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Egypte: salafistes et libéraux votent pour lui
Le favori de la présidentielle égyptienne est un fascinant caméléon politique. Mais est-il assez populaire pour remporter les élections?
En janvier, Abdel Moneim Aboul Fotouh avait peu de chances de devenir le prochain président d’Égypte. Quand je suis arrivé dans le local en sous-sol du candidat islamiste dans une banlieue éloignée du Caire—servant de quartier général «de renfort»—j’ai pensé aux premiers jours d’insurgés de la campagne de Barack Obama, quand Hillary Clinton était encore la candidate présumée des démocrates. Les grandes pièces de ce sous-sol regorgeaient de jeunes volontaires. L’ambiance y était chaotique et agitée. Les supporters d’Aboul Fotouh avaient beau venir d’horizons radicalement différents, ils avaient par-dessus tout foi en leur candidat. Ils voulaient transcender les vieilles lignes de bataille entre «islamistes» et «libéraux» et réinventer la politique égyptienne au passage.
De l'ancien chef des Frères musulmans au leader des jeunes libéraux
La portée pratique de ces grandes ambitions est parfois confuse. Maintenant qu’Aboul Fotouh s’est élevé à la place de favori dans la première élection présidentielle concurrentielle de l’histoire de l’Égypte, il est devenu le test de Rorschach de la politique égyptienne. Les libéraux le croient plus libéral qu’il ne l’est réellement. Et les conservateurs l’espèrent plus conservateur.
C’est peu dire que la campagne d’Aboul Fotouh est un mouvement fourre-tout. Ancien chef des Frères musulmans et, pendant des décennies, l’une des personnalités islamistes les plus éminentes d’Égypte, il est devenu le porte-étendard de nombre de jeunes libéraux qui ont dirigé la révolution égyptienne—notamment, Wael Ghonim, le cadre de Google. Il est aussi, cependant, le candidat favori des groupes salafistes purs et durs du pays, notamment du parti al-Nour et de son organisation affiliée al-Dawa al-Salafiya, l’un des plus grands mouvements religieux égyptiens. C’est d’autant plus impressionnant quand on sait que, contrairement aux États-Unis ou à la plupart des pays européens, le principal clivage politique en Égypte a bien plus de rapport avec la religion qu’avec l’économie.
Le succès d’Aboul Fotouh provient en partie de sa capacité à combler ce fossé religieux. Un de ses messages—qui en appelle autant aux libéraux qu’aux islamistes radicaux—est le suivant: nous sommes tous, dans les faits, des islamistes, alors pourquoi nous affronter sur le sujet? Comme il l’a expliqué à une chaîne de télévision salafiste en février dernier,
«aujourd’hui ceux qui se qualifient de libéraux ou de gauchistes, ce n’est qu’un nom politique qu’ils se donnent, mais la plupart comprennent et respectent les valeurs islamiques. Ils soutiennent la charia et n’y sont plus opposés.»
Dans une innovante tentative de redéfinition, Aboul Fotouh a souligné que tous les musulmans sont, par définition, salafistes, dans le sens où ils sont loyaux au Salaf, les premières générations de musulmans, les plus pieuses.
Aboul Fotouh, l'islamiste libéral
C’est la personnalité d’Aboul Fotouh qui le rend capable d’avancer un tel argument et de le rendre convaincant. C’est l’un des rares personnages à avoir été, à divers points de sa carrière, salafiste, frère musulman, et, aujourd’hui, «islamiste libéral» à la turque. Dans les années 1970, il s’est fait connaître comme chef et fondateur d’al-Gamaa al-Islamiya, le mouvement religieux qui a arraché la gestion des universités aux cercles de gauche autrefois dominants.
Dans ses mémoires, Aboul Fotouh se rappelle l’influence salafiste première sur ses idées: lui et ses camarades étudiants faisaient de façon agressive la promotion de la ségrégation des sexes sur le campus. À un moment, ils essayèrent de «prouver» au chef des Frères musulmans de l’époque, Umar al-Tilmisani, que la musique était haram, c’est-à-dire interdite par l’islam.
En dix ans, Aboul Fotouh a développé une relation étroite avec ceux qui allaient devenir les éclaireurs de la pensée salafiste. Après la révolution de 2011, Aboul Fotouh, alors en pleine rupture avec les Frères musulmans, a été l’un des rares politiciens à prendre les salafistes au sérieux. Le fait qu’il les connaisse lui fut d’un grand secours. Alors que les Frères musulmans avaient tendance à considérer les salafistes comme des petits frères immatures de la famille islamique, Aboul Fotouh exagéra leurs pouvoirs—il prétendit un jour que pour un frère musulman, on comptait vingt salafistes—et s’engagea à rechercher leurs voix. Il se trouve que le respect peut faire bien plus que la proximité idéologique.
Il n'est pas un vestige du régime Moubarak
Mais les tensions idéologiques à l’intérieur du camp islamiste persistent, même si le message d’Aboul Fotouh a tendance à les dissimuler. À l’en croire, tous les islamistes s’accordent sur les usul (les «fondamentaux») mais diffèrent sur les furu (les «détails») de la pratique religieuse. Dans son entretien de février à la télévision salafiste, il a estimé, ce qui paraît peu vraisemblable, que les islamistes s’accordaient sur 99% des sujets.
Pour l’instant, ses supporters libéraux ont éludé ce genre de commentaires ou leur ont trouvé une justification. En grande partie par manque d’alternative. L’autre favori, l’ancien ministre des Affaires étrangères Amr Moussa, est vu comme un felool, terme péjoratif qui désigne les «vestiges» de l’ancien régime. Il n’en reste pas moins qu’ils semblent vraiment croire qu’Aboul Fotouh est celui qu’ils ont envie qu’il soit.
Bien qu’Aboul Fotouh soit résolument islamiste, il a aussi rompu avec son ancienne organisation, celle des Frères musulmans, et avec d’autres islamistes sur des sujets clés. L’année dernière, par exemple, il a affirmé qu’un musulman avait le droit de se convertir au christianisme—position particulièrement polémique pour un candidat présidentiel quand on sait que la plupart des érudits sunnites maintiennent que l’apostasie doit être punie de mort.
Fervent défenseur de la laïcité
Aboul Fotouh a souvent insisté sur les dangers de mélanger prêche et partis politiques, position qui séduit les libéraux et certains islamistes. Quand je l’ai rencontré en 2010 à l’apogée de la répression du régime de Moubarak—et quelques mois à peine avant les élections au parlement égyptien les plus truquées de l’histoire égyptienne—il a longuement évoqué la nécessité de séparer les deux. Les Frères musulmans, assurait-il, peuvent gérer les problèmes politiques mais devraient laisser aux partis la lutte pour le pouvoir.
«Placer la religion et l’autorité politique dans la même main est très dangereux. C’est ce qu’il s’est passé en Iran» m’a-t-il confié, parsemant son arabe mesuré de mots anglais choisis pour leur donner plus de poids. «Historiquement, les prédicateurs célèbres ne faisaient pas partie de la structure du pouvoir. Ce sont ces régimes (autocratiques) qui ont associé les deux—qui ont placé al-Azhar (centre dominant d’enseignement islamique) sous le contrôle de l’État.»
Aboul Fotouh a toujours privilégié l’œuvre sociale et évangélique des Frères musulmans plutôt que l’accumulation du pouvoir politique. En juillet 2008, je lui ai demandé ce qu’il se passerait si le régime d’Hosni Moubarak interdisait aux Frères musulmans d’entrer au Parlement. Il sembla étonnamment calme à l’idée d’une intensification de la répression. «Les Frères musulmans sont avant tout un mouvement social. Leur présence au parlement est utile et bonne, mais l’absence de représentation parlementaire n’a pas d’effet existentiel sur eux. De 1970 à 1984, nous n’étions pas au parlement, et ce furent les 14 années les plus actives pour l’œuvre de prédication et d’instruction des Frères musulmans.»
Sous cet angle, Aboul Fotouh est un islamiste de la vieille école, qui se voit comme un héritier fidèle du fondateur des Frères musulmans Hassan al-Banna. Selon ses règlements, l’objectif original du groupe était «d’élever une génération de musulmans qui comprendraient l’islam correctement et agiraient selon ses enseignements.» Jusqu’en 1934, les règlements interdisaient l’action politique directe. Des décennies plus tard, le guide général Tilmisani, craignant que la politique des partis ne corrompe l’âme des Frères musulmans, empêcherait l’organisation de se présenter aux élections législatives pendant de nombreuses années.
Dictature de la majorité
Il existe une tension cependant entre les déclarations parfois libérales d’Aboul Fotouh et son idée de la démocratie, qui s’appuie essentiellement sur le jugement majoritaire. Quand je me suis pour la première fois assis en face d’Aboul Fotouh à l’été 2006, je voulais comprendre sa philosophie de gouvernement, dans la mesure où il en avait une. Il a souligné à maintes reprises que le peuple, représenté par un parlement librement élu, était la source de l’autorité.
Cependant, il éluda l’épineuse question de ce que feraient les islamistes si le parlement votait une loi «non-islamique»: «Le parlement n’accordera pas de droits aux gays parce que cela irait contre la culture qui prévaut dans la société, et si (des députés) le faisaient, ils perdraient les élections suivantes» expliqua-t-il. «Que vous soyez communiste, socialiste ou autre chose, vous ne pouvez pas aller contre la culture dominante. Il existe déjà un respect inné pour la charia.»
Cette idée remonte à loin dans la pensée islamique: le prophète Mahomet aurait dit: «Mon ummah (communauté) ne s’accordera pas sur une erreur.» De même, Aboul Fotouh est confiant dans l’idée qu’une fois la société égyptienne libérée, les meilleures idées remonteront au sommet. Il est donc peu nécessaire de réguler la société en partant d’en haut. Tout seuls, sans que le gouvernement ne s’interpose trop, les Égyptiens feront les bons choix. Ce qui aidera inévitablement l’islam. «Que se passe-t-il dans une société libre?» continua Aboul Fotouh. «J’organise des conférences et diffuse mes idées par les journaux et la télévision afin de rapprocher l’opinion public de la mienne.… Nous avons confiance en ce à quoi nous croyons.»
Si l’on cherche un fil conducteur à la pensée d’Aboul Fotouh, voilà ce que l’on trouve: l’islam a déjà remporté la partie et continuera à le faire. L’islam est une source d’unité et de force nationale plutôt que de division. Selon où exactement se placent les électeurs égyptiens, c’est soit rassurant et quelque peu banal, soit un tantinet effrayant, en particulier pour la minorité chrétienne du pays.
Il s’agit d’une idée dont on trouve des analogies ailleurs dans la région, notamment en Turquie et en Tunisie, où les islamistes «modérés» sont arrivés au pouvoir en puisant dans un courant religieux dominant qui avait perdu la foi dans le projet laïque des décennies précédentes. Le Premier Ministre turc Recep Tayyip Erdogan, par exemple, a utilisé la démocratisation pour consolider la place de l’islam dans la vie publique. Il a adopté la cause des négociations d’adhésion à l’Union européenne en sachant pertinemment que les réformes libérales requises affaibliraient l’influence de l’armée et donneraient davantage de pouvoir aux courants islamiques dans un pays où le droit à exprimer ses valeurs religieuses a été gravement restreint. En Tunisie, Rached Ghannouchi et son parti Ennahda ont renoncé à exiger que la loi islamique soit incluse dans la constitution tunisienne, en se disant peut-être que l’islamisation de la société tunisienne était déjà bien avancée, quoi que dise la constitution du pays.
«Nous avons besoin de quelqu’un»
D’ailleurs, les mêmes attaques dirigées contre les homologues d’Aboul Fotouh en Turquie et en Tunisie seront utilisées contre lui: il lui sera reproché de proposer une «islamisation furtive» et de rester fidèle à son idée d’appliquer la charia. Les critiques ont peut-être raison. Si Aboul Fotouh devient président, il y aura un conflit—entre ses supporters révolutionnaires et libéraux et ses soutiens islamistes—sur la direction que devra prendre sa présidence. Maintenant qu’il a l’appui des principales organisations salafistes, elles auront sans doute une influence significative dans son administration, et pousseront sa présidence vers la droite sur les questions sociales et morales.
Mais bien que les salafistes soient un bloc de soutien critique pour la campagne d’Aboul Fotouh, ils ne sont pas très présents dans le cercle d’intimes du président, ni dans l’organisation de la campagne, dont l’équipe est principalement composée d’anciens membres des Frères musulmans, de libéraux et de jeunes révolutionnaires. Rabab El-Mahdi, l’une des plus proches conseillères d’Aboul Fotouh et professeur de sciences politiques marxiste, explique que son «plus grand projet» est de combler le fossé islamiste-laïque et de se concentrer sur les problèmes matériels qui comptent vraiment dans la vie des gens. Autre membre de son équipe, Ali El-Bahnasawy, 30 ans, qui se définit comme un libéral, est le conseiller médias d’Aboul Fotouh.
Il m’a confié que l’appui des salafistes était «incroyable» et leur reconnaît le mérite de s’être rendus compte que «l’Égypte a besoin de mettre un terme à la polarisation dans le pays aujourd’hui.» Pour lui, c’est la quintessence de l’attrait exercé par Aboul Fotouh. «Nous avons besoin de quelqu’un» explique Bahnasawy, «qui puisse parler aux islamistes et parler leur langue, et parler aux libéraux et gagner également leur confiance.»
La popularité de la campagne d’Aboul Fotouh est en partie une réaction à la polarisation croissante en Égypte, où abondent les craintes d’un «scénario à l’algérienne» avec son cortège d’élections annulées, de parlements dissouts et de coups d’État militaires. Mais tout comme les grands espoirs de la campagne d’Obama avaient été écrasés par les compromis politiques inhérents au gouvernement, une administration Aboul Fotouh pourrait trouver difficile de transcender les réalités de base de la vie politique égyptienne. S’il gagne, ses supporters trouveront rapidement que les divisions entre les courants politiques égyptiens opposés mettent du temps à se dissiper, voire ne se dissipent pas du tout.
Il est peut-être parlant que l’émergence d’Aboul Fotouh se produise juste au moment où la foi religieuse est devenu un substitut facile au vrai débat sur la reprise économique, la réforme du secteur de la sécurité ou la manière de combattre l’inégalité de revenus. Pour la grande majorité des Égyptiens, le débat sur la charia est complètement à côté de la plaque. C’est un débat élitiste et, d’une certaine façon, artificiel.
La charia est devenue «l’espoir et le changement»
Comme Aboul Fotouh sera le premier à le dire, toutes les grandes forces politiques soutiennent l’article 2 de la constitution égyptienne, qui déclare que «les principes de la charia islamique sont les premières sources de la loi.» Même le parti le plus «laïque»—le parti des Égyptiens libres—a mené campagne dans les zones rurales avec des bannières proclamant: «Le coran est notre constitution.» Et ce sont les salafistes, et non les Frères musulmans plus modérés, qui ont entamé de sérieuses négociations pour former une coalition parlementaire avec les partis libéraux. Comme me l’a confié un jour un haut responsable du parti salafiste al-Nour, «Ici en Égypte, même les libéraux sont conservateurs.»
La charia est devenue «l’espoir et le changement» de la politique égyptienne—tous disent l’aimer, mais personne ne sait exactement ce qu’elle veut dire. En tant qu’homme le plus puissant d’Égypte bénéficiant d’une tribune à la hauteur de ses ambitions, le premier président révolutionnaire égyptien aura une brève opportunité de redéfinir la signification de l’islam dans la vie publique.
Dans l’introduction de son programme électoral, le candidat Aboul Fotouh souscrit à l’application de la charia. Mais avec un bémol: «Le principe de la mise en application de la loi islamique ne consiste pas, comme le pensent certains, à appliquer les punitions hudud (comme couper la main des voleurs)» peut-on y lire. «Dans son acceptation complète, la loi islamique concerne la prise de conscience des besoins essentiels et urgents de l’humanité.» Le programme se poursuit et cite le combat contre la pauvreté et contre la corruption comme étant les deux composantes fondamentales de l’application de la loi islamique. Pour Aboul Fotouh, la charia est à la fois tout et rien. Pour l’instant en tout cas, il semble que ce soit exactement ce qu’il en attend.
SHADI HAMID [Traduit par Bérengère Viennot]
Shadi Hamid est directeur de recherches au Brookings Doha Center.
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