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La part d'ombre de Bob Marley
Un nouveau documentaire révèle l’homme ambitieux, angoissé et parfois cruel derrière la légende jamaïcaine et star du reggae.
Mise à jour du 13 juin: Le film du réalisateur Kevin MacDonald «Marley» sort aujourd'hui en salles en France.
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A première vue, un documentaire sur Bob Marley dont le producteur exécutif est son propre fils Ziggy semble condamné à être pieux, respectueux et terne.
Les familles ont déjà tendance à trop exposer l’image de leurs chers disparus même quand ceux-ci ne sont pas des personnalités mondialement connues, et Marley, chanteur et parolier magnétique suprêmement doué et d’une impossible beauté, mort d’un cancer à 36 ans, au moment même où sa réputation devenait mondiale, est le parfait candidat à l’idéalisation béate.
Cet hommage minutieusement documenté de Kevin Macdonald (Le dernier roi d'Écosse, La mort suspendue) n’échappe pas complètement aux pièges de la biographie musicale autorisée. Macdonald est indiscutablement sous le charme du charisme du chanteur et ébloui par la beauté naturelle et les richesses culturelles de sa Jamaïque natale.
Mais le réalisateur ne cherche pas à cacher pas ce qu’il découvre sur l’homme ambitieux, angoissé et parfois cruel derrière la légende —même si le bon et le mauvais Marley restent assez énigmatiques pour sembler toujours hors de notre portée.
Un difficile héritage métis
Marley pourrait plus justement être qualifié de conte oral que de documentaire. Organisé chronologiquement sans commentaire en voix off, ce film de 145 minutes est un patchwork de vieilles séquences de concerts et d’interviews en plan rapproché —vraiment beaucoup— de gens qui ont connu, aimé et travaillé avec le géant du reggae.
Nous entendons la première institutrice de Bob se rappeler avoir enseigné ses premières chansons au petit garçon qui aimait déjà la musique—elle offre une charmante interprétation a capella de sa préférée, une chansonnette sur un âne qui mange un chardon.
Et puis il y a la mère de Marley, qui raconte sa relation, à 16 ans, avec Norval Marley, Jamaïcain blanc sexagénaire et membre de l’armée britannique, futur père de son enfant illégitime. Son héritage métis valut au jeune Bob d’être socialement rejeté à la fois par la grande famille de sa mère et par l’épouse et les enfants de son père, qu’il ne vit qu’une poignée de fois dans sa vie.
Ce ne fut que quand Bob et sa mère s’installèrent à Trenchtown, bidonville misérable de Kingstown, lorsqu’il eut 12 ans, qu’il trouva son peuple —des musiciens comme Desmond Dekker, avec qui Bob commença à jouer la musique syncopée, influencée par le rock-and-blues alors appelée «ska».
Les interviews sur cette période, données par des collaborateurs comme Bunny «Wailer» Livingston, qui faisait partie du groupe de Marley, et le propriétaire d’Island Records, Chris Blackwell, figurent parmi les meilleures du film. On y voit Bunny offrir une analyse du rythme one-two-three-four qui donne à la fois au ska et au reggae leur dynamique bondissante caractéristique.
Le passage successif du clip «Teenager in Love» de Dion and the Belmonts et de la «reprise» par Bob et ses amis de la même chanson illustre avec quel soin Marley écoutait la pop américaine de l’époque, et à quel point il voulait synthétiser cette musique avec les styles musicaux jamaïcains.
Du rastafarisme en Jamaïque
C’est aussi à Trenchtown que nous avons un premier aperçu de l’ambition sans limite de Marley —il arrêta le lycée pour composer et jouer de la musique à plein temps, et poussa Bunny, qui devait aller à l’université, à en faire autant —ainsi que de sa dévotion presque fanatique à la foi rastafari, à laquelle il se convertit jeune adulte.
Le film de Macdonald prend le temps de faire une digression tranquille et fascinante sur la signification du rastafarisme pour la Jamaïque postcoloniale, avec des extraits en noir et blanc de la visite en 1966 de l’empereur éthiopien Haïlé Sélassié I, que les rastafaris vénèrent comme la deuxième incarnation du messie (le conseiller de Sélassié se souvient comment, après avoir mis un pied hors de l’avion pour jeter un œil à l’immense foule vrombissante et fumant de la ganja qui l’attendait, l’empereur retourna dans l’avion et dut être persuadé qu’il ne risquait rien à débarquer).
À Trenchtown, Bob rencontrerait Rita, qui allait devenir sa femme, sa partenaire de chant et, comme elle le dit avec ironie, son «ange gardien» —travail qui consistait notamment à faire déguerpir les groupies trop entreprenantes de la loge de Marley et à regarder ailleurs tandis qu’à mesure qu’il devenait une star en Jamaïque, il couchait avec toutes les femmes qui lui plaisaient.
Au final, Marley eut onze enfants avec sept femmes différentes.
Quelques-uns de ses anciens flirts sont interviewés ici, notamment Cindy Breakspeare, Miss Monde 1976 très brut de décoffrage, et une dame identifiée comme étant «Pat Williams, mère bébé.» Williams, interrogée sur la raison qui poussait tant de femmes à se jeter dans les bras d’un Bob Marley notoirement timide, fixe son interviewer hors-champ avec une expression pince-sans rire et répond:
«Oh mon Dieu. Vous ne connaissez pas Bob? C’est vraiment un beau mec.»
Esprit de compétition
C’est dans le portrait de Marley en père de famille que ce documentaire généralement élogieux est le plus sévère. Ziggy Marley, lui-même star du reggae, se remémore son enfance avec un sourire béat qui contraste avec des souvenirs pas franchement attendrissants:
«Ce n’était pas le genre de papa qui disait “Oh, fais attention à toi mon fils.” C’était un homme rude, vous voyez? Rude, rude, rude.»
Une de ses filles, Cedella, plus ouvertement ambivalente, se souvient que la plupart des jeux des enfants avec leur père prenaient la forme de compétitions féroces où tous les coups étaient permis:
«Il fallait toujours faire la course pour savoir qui pouvait le battre.»
Cette ambition d’être le meilleur en tout—qui, implique le film, ne provenait pas uniquement de ses origines pauvres mais d’un sentiment d’insécurité qui le poursuivit toute sa vie autour de la paternité et de l’appartenance raciale—finirait par jouer un rôle dans sa mort.
Quand un mélanome malin fut diagnostiqué sur un de ses orteils, Bob refusa son amputation de peur de ne plus être capable de disputer les matchs de foot qu’il aimait tant entre deux répétitions. Quelques années plus tard, il s’effondrait après un concert et retournait chez le médecin pour découvrir que le cancer s’était propagé à pratiquement tous ses organes.
La fin de la courte vie de Marley fut d’une tristesse insupportable, tout comme la dernière demi-heure de ce film, au cours de laquelle nous voyons des photos amateurs d’un Bob ratatiné et emmitouflé dans la neige, à la clinique bavaroise isolée où il passa l’hiver 1980 dans une ultime tentative de traitement alternatif. Il finirait par reprendre l’avion pour mourir à Miami, sans même réussir à retourner dans sa chère maison de Hope Road à Kingston.
Patrimoine culturel mondial
Marley, délicat et au rythme mesuré, est un documentaire musical exemplaire sous presque tous ses angles —mais le domaine dans lequel il échoue n’est pas des moindres. Comme un nombre étonnant de films sur des musiciens (que ce soit des biopics ou des documentaires), celui-ci oppose une curieuse résistance à l’idée de laisser le public écouter dans leur intégralité les chansons du sujet traité.
L’une des rares exceptions—une démo dans le style gospel de «No Woman, No Cry» avec Peter Tosh au piano, que Macdonald diffuse entièrement sur des images des montagnes verdoyantes de la Jamaïque —est à couper le souffle. Le reste du temps, on entend la musique de Marley par extraits d’une brièveté frustrante, soit pour illustrer les dires des personnes interviewées, soit pour fournir une ambiance sonore sous leurs voix.
Ce n’est que pendant l’euphorique générique de fin, où des gens du monde entier —Inde, Turquie, Brésil, Japon— chantent et dansent sur leurs propres versions improvisées de «Get Up, Stand Up» et de «One Love» que les spectateurs ont vraiment l’occasion de sentir la puissance durable de la musique de Marley.
Soudain, nous nous rendons compte qu’au cours des 31 années écoulées depuis la mort prématurée de leur créateur, ces chansons sérieuses sur la joie et ces chansons joyeuses sur la peine sont devenues partie intégrante du patrimoine culturel mondial.
Dana Stevens (Slate.com)
Traduit par Bérengère Viennot
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