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«Comment être Français comme des blancs?»
En France, la culture de l’exclusion est encore très fortement ancrée dans certains milieux institutionnels.
Depuis son arrivée place Beauvau, le ministre de l’Intérieur Claude Guéant s’est fait une spécialité: susciter des polémiques et diviser la communauté nationale. Ses propos sur la hiérarchie des civilisations, qui ressortissent des classiques les plus éculés de la bibliothèque coloniale, et la réponse cinglante du député de Martinique Serge Letchimy, méritent qu’on s’attarde sur les ressorts de ces réalités et leurs causes profondes.
Car en effet, pour Claude Guéant comme pour une partie de la population hexagonale, la référence c’est la civilisation européenne. Ce qui exclut d’emblée les populations de l’outre-mer, voire toutes celles qui revendiquent des appartenances multiples. Et s’agissant des Antilles, de la Guyane et de la Réunion, cette référence et la prétendue hiérarchie qui la sous-tend, constituent une double négation: l’appartenance de ces territoires à la République et leur ancrage dans les espaces géographiques auxquels ils appartiennent. Ce qui renvoie immédiatement à ce que Catherine Coquery-Vidrovitch a très justement appelé dans un essai éponyme «les enjeux politiques de l’histoire coloniale».
«Etre noir n'est pas un cadeau»
Plus d’un siècle et demi après l’abolition de l’esclavage, de nombreux Antillais par exemple, entretiennent toujours des rapports très compliqués avec leurs héritages africains ou ce qui en tient lieu, et leurs imaginaires ne sont pas encore totalement débarrassés de l’idéologie ou encore de l’imagerie coloniale du nègre synonyme de sauvage africain. Dans un essai paru récemment chez Présence Africaine – la maison qui publia «Cahier d’un retour au pays natal» et «Discours sur le colonialisme», d’Aimé Césaire – intitulé «Corps Noirs, Têtes Républicaines», le jeune antillais Moïse Udino rappelle que l’anba féï reste très prégnant dans la socioculture antillaise. Cette expression créole qui pourrait se traduire par sous les feuilles mortes, désigne un comportement, une méfiance liée à l’histoire de l’esclavage. L’anba féï concerne tout ce que l’on ne doit pas dire en public, comme par exemple la honte d’être noir.
Car aujourd’hui encore, pour de nombreux Antillais, être noir n’est pas un cadeau. En Guadeloupe ou en Martinique, l’on continue par exemple de dire
«Pli i nwè, pli i kouyon», «Plus il ou elle est noir(e), plus il ou elle est idiot(e)».
Autrement dit, plus la peau est foncée, plus la difficulté à se fondre dans la masse est grande. De nombreux parents disent d’ailleurs encore à leurs enfants:
«Ou ja nwé, pa fé yo rimatchéw», «Tu es déjà noir, ne te fais pas remarquer [plus que tu ne l’es déjà] ».
Comment être Français comme des blancs?
Nous sommes là au cœur du mal-être antillais, au cœur du malaise identitaire et de ces sentiments contradictoires qu’éprouvent de nombreux Antillais depuis plusieurs générations. Ces sentiments qui conduisent certains à se demander si, un jour, ils seront des Français comme les Blancs.
Des Français comme des Blancs, une interrogation ignoble, abjecte, mais qu’il faut bien poser comme telle! Le constat s’impose de lui-même: l’histoire de la colonisation et de l’esclavage peine toujours à rentrer dans notre patrimoine historique commun, alors même que la culture française est la résultante de nombreux héritages qui s’entremêlent dans un passé complexe et cosmopolite.
Une situation qui est restée globalement figée jusqu’au début des années 2000, malgré l’inscription de l’esclavage dans les programmes de l’école élémentaire, et dans ceux du secondaire adaptés pour les Départements d’Outre-mer. Car peu après cette initiative en apparence progressiste, une note publiée dans le Bulletin officiel de l’Education nationale précisait que les changements envisagés étaient destinés à aider les élèves «à se situer localement et régionalement, et à être conscients d’une histoire qui ne se confond pas toujours avec celle de la France.»
Avec ces quelques mots, l’Education nationale affirmait très clairement que les Antillais n’étaient pas pleinement Français, dans une France réduite ici à l’Hexagone. Car, si comme le stipulait cette note, l’histoire des Antillais ne se confondait pas toujours avec celle de la France, alors celle-ci ne pouvait qu’être déconnectée de l’histoire métropolitaine. En clair, l’esclavage colonial français ne fait pas partie du récit national commun. Ce qui n’est autre qu’une assignation identitaire qui remet en cause les idéaux républicains d’égalité et de fraternité.
Une culture de l'exclusion
Mais à y regarder de près, l’on constate que cette note n’est que la résultante d’une culture de l’exclusion encore très fortement ancrée dans certains milieux institutionnels. Une culture de l’exclusion qui date au moins du milieu du 19e siècle. Effectivement, à la différence du reste de l’histoire coloniale, celle de l’esclavage dans les colonies françaises n’a pas été enseignée pendant très longtemps. Le petit Lavisse par exemple, qu’on utilisait dans les écoles publiques jusqu’aux années cinquante n’en disait pas un mot. Certains historiens font même l’hypothèse d’un accord tacite entre descendants d’esclaves qui avaient appris à avoir honte de leur origine, et descendants d’esclavagistes qui ne souhaitaient pas se souvenir du passé de leurs ancêtres.
D’une certaine manière, pour pouvoir vivre ensemble, il ne fallait pas parler de ce qui gênait. A quelques exceptions près, ce non-dit sur l’esclavage était la règle sous la IIIe et la IVe République. L’on était plus soucieux de l’enseignement de l’abolition de l’esclavage. Il s’agissait alors de célébrer Victor Schœlcher, à qui l’on doit l’émancipation de 1848, votée dans l’enthousiasme des premiers jours de la IIe République.
La France s’est donc construite comme une entité blanche. C’était d’ailleurs l’une des idées implicites de l’universalisme prôné tout au long de la IIIe République. Au fil des décennies, ce déni a engendré des rancœurs, des incompréhensions, un malaise identitaire et donc des revendications. La constitution du Comité de la marche du 23 mai 1998 répondait ainsi à une volonté de restauration de la vérité et d’une dignité longtemps bafouée. Heureusement, après un long et difficile combat collectif, il y a eu la loi Taubira en 2001. Il aura fallu attendre plus de deux siècles pour que la Traite des Noirs soit déclarée comme crime dans la législation française.
Pourtant, en 1773, dans son «Supplément au voyage de Bougainville»,Diderot écrivait déjà:
«Qui es-tu donc pour faire des esclaves? Tu dis que ce pays est à toi ! et pourquoi ? Parce que tu y as mis les pieds ? […] Celui dont tu veux t’emparer comme de la brute, l’Otaïtien, est ton frère ; […] Quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi?»
Quelques années plus tard, en 1781, soit 13 ans avant la première abolition, Condorcet affirmait dans ses «Réflexions sur l’esclavage des Nègres»: «Réduire un homme à l’esclavage, l’acheter, le vendre, le retenir dans la servitude, ce sont de véritables crimes».
L'heure du travail de mémoire
Adoptée en mai 2001 dans l’indifférence générale en France métropolitaine, la loi Taubira a fini par favoriser la prise de conscience d’un nécessaire travail de mémoire. Elle a impulsé une dynamique née avec la marche du 23 mai 1998. Est-ce à dire pour autant que nous sommes sortis d’affaire? Evidemment non! Les propos de Claude Guéant le montrent. Autre preuve, les polémiques et les querelles incessantes autour de l’histoire de la colonisation et de l’esclavage. Certes polémiques et débats sont le propre de toute démocratie. L’on peut toutefois regretter que le débat se réduise bien souvent à une opposition entre histoire et mémoire.
Ce qui conduit à nier le rôle prégnant du politique dans la controverse sur les lois dites mémorielles. Pour une bonne partie de nos concitoyens, et surtout pour de très nombreux historiens, l’histoire coloniale reste un appendice non constitutif de l’histoire française, réduite ainsi de façon partiale et partielle à la seule histoire de l’Hexagone. Ce qui est indéniablement une erreur. Car, on ne peut comprendre l’essor des grandes puissances européennes à la fin du XIXe siècle sans l’impérialisme colonial, le déclin économique français de l’entre-deux-guerres sans le repli sur l’empire, le succès de la France libre de De Gaulle sans l’Afrique, et l’avènement de la Ve République sans la guerre d’Algérie.
Actuellement, nous assistons à un affrontement politique au sujet de l’histoire de la colonisation. Deux courants historiographiques principaux s’opposent: le premier est ouvert sur la complexité sociale et les idées postmodernes, tandis que le second est plutôt nationaliste et centralisateur.
L’historien Pierre Nora en est l’une des figures emblématiques. Dans un article paru dans le Monde 2 en février 2006, il qualifiait l’histoire de «purement intellectuelle, laïcisante, et qui appelle analyse et discours critique.» Puis, il concluait en affirmant qu’il appartenait aux historiens, et à eux seuls, de «dire à tous – et pour tous – ce que le passé autorise et ce qu’il ne permet pas.» Seulement voilà, Pierre Nora faisait mine d’ignorer qu’en dépit de ses efforts et de sa volonté de rigueur, l’historien a toujours un point de vue. Le fait pour les historiens les plus éminents de tirer des conclusions contradictoires à partir des mêmes faits historiques, montre à quel point l’histoire est insérée dans le politique.
Christian Eboulé
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