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De gauche à droite A.Ouattara, C. Konan Banny, L.Gbagbo, H. Konan Bédié, G. Soro à Yamoussoukro,1er mars 2006, REUTERS/Luc Gnago
De gauche à droite A.Ouattara, C. Konan Banny, L.Gbagbo, H. Konan Bédié, G. Soro à Yamoussoukro,1er mars 2006, REUTERS/Luc Gnago

Côte d'Ivoire: Tous coupables de... rien

Aucun des acteurs de la crise ivoirienne ne peut vraiment se prévaloir de son innocence. Tous ont une grande part de responsabilité. Autopsie d'un grand gâchis.

«J’invite une fois encore chacun à mettre son énergie et son influence au service de la cohésion nationale, afin que, dans la diversité et le pluralisme, notre pays accélère sa marche en avant.»

Dans son discours à la nation lors de la fête de l'indépendance, le 6 août, Alassane Ouattara promet une nouvelle fois la «fin des injustices, du désordre et de l'impunité».

La veille, des bandes armées non identifiées ont mené des attaques contre des postes militaires. Bilan, une dizaine de morts.

Ces incidents surviennent après les affrontements de Duékoué, où des dozos (chasseurs traditionnels venus du nord du pays), appuyés par des forces régulières, ont mené des actions de représailles contre un camp de réfugiés guérés, la population autochtone.

Si Ouattara peut revendiquer de légitimes succès (désendettement, remise en route d'infrastructures, lancement de grands travaux) dans le domaine économique, la sécurité reste un vaste chantier en friches: des combattants occasionnels qui ont servi de supplétifs, lors de la crise électorale, n'ont toujours pas été désarmés. Et la réconciliation est en panne.

Les pro-Gbagbo exigeant la libération de leur leader, dont le procès à La Haye a une nouvelle fois été reporté. En fait, personne n'est prêt à faire le début d'une autocritique.

Gbagbo ne culpabilise pas, tant mieux pour lui

«Là où je suis, je suis en paix, car, personnellement, je sais que je n'ai fait de mal à personne.»

Cette réflexion de Laurent Gbagbo, rapportée par le socialiste français Guy Labertit, lors de sa visite à la prison de La Haye, résume à elle seule, la tragédie d'un homme, accusé par la justice internationale des pires crimes contre l'humanité.

Elle est aussi le condensé de tous les drames ivoiriens, un pays qui, au lendemain de l'indépendance, pouvait prétendre à un développement économique digne de la Corée du Sud et qui, cinquante ans après, est devenu l'un des pays les plus pauvres du monde.

La faute à qui?

A personne sauf à l'ancienne puissance coloniale, la France bien sûr. L’explication est un peu courte. Les Etats n’ayant que des intérêts, la France a défendu les siens durant cette période, profitant de la faillite des élites ivoiriennes, autoproclamées comme telles, pour asseoir sa domination post-coloniale.

Ici, en Côte d’Ivoire, depuis cinquante ans, personne n’est jamais coupable de rien et Laurent Gbagbo ne fait que perpétuer cette tradition.

Il n’a tué lui-même aucune des trois mille victimes de la crise post-électorale. Il n’a pas provoqué personnellement l’exil de milliers de pauvres gens, qui continuent à vivre dans des camps d’infortune, alors que certains pontes du FPI (Front populaire Ivoirien, son parti) continuent à mener la grande vie dans leurs pays d’accueil.

Ceux qui le connaissent assurent qu’il en est tout à fait incapable, comme de faire du mal à une mouche ou de lancer des poulets vivants aux crocodiles du lac de Yamoussoukro.

Soit! L’homme, qui peut pleurer en public aux obsèques d’un ami, est un être aux qualités humaines reconnues.

Il devrait pourtant, au regard de son bilan

Laurent Gbagbo a aussi présidé pendant plus de dix ans l’un des plus grand pays d’Afrique.

Il n’a jamais emprisonné un journaliste laissant ses opposants le qualifier d’«Hitler noir», mais il a laissé la bande de prédateurs, dont il s’était entouré, se livrer aux pires turpitudes, piller les caisses de l’Etat pour construire de fastueuses villas, entretenir des cohortes de maîtresses et des parcs de voitures de luxe, tandis que le peuple s’appauvrissait toujours et encore.

Il a dépensé des sommes colossales dans les achats d’armes mais son armée n’a jamais remporté une bataille.

Il a fait de grands discours à ses concitoyens, leur promettant monts et merveilles, mais son pays importait chaque année des centaines de milliers de tonnes de riz, s’enfonçant dans l’insuffisance alimentaire.

Il a laissé les «corps habillés» (forces de l’ordre) multiplier les vexations à l’égard des Ivoiriens qui portaient un nom à consonance nordique, les routes se creuser de nids de poule, les hôpitaux se détériorer, les ordures s’accumuler.

La faute à la «guerre qu’on nous a imposé.» Comme si cette guerre était aussi responsable de la mauvaise gestion, du laisser-aller et de l’anarchie gouvernementale.

Finalement, il n’a pas gagné les élections et son adversaire Alassane Ouattara ne les a pas perdues comme le Conseil constitutionnel, fidèle à Gbagbo, l’a un moment proclamé en annulant brutalement des centaines de milliers de suffrages des régions nord fidèles à Ouattara.

On ne connaîtra probablement jamais le résultat réel de ce scrutin qui, expurgé des fraudes dans les régions nord, donné la victoire à Ouattara avec une marge beaucoup plus faible que celle proclamée par la communauté internationale.

Ensuite, Laurent Gbagbo, faisant confiance à ses qualités de «Machiavel des lagunes», s’est enfermé dans une logique de résistance désespérée.

On sait où elle l’a conduit. Et «le temps, l’autre nom de Dieu» n’est pas venu à son secours. Mais aujourd’hui il est «en paix.»

Et les autres, alors?

Comme les rebelles de Guillaume Soro, qui en 2002 ont pris les armes dans un pays qui ignorait la guerre, ont conquis le nord du pays, ont porté au pouvoir Alassane Ouattara avec l’appui des forces françaises et onusiennes.

Et n’ont toujours pas compris que dans un pays aussi profondément divisé en deux, la force ne peut imposer durablement sa loi. Eux aussi ne sont coupables de rien.

Comme Houphouët-Boigny, le père de l’indépendance, l’icône de Yamoussoukro (son village natal, devenu capitale politique de la Côte d’Ivoire), qui a durant des trente ans de règne, a placé son pays en location-gérance au profit de la France, a certes développé la filière cacao, mais sans construire une industrie de transformation, et a livré à ses successeurs un pays sans colonne vertébrale et sans embryon d’Etat de droit.

Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, l’écrivain ivoirien Amadou Kourouma dresse un excellent portrait de ce dictateur éclairé. Lui aussi n’est coupable de rien.

Pas plus qu’Henri Konan Bédié dont l’histoire ne retiendra rien, sauf qu’il a été renversé par un coup d’Etat.

Et la France? En Côte d’Ivoire, elle a su ménager ses intérêts sans état d’âme. En bombardant le palais présidentiel où était retranché Laurent Gbagbo, elle a mis fin à un conflit qui risquait de dégénérer. Avec l’onction des Nations unies.

Cette intervention brutale laisse des traces et on pourrait attendre des socialistes, aujourd’hui au pouvoir, qu’ils assurent le service après-vente de l’ère sarkozienne, qu’ils soient sensibles à la détresse des populations, qu’ils n’assistent pas, les bras croisés, au massacre des innocents, qu’ils contribuent activement au désarmement, et qu’ils ne se cantonnent pas dans un non-interventionniste qui serait de la non-assistance à personne en danger.

Quant à Alassane Ouattara (au pouvoir depuis avril 2011), lui aussi coupable de rien, sa tâche est immense. Il ne pourra la mener à bien qu'en bannissant tout esprit clanique ou ethnique, en mobilisant toutes les compétences de bonne volonté, avec la ferme volonté de construire enfin un Etat de droit.

Il n’est pas sûr, au vu de sa première année de mandat, qu’il en prenne le chemin.

N’oublions pas, enfin, les victimes, les vraies, ces pauvres gens en exil extérieur ou extérieur qui ont tout perdu, pas les pontes de l’ex-pouvoir dont les villas mal acquises ont été pillées, et les centaines de morts à Duékoué, dans l’ouest martyr.

Quinze mois après, la justice internationale n’a toujours pas trouvé les responsables de ces massacres.

Ou alors, ceux qui les ont perpétrés, ne sont, eux aussi, coupables de rien.

Philippe Duval

Journaliste et écrivain Auteur de «Côte d’Ivoire, chroniques de guerre» (Harmattan, 2012) et de «Fantômes d’Ivoire» (Le Rocher, 2003)

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Philippe Duval. Journaliste français, spécialiste de l'Afrique. Auteur de Côte d’Ivoire, chroniques de guerre (Harmattan, 2012).

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