiques datant de la mi-octobre, au moment des élections, trois ouvrages sur le panarabisme et quatre cartouches de pistolet, «petit souvenir des flics» en janvier 2011. Très vite, il revient sur l’amas d’ordures entassé à quelques encablures de chez lui:
«Qu’est-ce que ça coûte de nouer correctement un sac et de déposer ses poubelles proprement? De se réunir avec les habitants pour trouver des solutions ? S’il ne s’agit pas de profit immédiat, il n’y a personne (…) Notre peuple n’a pas assez d’idéaux, pas assez d’ambition pour lui.»
Atef s’éclipse cinq minutes pour accomplir la prière du Dhor (début d’après-midi), puis réapparait, une bouteille d’eau glacée à la main. Il écoute Hamza d‘une oreille, un œil rivé sur son ordinateur. Une nouvelle fois, il le coupe:
«La Révolution politique ne vaut rien sans une révolution des mentalités. Ce n’est pas un hasard si Ben Ali est resté 23 ans. Nous adorons mettre tous les problèmes, même ceux que nous pouvons résoudre nous-mêmes, sur le compte d’une fatalité qui n’existe pas. Si le peuple ne se réveille pas, un autre dictateur saisira l’occasion.»
Manouba. Ses nouveaux bâtis, sa tranquillité, à une quinzaine de minutes du centre-ville de Tunis. Et son campus, anormalement agité par des salafistes ces derniers mois, qui accueille des étudiants venus des quatre coins de Tunisie. Lamjed, 25 ans, vient du nord-ouest.
Il est arrivé de Boussalem il y a deux ans pour suivre un cursus de littérature. Dans le petit salon de thé où il me traîne, je lui évoque Hamza, Atef et l’épisode des ordures. Je lui demande de me parler de cette frange de Tunisiens, minoritaire mais pas rare, de plus en plus sceptique à l’égard du changement. De leur nostalgie des régimes passés, qu’ils racontent souvent maladroitement, en commençant chacune de leurs phrases par un «au moins avant».
«Nous voulons tout sans faire aucun effort»
Lamjed hoche la tête:
«Quand je vois que des gens sont nostalgiques de Bourguiba, Ben Ali et pensent que Essebsi à 90 ans (Ministre sous Habib Bourguiba et Premier Ministre intérimaire après la révolution, en réalité 87 ans Ndlr) représente l’avenir, je me dis que nous sommes loin du compte.
Nous voulons tout sans faire aucun effort. La dictature, c’est un prétexte rêvé pour glander. Pour s’éviter de réfléchir, de comprendre. Nous voulons des politiciens qui nous considèrent comme des assistés. Si tu dis à un tas de Tunisiens de laisser la graine germer, de penser aux autres, ils ne comprennent pas.»
Il étaye en me racontant l’histoire de son oncle maternel, qui, sitôt le régime de Ben Ali tombé, est parti en Europe. Les barques à Zarzis (ville portuaire au Sud-est de la Tunisie Ndlr), la misère dans le sud de l’Italie, puis le retour:
«Peut-être qu’il faudra deux ou trois générations pour récolter les bienfaits de la révolution. Mais pour ça, il faut travailler dur. Ton pays a besoin de toi et tu t’en vas, comme un lâche. Cela passera par la remise en question de chacun de nous. Il faut maintenant se demander ce que chacun à son échelle peut faire pour son pays car le plus dur commence maintenant.»
Des Bénalistes qui ne se cachent pas
Il se lève. Me fait signe de l’attendre, qu’il revient. A la table d‘à côté, Emna, une jeune fille au teint pâle, qui avait échangé quelques mots avec Lamjed quelques minutes auparavant, prend la relève:
«Ben Ali a laissé une merde immense, ce n’est pas forcément évident de passer après lui.»
Secrétaire dans un cabinet médical, elle admet volontiers que son patron est encore Bénaliste et qu’il ne s’en cache pas:
«Il le vénère, le pleure parfois.»
Que beaucoup de jeunes pensent comme Lamjed et que son discours gagnerait à être entendu:
«Les Tunisiens doivent savoir que le changement viendra essentiellement d’eux. Et quoi? La Constituante doit aussi apprendre à nous torcher tant qu’on y est?»
«Nous avons gardé les anciens réflexes»
La petite salle est glauque, la chaleur presque insoutenable. Emna est grande, élégante. Elle allume une cigarette, boit une gorgée de limonade et renchérit:
«La démocratie, ça se mérite. Je ne connais aucun pays au monde qui s’est reconstruit en passant ses journées à pleurnicher et à regretter la prison dans laquelle il vivait.»
Elle se remémore le statut d’un ami sur Facebook, qu’elle me récite en s’excusant de ne pas avoir tout retenu:
«Le manque d’implication du Tunisien se ressent à tous les niveaux: le code du travail, de la route, l’environnement. Que peux-tu espérer dans un pays où les commerçants augmentent leur prix dès que le Ramadan arrive? Dans un pays où les gens viennent pisser et chier sur les sites archéologiques? Où il faut payer ton prof si tu ne veux pas redoubler. Ben Ali est parti, mais nous avons gardé les anciens réflexes.»
Emna se revendique d’extrême-gauche. Un héritage familial. Si plusieurs fois elle jurera être profondément optimiste pour la suite, elle enfonce le clou quelques minutes plus tard, au moment de partir. Au moment où Lamjed revient s’asseoir:
«Partout où il y a des règles, nous les transgressons. Nous devons apprendre à nous gérer sans avoir une matraque au-dessus de la tête avant d’aspirer à quoi que ce soit. Nous avons fait une Révolution, assumons-là jusqu’au bout.»
Ramsès Kefi
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