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Tribune: Pourquoi l'Algérie ne connaît pas son printemps arabe
Alger demeure loin des agitations tunisienne, syrienne, libyenne ou bahreïni.
Selon un sondage réalisé récemment par l’Arab Barometer, 84,5% des Algériens ne s’intéressent pas à la politique et 52% ne lui accordent aucune confiance. Une telle défiance pourrait laisser penser que l’Algérie est prête à basculer dans un printemps arabe. Pourtant, voila presque un an et demi que le jeune Mohammed Bouazizi s’est immolé par le feu à Sidi Bouzid en Tunisie, déclenchant un vaste mouvement de révoltes dans plusieurs pays. Or, malgré quelques émeutes sporadiques, l’Algérie demeure loin des agitations tunisienne, syrienne, libyenne ou bahreïni. Cela parait paradoxal dans un pays qui fut un des leaders de la décolonisation.
Les facteurs pouvant conduire à une révolte d’envergure sont néanmoins présents depuis longtemps dans la société algérienne. Ainsi, dès octobre 1988, un vaste mouvement protestataire avait été utilisé par le parti unique afin d’ouvrir le champ politique. La guerre civile qui a suivi a cependant neutralisé les effets de cette ouverture et la longue hibernation politique qui en a découlé n’a pas permis de régler les problèmes structurels de l’Algérie.
Ni d’ailleurs d’en reconfigurer le champ politique et d’en renouveler les élites. A la suite de cette décennie de plomb, la société s’est donc profondément détachée du pouvoir tandis que le renouveau de l’Islam dans l’espace public en a fait une composante essentielle du champ identitaire et politique algérien. Enfin, la guerre civile a relégitimé l’Etat dans le cadre de la lutte anti-terroriste. Dans ce contexte, l’islamisme politique pourrait apparaître à la fois comme un facteur d’échec de l’exportation du printemps arabe mais aussi comme un vecteur d’évolution du régime algérien.
Une société fortement déstabilisée
Dans les années 1980, la poussée démographique, le contre-choc pétrolier et le manque de réformes économiques et politiques discréditèrent le parti unique se réclamant de la guerre de libération. La désuétude de son idéologie se traduisit – fort précocement au Maghreb – par les grandes émeutes d’octobre 1988 qui signifiaient le mal-être d’une société confisquée de sa libération. Suite à ces troubles, le travail de terrain ainsi que les discours efficaces des islamistes sur les inégalités et les injustices subies par le peuple ont définitivement délégitimé le FLN. Le passage au multipartisme, l’apparition d’une nouvelle presse et l’ouverture démocratique qui ont suivi – opéré d’ailleurs sans discernement – a conduit à ce qui aurait pu passer pour un «printemps arabe» précoce.
Cependant l’arrivée au pouvoir des islamistes à partir de 1990, puis la victoire du FIS aux élections législatives de 1991 a déclenché un «coup d'Etat» opéré par l'armée qui avait pour but de bloquer l’alternance politique. A partir de décembre 1991, l'Algérie connut une vague de violence qui a dégénérée, entre 1992 et 1998, en une sorte de guerre civile. Ce conflit opposa le régime soutenu par les militaires à un complexe réseau islamiste d'opposition clandestine.
Selon les chiffres officieux, 60 000 personnes ont été tuées au cours de cette période. En avril 1999, une page fut tournée avec l'élection à la présidence d'Abdelaziz Bouteflika, candidat des militaires et ministre des affaires étrangères sous le président Boumediène de 1963 à 1979. Cette élection a suscité de grands espoirs. Le président a en effet rapidement décrété une amnistie limitée pour les responsables de la violence – la loi sur la concorde civile – et a promis de mettre en œuvre des réformes fondamentales visant à stopper la violente crise qui secouait le pays depuis 1992. Ironie de l’histoire, le FLN redevint la première force politique en composant avec des partis islamistes.
Fossé entre les privilégiés et le peuple
Cependant les facteurs de crise demeurent: la violence et la corruption sont élevées dans la société algérienne, tout comme les inégalités qui sont vécues par de nombreuses catégories sociales comme une forme de «mépris» de la part du gouvernement. La coupure entre des privilégiés et le peuple ne s’est donc pas résorbée depuis 1988, malgré l’apparition de modes pacifiques de régulation que sont les élections. De plus, en l’absence de relais politiques crédibles, la violence pourrait toujours être envisagée comme ultime recours en vue d’une alternance. Cette propension est alimentée par le chômage et le mal-logement, notamment auprès des plus jeunes qui sont majoritairement sceptiques envers «l’idéologie officielle».
En revanche, la lassitude due à la décennie de violence, le retour de la violence historique dans les mains de l’Etat – qui est légitimée par la lutte antiterroriste – et l’absence d’une figure qui pourrait centraliser les mécontentements réduit considérablement les possibilités d’un nouveau soulèvement populaire massif. Par ailleurs, la rente pétrolière permet à l’Etat algérien depuis le début du printemps arabe d’acheter une certaine paix sociale, porté en cela par une conjoncture économique favorable.
L’habilité du pouvoir et le rôle annihilateur de la guerre civile
Le basculement de l’Algérie dans la guerre civile dès 1992 coïncida avec l’apparition de deux phénomènes qui contribuent à empêcher l’apparition d’un phénomène semblable à celui des révoltes arabes. D’une part, l’hémorragie des cadres de la nation dans les années 1990, en raison de la violence et de l’effondrement de l’activité – plus de 4 000 universitaires ont quitté le pays – et d’autre part, l’atomisation de la société en groupes d'intérêts variés recherchant la protection du régime ont aggravé la segmentation sociale et empêché l’émergence de projets politiques alternatifs.
Cette segmentation sociale se double d’une lassitude généralisée que le sondage de l’Arab Barometer a bien saisie. En effet, à partir de 1998, la baisse de la violence dans le pays fut accompagnée d’une forte dépolitisation de l’espace public et d’une aspiration de la population à une normalisation de la situation politique et sociale. L’espace public s’islamisa de manière plus traditionnelle – notamment depuis l’accession au pouvoir du Président Bouteflika qui s’appuie sur un réseau puissant des confréries religieuses telle la zaouïa Tidjania – tandis que l’islamisme politique se normalisa. On a également assisté à une forte décitoyenneté dans les comportements des Algériens.
Par ailleurs, la spécificité du risque algérien, avec un terrorisme résiduel toujours d’actualité, fait que les services de renseignement sont très attentifs à tout mouvement social. D'autres pays de la région sont également considérés, à juste titre, comme des "Etats policiers" ou des "Etats autoritaires", mais aucun ne reposait avant les révoltes arabes sur un tel savoir-faire et un maillage territorial et sociétal aussi dense.
Car le terrorisme des années 1990 à la fois remis la violence légitime dans les mains du gouvernement mais a aussi développé des compétences sécuritaire qui servent aussi bien à contrer les terroristes d’AQMI qu’à désamorcer les crises récurrentes qui secouent le pays, en Kabylie ou ailleurs. La persistance d’éléments liés à Al-Qaïda en Algérie a prorogée la légitimité du pouvoir algérien dans la lutte contre le terrorisme et lui a donc permis de justifier à l’intérieur comme à l’étranger le verrouillage politique et le maintien de l’état d’urgence.
Rente pétrolière et paix sociale
Grâce à cet appareil efficace, le pouvoir algérien surveilla donc attentivement les éventuelles propagations des révoltes arabes dans le pays. Lorsque des appels à manifester apparurent en janvier et février 2011, avec notamment la Coordination nationale pour le changement et la démocratie (CNCD qui rassemble des partis d'opposition, des représentants de la société civile et des syndicats non officiels) qui souhaitait un « changement du système », le pouvoir réagit rapidement. Il encadra fermement les désirs de manifester et consentit à quelques avancées.
Ce fut le cas de l’annonce de la levée de l’Etat d’urgence (en vigueur depuis plus de 19 ans) et des mesures en faveur de l’emploi et du logement, particulièrement des jeunes. La rente pétrolière servit ici clairement à acheter la paix sociale. Car comme le rappelle le chercheur Luis Martinez, cette rente assure au régime algérien de confortables réserves de change. Récemment encore, le FMI invitait l’Algérie à augmenter sa participation financière au regard des liquidités acquises grâce à la flambée des prix du pétrole et du gaz.
L’apparence démocratique du régime évite également que tel ou tel responsable politique soit la cible d’éventuelles manifestations de masse (de l’ordre du «Ben Ali dégage»). Car avec l’autorisation de la création d’une soixantaine de partis politiques, le pouvoir a morcelé le champ politique tout en se donnant un visage plus démocratique. Par ailleurs, de nombreux partis n’ont pas appelé aux manifestations. Cette différence est de taille car les autres révolutions se sont faites sans parti, par les réseaux sociaux et la présence massive des jeunes dans les rues et sur des sites symboliques.
En Algérie, l’interdiction de manifester mais surtout les faibles mobilisations tranchèrent avec les mouvements grandissants dans les pays voisins. Enfin, le régime survit à l'instabilité chronique d'un pouvoir divisé en clans rivaux en raison de l’existence d’une « ligne rouge » officieuse, celle que les clans rivaux ne vont pas franchir dans le cas où elle pourrait affaiblir le système. Cela était valable jusqu’à présent pour les partis islamistes mais les recompositions politiques dans la perspective de la fin de la présidence Bouteflika pourraient changer la donne.
L’islamisme: outil de la paix sociale et alternative politique potentielle
L’Islam est devenu une composante incontournable du champ politique et culturel algérien. Toujours selon l’Arab Barometer, 47,02% des sondés estiment que les lois en Algérie doivent être inspirés de la Shari’a islamique. Et cet élément fut pris en compte très tôt par le pouvoir algérien. Le régime compose en effet avec les partis islamistes depuis plusieurs années : Abdelaziz Belkhadem, secrétaire général du Front de libération Nationale (FLN) et ancien premier ministre (de 2008 à 2010) a pendant longtemps représenté la caution islamiste du gouvernement.
Le président Bouteflika s’est par ailleurs lancé dans la construction de la Grande mosquée, troisième plus grand édifice religieux du monde (après ceux de la Mecque et Médine) pour un coût dépassant le milliard de dollars. L’islamisation du pouvoir s’illustre aussi par la multiplication des condamnations pour prosélytisme religieux à l’encontre de missionnaires catholiques ou encore, à l’été 2011, par la condamnation de deux ouvriers du bâtiment pour non observation du jeûne pendant le mois de ramadhan.
Une récente tendance à l’autonomisation des partis islamistes se remarque cependant, liée à la perspective de la fin de la présidence Bouteflkika. Trois partis affiliés à la mouvance islamiste se sont regroupés officiellement le 7 mars 2012 pour donner naissance à l’Alliance de l’Algérie verte sous l’égide d’Aboudjerra Soltani, président du MSP (Mouvement de la société et de la paix représenté par quatre ministres au gouvernement), d’Hamlaoui Akouchi, secrétaire général du mouvement El Islah et de Fateh Rebai, secrétaire général du mouvement Ennahda, dans la perspective des élections législatives du 10 mai 2012.
Cette coalition vise à diriger le futur gouvernement issu des législatives, imitant ainsi les exemples marocain, tunisien et libyen. Le MSP a d’ailleurs rompu son engagement au sein de la coalition gouvernementale aux côtés du RND et du FLN pour désormais intégrer ce large front islamiste ayant pour exemple l’AKP du premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan.
L'Algérie est assise sur un volcan
Le cinquantième anniversaire de l’indépendance algérienne en juillet 2012 ressemblera vraisemblablement aux autres anniversaires en termes de gouvernance du pays. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette inertie de la rue algérienne par rapport aux effervescences qu’ont connues la Tunisie ou l’Egypte. L’Algérie offre en définitive l’image d’une scène politique totalement domestiquée dont sont exclus, de manière directe ou indirecte, ceux qui continuent encore de poser la question du changement de système. Aboubekr Benbouzid est ainsi ministre de l’Enseignement supérieur puis de l’Education nationale depuis 1994.
Les séquelles de la décennie 1990, tout autant que la fragilité et le discrédit des partis dans un système politique fermé, entraînent une large désaffection des citoyens à l’égard de la politique. Une situation qui favorise à court et moyen terme la préservation de l’ordre établi. En outre, la forte instabilité du Sahel et la mainmise des islamistes radicaux sur le nord du Mali confortent enfin les capitales occidentales à ne pas appuyer des mouvements de réformes trop brutaux. L’Europe notamment redoute particulièrement ce scénario.
Il reste qu’au plan social, l’Algérie est assise sur un volcan et, nombreux sont ceux, y compris au sein du régime qui craignent une explosion : 70% de la population algérienne a moins de 30 ans. Sous l'impact du choc des générations, des changements sont, à moyen terme et long terme inévitables. L’absence de structuration de la société algérienne au sein de partis politiques autonomes défendant leurs programmes et leurs projets dans un système ouvert et compétitif risque de faire à nouveau le lit de l’islamisme. La fin de l’islamisme radical annoncée par des islamologues comme Gilles Kepel a été chaleureusement célébrée par la presse algérienne. Pourtant si l’islamisme radical a échoué à prendre le pouvoir et s’il a essuyé les contrecoups de la dérive terroriste de sa frange radicale, il risque, à terme, sur fond de crise sociale et d’autoritarisme, de représenter, à nouveau, l’alternative par excellence au changement du système en place. Notamment dès le 10 mai 2012.
Sidi-Mohammed Nehad, enseignant et diplômé en lettres modernes
Mehdi Lazar, géographe, spécialiste des questions de géopolitique et d’éducation
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