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Manifestants anti-Scientologie, Londres, avril 2008 © Luke MacGregor/Reuters
Manifestants anti-Scientologie, Londres, avril 2008 © Luke MacGregor/Reuters

L'histoire secrète de l'Eglise de Scientologie au Maroc

Au début des années 70, l'organisation de Ron Hubbard projetait d’infiltrer le régime de Hassan II.

«Un des pays majeurs que nous avons perdus fut le Maroc Cette déclaration énigmatique est celle d'Elena Lorrell, une adepte de l'Eglise de Scientologie et de son gourou L. Ron Hubbard, qui avait au début des années 70 jeté son dévolu sur le royaume du Maroc.

L'histoire commence en 1967, lorsque l'Eglise de Scientologie décide de créer sa marine privée (Sea Org) et entame une véritable odyssée le long des côtes marocaines.

A l'époque, l'Eglise de Scientologie est sous le coup de nombreuses enquêtes aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Hubbard imagine son «projet maritime» et monte une petite armada de vaisseaux. Il y embarque près de 400 de ses fidèles et prend la mer pour «échapper aux forces du mal», en leur promettant la «vie cosmique éternelle».

Soupçons de contrebande 

La «Sea Org» finira par attirer l'attention. Ses bateaux, dont l’Apollo, commandé par Hubbard, faisaient depuis des mois des escales techniques dans les principaux ports marocains, de Tanger à Agadir.

A Casablanca, Hubbard logeait à grands frais dans une suite du Royal Mansour, le meilleur palace de la ville.

«Il n'est pas impossible que le Commodore Hubbard et sa femme Mary Sue soient des philanthropes ou des excentriques, sinon leur opération cache quelque chose de louche. Nous ignorons quoi au juste, mais diverses hypothèses courent au Maroc, allant de la contrebande au trafic de drogue et à une secte de fanatiques», câblera William J. Galbraith, le vice- consul des États-Unis à Casablanca au département d'Etat, le 26 septembre 1969.

En 1971, le suicide à Safi dans des conditions étranges de Susan Meister, une jeune Américaine adepte de la secte, allait de nouveau attirer l’attention des autorités consulaires, les autorités locales avaient bâclé l’enquête au moment où le pays était sous le choc d’une tentative de coup d'Etat contre Hassan II.

«Si le navire devenait gênant pour les Etats-Unis, Nixon ordonnera à la CIA de le saboter ou de le couler à Safi en balançant quelques bouteilles de Coca-Cola dans ses turbines», avait déclaré le diplomate américain à propos de l’Apollo, traitant l'Eglise de Scientologie de «ramassis de cinglés navigant dans un tripot clandestin».

La mort de la jeune Meister restera une des grandes énigmes de la Scientologie au Maroc. Selon une enquête détaillée de Bent Corydon (Messie ou cinglé?), publiée en 1998, Meister aurait pu avoir eu vent des projets d'infiltration des dirigeants de la secte au cœur du pouvoir marocain.

Des suppôts d’Hassan II?

Mary Sue, la femme de Hubbard avait loué une confortable maison à Tanger, la villa Laure, située sur les hauteurs de la ville. Dans Le gourou démasqué, on peut lire:

«Hubbard rêvait toujours d'un pays amical où implanter la Scientologie, et le Maroc, où il faisait régulièrement escale depuis son départ de la Méditerranée, lui inspirait une convoitise croissante. Hassan II traversait, à ce moment-là, une crise grave; si la Scientologie l'aidait à démasquer les traîtres de son entourage, le roi ne pourrait manquer de lui exprimer concrètement sa gratitude.»

Dans cet objectif, la «Sea Org» installa une «base à terre», près de Tanger, dans un immeuble de bureaux, sur la route de l'aéroport. L'enseigne, annonçant en anglais, en français et en arabe la présence de l'Operation and Transport Corporation, Ltd (OTC), attira l'attention de Howard D. Jones, consul général des États-Unis à Tanger

«On ne sait presque rien de l'OTC et ses dirigeants sont peu bavards sur ses activités. Les rumeurs qui courent en ville sur un trafic de drogue ou la traite des blanches nous laissent toutefois sceptiques», avait écrit le consul dans un rapport.

Il avait raison, car il ne se passait pas grand-chose à bord du navire qui pût inquiéter Washington. C'est à terre, en revanche, que survenaient les choses intéressantes …

Tentatives d’infiltration de l’administration

L'OTC s'efforçait en effet d'infiltrer l'administration marocaine. L'idée serait venue de Richard Wrigley, un des proches conseillers de Hubbard, qui s'était déjà lié d'amitié avec le Pacha de Safi.

Wrigley annonca à Hubbard qu'il «avait les moyens d'obtenir une audience avec le roi» et qu'il pourrait ainsi assurer à l'Eglise «un sanctuaire». Wrigley fut chargé de la mission avec Liz Gablehouse, une riche héritière de Floride.

Le binôme enregistra un premier succès en décrochant un contrat pour la formation d'agents administratifs des Postes, mais le projet tourna court: déconcertés par les techniques de la Scientologie, les élèves des PTT marocaines, «à qui l'on apprenait le dépassement de soi», désertèrent le stage au bout d'un mois.

«Les postiers marocains auraient été effrayés par le code d'éthique de Hubbard qui les menaçait de haute trahison, s'ils n'appliquaient pas à la lettre ses directives. Pour eux, cela signifiait qu'ils pouvaient être tout bonnement … exécutés!», témoigne un spécialiste de la Scientologie.

Liz Gablehouse rencontra une certaine Badiaâ qu'elle présenta à Hubbard comme «proche de la famille royale». Cette dernière l'introduisit auprès du Colonel Abdelkader Allam, qui fut «vivement impressionné par les performances de l’électromètre», l'instrument fétiche des scientologues censé analyser la psychologie des personnes.

Le jeu trouble du général Oufkir

L'idée de Hubbard était de faire auditer les cadres de l'armée et «mesurer leur loyalisme au roi». Allam leur promit d'en parler au général Mohamed Oufkir (ancien ministre d’Hassan de l’Interieur, puis de la Défense d’Hassan II).

Il organisa une soirée à laquelle furent conviés Liz Gablehouse. Oufkir s'y présenta accompagné d'une jeune femme blonde qui était en poste au consulat du Maroc à New York.

Le général Oufkir revenait tout juste d'un voyage aux Etats-Unis. Les scientologues apprirent de la jeune femme, «qu'il s'était secrètement rendu au centre d'entraînement de la CIA à Port Holibert, pour y rencontrer des pontes de l'agence, à l'insu d’Hassan II».

Plus tard, Liz Gablehouse et d'autres scientologues furent invités par Oufkir pour assister à un show aérien à la base américaine de Kénitra, où ils purent s'entretenir avec «d'autres généraux, ceux-là mêmes qui conspirèrent contre le roi en juillet 1971», témoignera Elena Lorrell dans l'ouvrage de Corydon. Le coup d'Etat de Skhirat changera la donne. Les contacts avec Oufkir reprirent pourtant assez rapidement.

Pour les scientologues, Oufkir et Hassan II pouvaient être intéressés à démasquer les comploteurs, à l'aide de leur outil-miracle. Oufkir leur répondit assez froidement: «Très intéressant, je reviendrai vers vous sous peu».

Les manœuvres auprès de la police secrète semblaient plus prometteuses, l'OTC ayant réussi à organiser des cours pour apprendre aux policiers et aux agents de renseignements du Cab-1 (les services secrets marocains) à détecter les «individus politiquement subversifs».

Mais le programme de formation des policiers marocains tournait à la débandade, «sous l'effet des luttes intestines entre les fidèles du roi et leurs opposants, aussi effrayés les uns que les autres par les révélations éventuelles de l'électromètre», rapportera un ex-scientologue.

L'opération marocaine a souvent été évoquée durant la série de procès intentée à l’Eglise en Californie. Garry Armstrong, un ex-scientologue qui fut intime de Hubbard, dira à la cour:

«L'idée était brillante, mais aventureuse alors que la situation au Maroc était plus que tendue. J'ai personnellement livré des douzaines d'électromètres aux Marocains et participé à établir les questionnaires pour les interrogatoires. Les questions étaient simples, elles nécessitaient pourtant qu'on les traduise en français: “Avez-vous failli à dénoncer un traître?”, “Avez-vous fait allégeance à Oufkir?”»

Paris qui envisageait de demander au Maroc l'extradition de Hubbard, accusé de malversations en France, et la seconde tentative de coup d'Etat contre Hassan II, en 1972, qui coûta la vie à Oufkir ont fait capoter toute l'entreprise.

Une couverture pour la CIA?

Hubbard décida qu'il était temps de prendre le large. Le ferry pour Lisbonne devant quitter Tanger «dans les douze heures sur ordre du Palais», Hubbard commanda au personnel de l'OTC d'y embarquer avec tout le matériel récupérable et tous les documents qui n'auraient pu être détruits à temps.

Durant deux jours, une noria de camions, de voitures et même de motocyclettes fit donc la navette entre la «base à terre» de l'OTC et le port de Tanger.

«Je n'ai pas pu savoir ce qui s'était vraiment passé et dans quelles conditions la mission avait échoué, ni les dessous de notre évacuation de Tanger», témoignera l’ex-scientologue Armstrong. Tout ce dont je suis certain, c'est qu'il y a eu, à un moment donné, un contact direct avec Hassan II. Je sais aussi par ailleurs qu'un jeune berbère du nom de Laïdi Lyoussi, qui assurait la liaison avec les militaires, a été sauvagement torturé et peut-être aussi assassiné, suite au fiasco», ajoutera Armstrong

Au total, confirmera l’ex-scientologue, pas moins de «treize Marocains furent exécutés à cause du programme fou de Hubbard». On n'en saura pas plus sinon «qu'un bateau aurait été coulé en haute mer avec à bord des personnes affidées à Oufkir et qui étaient au parfum de ses liens avec la Sea Org».  

La Sea Org aurait servi de couverture à des agents de la CIA qui avaient eu, comme double mission, durant 1971 et 1972, de surveiller Hubbard et d'entretenir des contacts secrets avec les putschistes marocains.

Ceux-ci auraient même assuré le transfert de près de deux millions de dollars d'une banque suisse vers le Maroc pour aider les révolutionnaires. Après leur échec, l'argent aurait été réexpédié à la hâte aux Etats-Unis en liquide et, en partie, en coupures de dirhams marocains. 

Quand elle leva l'ancre de Tanger, le 3 décembre 1972, l'Eglise de Scientologie ne laissa derrière elle au Maroc que d’interminables rumeurs et une poignée d'agents consulaires américains en proie à une profonde perplexité.

Ali Amar

 

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Ali Amar. Journaliste marocain, il a dirigé la rédaction du Journal hebdomadaire. Auteur de "Mohammed VI, le grand malentendu". Calmann-Lévy, 2009. Ouvrage interdit au Maroc.

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