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Radhia Nasraoui, lors d'une manifestation, Tunis, avril 2004. © REUTERS/Mohamed Hammi
Radhia Nasraoui, lors d'une manifestation, Tunis, avril 2004. © REUTERS/Mohamed Hammi

La révolution permanente de Radhia Nasraoui

Récompensée du prix Kamal Joumblatt pour les droits humains, l'avocate tunisienne Radhia Nasraoui poursuit son combat contre les auteurs d'actes de torture sous le régime de Ben Ali.

«Nous avons réalisé un pas important. Les Tunisiens ont arraché leur liberté de parole. Ils n'ont plus peur de dire tout haut ce qu'ils pensent. Avant on pouvait des fois être torturé à mort pour une opinion», rappelle Radhia Nasraoui en énumérant les aspects positifs de la révolution, assise à la grande table de la bibliothèque des avocats, au Palais de justice de Tunis.

 Opposante historique de l'ex-président tunisien, Ben Ali, cette avocate sexagénaire au regard vif s'est spécialisée dans les procès politiques. En 2003, elle a fondé l'Organisation contre la torture en Tunisie, qui apporte soutien juridique et médical aux victimes. Mais son engagement pour le respect des droits humains a débuté dès les années 1970, à l'époque où la Tunisie était marquée par une forte crise sociale. Après l'arrivée du dictateur tunisien au pouvoir en 1987, elle est l'une des rares Tunisiennes ayant continué à oser ouvrir la bouche. Elle en a fait les frais pendant vingt-trois ans, obligée de vivre sous la surveillance étroite de la police politique du régime «benaliste». 

Pressions et clandestinité

«D'abord, ils essayaient de m'isoler. Ils me surveillaient jour et nuit, aussi bien chez moi qu'au cabinet, exerçaient des pressions sur mes clients pour qu'ils changent d'avocat. Des femmes divorcées ou veuves ont été emmenées à dix heures du soir dans des postes de police ou de la garde nationale pour un interrogatoire. On leur demandait: "Qu'est-ce que vous faites chez maître Nasraoui, qui vous a donné son adresse? Qu'est-ce qu'elle vous dit? Qu'est-ce qu'on raconte dans la salle d'attente?” Ça  terrorise les gens. Au point qu'à un certain moment, j'allais au cabinet juste pour lire le journal.»

 En dépit d'innombrables tentatives d'intimidation, l'avocate refuse de baisser les bras. Sa voiture est volée, son cabinet saccagé à plusieurs reprises, les notes du bac de sa fille abaissées. Un matin, la porte de son appartement est incendiée:

«Au départ, je n'avais pas pensé à un acte criminel, et après j'ai trouvé les allumettes. Ça aurait pu être grave. Heureusement que ma fille était avec moi. Sinon, j'aurais eu une crise cardiaque», se souvient-elle.

 Depuis le 14 janvier 2011, son quotidien a totalement changé.

«Je ne sais pas si vous arrivez à imaginer quelqu'un qui n'a pas de relations avec ses voisins, avec ses confrères. Certains n'osaient pas me dire bonjour. Aujourd'hui les gens viennent me saluer chaleureusement dans la rue, dans le quartier où j'habite, au Palais de justice... Sur un plan professionnel, je reçois désormais des clients, les gens n'ont plus peur de me charger de les défendre.»

Grèves de la faim

Aujourd'hui, son organisation peut travailler au grand jour, n'est plus condamnée à la «semi-clandestinité» d'autrefois, quand il suffisait d'organiser une réunion pour se retrouver avec une dizaine d'agents de la sécurité d'État devant la porte. Radhia Nasraoui salue aussi le fait que certains partis politiques ne sont désormais plus interdits, à l'instar du  Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT), que dirige son mari Hamma Hammami, et au nom duquel elle a fait campagne lors des élections à l'automne 2011. Un courage et des actions qui lui valent de recevoir, en mars 2012, le prix Kamal Joumblatt pour les droits humains dans le monde arabe (Kamal Joumblatt, avocat et homme politique libanais entre les années 40 et 70, Ndlr).

En 2002, pour protester contre l'emprisonnement de son mari, condamné  en raison de ses activités politiques, elle entame une grève de la faim qui durera 37 jours. Sans succès. Elle recommencera en 2003 pour dénoncer cette fois-ci les pressions dont elle était victime, rompant le jeûne à la date symbolique de l'anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'Homme.

Impunité et torture

L'Organisation contre la torture en Tunisie a publié un rapport en septembre 2011, dans lequel elle dénonce le fait que la torture continue d'être pratiquée:

«Rien n'a vraiment changé au niveau de la police, on continue de torturer les gens. Jusqu'à ces dernières semaines, nous recevions des dizaines de nouvelles victimes de torture. Les méthodes les plus barbares sont utilisées», s'indigne Radhia Nasraoui.

Tant que les sbires du régime de Ben Ali n'auront pas été jugés, la torture continuera d'être pratiquée, estime la militante:

«L'impunité continue. A part le procès de Barraket Essahel (1), il n'y a pas eu de procès importants pour les tortionnaires. Des enquêtes ont été ouvertes mais c'est vraiment en deçà de ce qu'on aurait espéré. Parmi les hauts responsables du ministère de l'Intérieur, il y a des gens dont les noms figurent sur les listes de tortionnaires dressées par les organisations de défense des droits de l'Homme depuis les années 1990. Nous nous sommes débarrassés de Ben Ali et de sa famille mais les piliers de la dictature sont toujours là

Radhia Nasraoui manifeste aujourd'hui avec d'autres avocats pour demander à ce que la machine judiciaire soit elle aussi assainie. Jusqu'à présent, leurs revendications sont restées lettre morte:

«On a écarté cinq magistrats parmi les plus corrompus ainsi qu'un haut responsable du ministère de la Justice, connu pour ses liens étroits avec la famille régnante, mais à part ça rien n'a changé. Les mêmes magistrats qui n'ont aucun respect pour les principes du procès équitable continuent d'exercer leur profession. Il n'y a que les victimes qui ont changé», martèle l'avocate.

Les actes d'intimidation commis par des salafistes à travers le pays la préoccupent également:

«Je ne suis pas du tout tranquille. J'espère qu'un jour viendra où les Tunisiens arriveront à se respecter les uns les autres et à respecter le droit à la différence. La démocratie, c'est pas pour demain. Et le repos pour nous, ce n'est pas pour demain. Nous devons continuer le combat et rester vigilants

Annabelle Georgen

(1) En 1991, des officiers supérieurs de l'armée tunisienne soupçonnés de fomenter un coup d'État ont été arrêtés à Barraket Essahel par la police de Ben Ali. Ils ont ensuite été victimes de tortures particulièrement atroces. Le jugement du procès a été rendu le 7 avril 2012.

 

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