mis à jour le

Un homme prie sur son toit à Baghdad le 21 octobre 2005. AFP/DAVID FURST
Un homme prie sur son toit à Baghdad le 21 octobre 2005. AFP/DAVID FURST

Tribune : Pour une culture libre au Maroc

Au Maroc, un Collectif tente de faire exister l’idée d’une culture libre et alternative dans un environnement ultra-conservateur.

Dès sa prise de fonction, en janvier 2012, le gouvernement à majorité islamiste a investi le champ de la culture comme le ferait un sculpteur en face de son œuvre: par couches, tout en douceur. De nouveaux cahiers de charge sont venus astreindre la télévision et les médias publics à de nouvelles missions éditoriales: un plus grand usage de la langue arabe (pas de la darija, perçue comme un danger pour l’arabe classique, langue du Coran, et un allié des langues étrangères, considérées comme profanes), une plus grande place à la religion (la retransmission quasi généralisée des appels à la prière, tache qui revenait jusque-là à une seule télévision, Al Oula).

Les émissions de jeux et de divertissement, ainsi que les projets de fiction (téléfilms, sitcoms), seront soumis à l’avis d’une commission dont les membres sont agrées par le Conseil d’administration (dans lequel siègent des membres du gouvernement). En clair, la télévision et les médias publics cadreront davantage avec l’identité et la mission que le parti islamiste voudra bien leur donner: des supports respectueux des valeurs familiales, dans lesquelles la sélection plus ou moins naturelle et la censure pourront s’exercer en amont, en totale conformité aux codes de procédure. Peu d’audaces risquent d’échapper à ce filtre institutionnel.

 Une tentation d’uniformiser la culture

En discutant avec le ministre de la Communication, Mustapha El Khalfi, un ancien journaliste, j’ai eu cet échange, que je vous rapporte fidèlement: « Monsieur le ministre, je crains que plus aucun personnage de fiction ne fume, ni ne tienne un verre d’alcool à la télévision ». « Non, non, détrompez-vous, ce personnage existera, mais on s’arrangera pour qu’il ait le mauvais rôle! ».

La tentation d’uniformiser le produit culturel pourra aussi s’étendre à d’autres vecteurs de communication. Le cinéma en est un. Les membres nouvellement installés de la commission dite de Fonds d’aide, qui octroie des aides publiques au financement des projets de film, sont proches du parti islamiste. Et ils le démontrent. Dans la première copie, qu’ils viennent de rendre il y a quelques jours à peine, ils ont choisi de laisser sur le carreau deux cinéastes majeurs, privés d’aide publique : Daoud Aoulad Syad et Faouzi Bensaidi. Le premier a filmé des travestis et des homosexuels (« Adieu forain », « En attendant Pasolini »), le deuxième n’hésite pas à écrire des scènes d’amour plus vraies que nature (« Mort à vendre »).

 Une censure à tout va

Le contrôle et la censure frappent l’écrit dans ses grandes largeurs. En quatre mois d’exercice, le gouvernement a déjà censuré une dizaine de journaux étrangers, français ou espagnols, coupables d’avoir diffusé des caricatures représentant le prophète de l’islam ou des extraits d’un livre critiquant le palais (« Le Roi prédateur », éd. Le Seuil). D’autres livres n’ont pas trouvé leur chemin jusqu’au lecteur marocain: c’est le cas, notamment, de « Paris Marrakech », qui dépeint la face sombre de la ville rouge et les vicissitudes des rapports franco marocains. C’est le cas, aussi, d’un livre, « Le Dernier combat du capitaine Ni’mat » de Mohamed Leftah, publié à titre posthume et décrivant les relations homosexuelles entre un militaire à la retraite…et un serviteur noir nommé Islam. Pour l’anecdote, le livre a obtenu un prix littéraire au Maroc, celui de la Mamounia en 2011. Ce qui ne l’a pas empêché d’être interdit…

Le contrôle du produit culturel et des moyens de communication répond à une variété de formes. Quand ce n’est pas le gouvernement qui mène la chasse aux sorcières, c’est monsieur tout le monde qui s’en occupe. En 2012, des artistes sont régulièrement pris à partie pour les audaces de leur travail. C’est le cas, par exemple, de la jeune écrivaine Kawtar Harchi (« L’Ampleur du saccage », Actes Sud, 2011), dont l’univers décrit la misère sexuelle et affective du jeune Arabe.

A Tétouan, dans le nord du pays, où elle présentait son travail, Kawtar a eu affaire à un public hostile : «Mademoiselle, vous n’avez pas honte de donner une si mauvaise image de nous ? (…) Ne craignez-vous pas qu’encourager les gens à être plus libres engendrera, dans la société, encore plus de perversité qu’il n’y en a déjà».

A Oujda, l’artiste peintre Asmae El Ouariachi n’a pas été mieux lotie. Son exposition sur le nu, qui a eu lieu, a failli être interdite en mars par le public. (http://www.telquel-online.com/En%20couverture/Marocain%28e%29s-libres-les-interdits-vous-guettent/518).

Qu’elle soit le fruit de l’Etat, ou simplement du public, l’intimidation peut, parfois, aboutir. Cela fut le cas à Marrakech où un festival de danse orientale, le Belly Dance, vient d’être purement et simplement annulé sous la pression du public. «J’ai annulé le festival car j’avais peur pour la sécurité de mon groupe», a notamment affirmé la productrice de l’évènement.

Une initiative dans un climat de peur

 C’est dans ce climat de peur, de censure mais aussi d’autocensure, que le Collectif Culture libre a vu le jour, début 2012, sur l’initiative de la productrice de cinéma Lamia Chraîbi.

 Je fais partie de ce collectif, qui a commencé par publier un manifeste avec appel à signatures avant d’organiser, le 22 avril, un happening dans les anciens abattoirs de Casablanca, un espace aujourd’hui dédié à la culture alternative. Musique, théâtre et débats étaient au rendez-vous.

D’autres événements, d’autres formes de contestation, devront suivre mais le credo reste le même: faire exister cet autre chose qu’est la différence et la libre expression. Ce n’est pas simplement le gouvernement à majorité islamiste qui nous préoccupe mais le répondant qu’il semble trouver auprès d’un public de plus en plus large.

L’uniformisation du produit culturel est une réalité qui gagne du terrain. Elle emprunte des voies institutionnelles et « anarchiques » à la fois. Elle menace, à terme, de faire reculer la barre du possible et du toléré, créant au passage une nouvelle norme, un nouveau seuil de créativité, de plus en plus bas. Notre combat ne fait que commencer.

Karim Boukhari

Directeur de l’hebdomadaire TelQuel et membre fondateur du Collectif Culture Libre

A lire aussi

Maroc: Le premier ministre veut-il instaurer une charia islamo-monarchique?

Maroc - le gouvernement islamiste en croisade contre l'entourage du roi

Dix raisons de croire que le Maroc pourrait devenir un émirat islamiste

Maroc: les combats des femmes

Maroc: la monarchie en guerre contre les cyber-activistes

Maroc: Le Ministre veut-il instaurer une charia islamo-monarchique?

Karim Boukhari

Karim Boukhari. Journaliste marocain. Directeur de TelQuel.

Ses derniers articles: Le baisemain au Maroc, une tradition archaïque  Marocains libres, les interdits vous guettent!  Tribune : Pour une culture libre au Maroc