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Oran, port d'attache pour de nombreux Espagnols depuis le 16ème siècle. FAYEZ NURELDINE / AFP PHOTO / AFP
Oran, port d'attache pour de nombreux Espagnols depuis le 16ème siècle. FAYEZ NURELDINE / AFP PHOTO / AFP

Oran, cité charnière entre l'Espagne et l'Algérie

Entre les Espagnols et les Oranais, c'est une vraie histoire d'amour qui dure depuis des siècles. Second volet de notre enquête «Fiesta, fortuna et reconquista»: une histoire commune vieille de 5 siècles.

En 2011, un basculement: pour la première fois les inscriptions pour l’apprentissage de l’espagnol au centre culturel espagnol (Cervantès) d'Oran ont dépassé celles en langue française à l’Institut Français. C’est la mode mais aussi le sens des opportunités.

Le visa pour la France est vu comme plus difficile à obtenir que pour l'Espagne —toute proche, on peut y aller pour le tiers du prix du billet vers Paris. La destination intéresse donc une double population algérienne: les harragas, immigrés clandestins, boat people de la chaloupe; mais aussi la classe moyenne, les riches et les jeunes qui aiment les plages ibériques et le Real de Madrid ou le Barça.

C’est le rêve local que de pouvoir assister à un duel entre ces deux équipes et, à Oran comme ailleurs, les rues de la ville se vide quand l’une des deux équipes joue.

Anecdote: en Mars 2007, le Roi juan Carlos décide de visiter Oran. Les autorités locales embellissent la ville avec un drapeau algérien et un autre espagnol accrochés à chaque poteau électrique. Le lendemain, on ne retrouve que les drapeaux algériens. Ceux espagnols ont été volés, partout. La raison? Ils se vendent bien grâce à la notoriété du Real et du Barça.

Les entreprises espagnoles étant nombreuses, elles recrutent aussi et payent bien les Algériens. Du coup, apprendre l’espagnol c’est se voir offrir une opportunité de travailler, de voyager, de vivre des vacances réelles. Le phénomène touche même les entreprises oranaises, de plus en plus clientes des fournisseurs espagnols.

En Espagne, les Oranais riches achètent donc appartements, vieux hôtels, mais aussi des chaînes de montage pour produits de bâtiment (fenêtres, portes, menuiserie aluminium…) Le couloir sera d’ailleurs utilisé par de vastes réseaux de blanchiment d’argent et de fuite de capitaux. En 2009, une grosse affaire fit longtemps les unes des journaux algériens: près de 50 importateurs algériens y étaient accusés de blanchir de l’argent de la fraude fiscale et de faire fuir les capitaux en devises via les banques espagnoles. Montant du délit: 600 millions d’euros.

L’affaire fait encore parler d’elle-même aujourd’hui, entre enquêtes, règlements de comptes et fourberies.

Mariage en Algérie, divorce en Espagne

A Oran donc, les Espagnols sont visibles, mangent et boivent bien, font des affaires et des restaurants, assurent des chantiers aussi.

«Le séjour moyen dure quelques années ou quelques mois: le temps d’une grossesse indésirable ou de quelques grosses économies», s'amuse un Français qui vit à Oran depuis des décennies.

Explication: les mariages, les concubinages et les histoires d’amour sont nombreuses. Surtout entre jeunes filles ambitieuses et vieux Espagnols venus chercher l’argent et la seconde vie de la libido et du cœur.

Dans les cabarets d’Oran, ces étranges couples 18-50 ans sont visibles. Cela se termine parfois par un mariage en Algérie, avec un divorce en Espagne ou une IVG.

Les Espagnols n’ont jamais quitté vraiment à Oran. Le parlé oranais possède un répertoire importante de mots et vocables espagnols en usage aujourd’hui encore: pour désigner des plats, des poissons, ou des quartiers entiers de la vielle ville, comme la Calère, du coté de Sidi El Houari ou les Planteurs.

L’immigration espagnole vers Oran, à l’époque coloniale, a été importante. A feuilleter les archives, on est étonné par les chiffres.

«En 1962, 900.000 Pieds-noirs débarquent en France en quelques semaines, constituant une vague migratoire inégalée au 20ème siècle par son intensité. Parmi eux, 400.000 personnes sont originaires d’Espagne (Espagnols ou descendants) et près de 300.000 viennent de la seule Oranie. L’Oranie, département français de 1848 à 1962, a été une terre de peuplement à majorité hispanique dans l’Algérie coloniale française.»

Les raisons? Evidentes: économiques et politiques surtout. Par exemple, de sept à douze mille Républicains ont fui leur pays, direction l'Oranie, entre 1937 et 1939. Pourquoi Oran? A cause de la proximité géographique, des liaisons maritimes intenses et du «besoin de main-d’oeuvre lié à la mise en valeur coloniale» des terres.

Retour à l'envoyeur

Les harragas d’il y a un siècle. Un Oranais lira donc avec amusement les études sur les flux migratoires espagnols de cette époque. On y retrouve les mots d’aujourd’hui pour désigner les migrants clandestins algériens vers l’Espagne. Relisez:

«Les réseaux d’immigration les plus efficaces ont été les réseaux familiaux et villageois. S’y sont ajoutées les activités des capitaines et des patrons de la marine marchande espagnole, des contrebandiers qui ont organisé des passages "clandestins" (tout le monde les connaissait aussi bien du côté du gouvernement espagnol que français, mais on fermait plus ou moins les yeux). Les grosses sociétés coloniales ont encouragé ces migrations en envoyant des émissaires dans l’arrière-pays d’Alicante pour inciter les gens à venir (…) Cette attitude tient au fait que cette émigration joue le rôle de soupape de décompression par rapport aux tensions sociales en Espagne durant toute la période qui s’étend de 1850 au début du 20ème siècle, lorsque sont apparus des problèmes économiques sérieux dans la péninsule. Jusqu’en 1914, on est dans un système de libre circulation. En matière de politique migratoire, malgré quelques mesures contradictoires, la France n’a pas fait d’obstacle majeur à ces immigrations au 19ème siècle. Elle les a même parfois encouragées, pour favoriser la mise en valeur des terres.»

On dirait presque un reportage sérieux sur les harragas algériens vers Alicante.

En conclusion, une phrase extraite du même site, en petit clin d’œil à l’actualité:

«Les lois de naturalisation automatique ont provoqué une réaction nationaliste du côté des Français de la colonie. Ils dénoncent "le péril étranger"; ils doutent des sentiments intimes des "néos" et craignent les conséquences électorales.»

Les Espagnols à Oran ont aussi une histoire plus ancienne. Il suffit de feuiller les livres d’histoire pour en retenir les dates: le 17 mai 1509, les Espagnols conquiert et annexe Oran. «C'est la plus belle ville au monde», s'écrie alors, selon la légende, le cardinal Jiménez de Cisneros.

Echanger Oran contre Gibraltar

Les envahisseurs y occupent les murs, la mer, les montagnes et construisent ce qui est encore visible à Oran aujourd’hui: les forts dont celui de Santa Cruz, les donjons et les labyrinthes des galeries souterraines. Jusqu’aux 18ème siècle, la ville connait plusieurs amants féroces, conquérants, attaquants, vandales et guerres: Turcs ottomans, Marocains, Espagnols...

Entre 1780 et 1783, Charles III d'Espagne propose à l’Angleterre d’échanger Oran contre Gibraltar. Malheureusement pour les harragas d’aujourd’hui et les fans du Real Madrid, le projet n’aboutira pas.

Oran sera restitué aux siens, par la grâce tragique de deux tremblements de terre qui la détruiront et feront penser aux Espagnols que cela coûtera trop cher de la reconstruire. On comprend donc le lien viscéral qu’entretient l’Espagne avec Oran, et vice-versa. Une histoire qui se voit aujourd’hui sur les murs et les architectures surtout.

Cette mémoire commune est exploitée par la politique culturelle espagnole à Oran avec les diverses manifestations qui parlent d’histoire commune: elle remonte à si loin qu’on en a oublié le coté colonial pour ne retenir que le folklore fascinant. Contrairement au legs français.

Les Espagnols viennent et reviennent à Oran, de plus en plus nombreux. Les Algériens vont en Espagne, par visa ou en chaloupes, de plus en plus souvent. Les affaires sont bonnes, les amours, l’histoire et le bon voisinage aussi. Pour preuve, cette dernière histoire vraie rapportée par le Quotidien d’Oran:

«Pas moins de 280 canaris ramenés d'Espagne ont été saisis depuis le début du mois de janvier par les services des douanes opérant au port d'Oran.»

L’Espagne est vraiment un pays proche, à vol d’oiseau, ou pas.  

Kamel Daoud

Lire la première partie du reportage:

Algérie: Oran, le nouvel Eldorado des Espagnols

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Kamel Daoud

Kamel Daoud est chroniqueur au Quotidien d’Oran, reporter, écrivain, auteur du recueil de nouvelles Le minotaure 504 (éditions Nadine Wespieser).

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