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Impossible réconciliation libyenne?
Il faudra du temps aux Libyens pour pardonner les crimes perpétrés et le soutien de certains à l'ancien dictateur. Reportage à Tawargha, ville vaincue rayée de la carte.
En s'approchant, les lettres se devinent sous la peinture noire: Tawargha. Le nom de la ville, recouvert d'un épais trait pulvérisé à la bombe. Un panneau routier plus chanceux qu'un autre, criblé d'impacts de balles. La route est une ligne droite depuis Misrata. Quarante kilomètres qui se parcourent le temps d'une discussion sur les événements survenus l'an passé entre ces deux villes.
Une fois à Tawargha: des squelettes d'immeubles grignotés par les balles, noircis par la fumée, des épaves rouge cendre de voitures retournées. Les poteaux électriques sans fils les reliant confirment l'impression donnée par les panneaux indicateurs n'indiquant plus rien: cette ville, ont décidé certains, ne doit plus être. Rayée de la carte. Niée.
Pour cela: effacer son nom, empêcher le courant d'y parvenir et mettre à terre son château d'eau. Ainsi ses 30.000 habitants ne tenteront-ils pas de s'y réinstaller. Les Tawargha n'ont pas choisi le bon camp. Membres d'une tribu donnant son nom à la ville qu'ils habitaient, ils ont soutenu en majorité Mouammar Kadhafi dans la révolte qui libèrera le pays de 42 ans de règne du Guide. Les Tawargha sont noirs, descendants d'esclaves et facilement reconnaissables dans cette région du nord-est de la Libye.
Les Misrati eux sont riches —le commerce est leur force—, ont dû résister de longs mois au régime qui avait fait de Tawargha l'une de ses bases et ont probablement longuement ruminé avant de se venger allègrement une fois la ville tombée.
Les Tawargha contraints à l'exil
Maison brûlées, immeubles criblés de balles, le soulagement aurait pu s'en tenir là. Mais les Tawargha qui avaient fui bien avant l'arrivée des Misrati et laissés les clés de la ville aux combattants du régime payent encore aujourd'hui les choix du passé. Eparpillés dans le pays, ils ont fait une croix sur un retour prochain dans leur maison.
«Ca suffit, c'est fini maintenant, il est mort Kadhafi». Messaoud sort de l'enceinte militaire dans laquelle il s'est réfugié avec sa femme et ses deux enfants, à Janzour, 20 kilomètres à l'est de Tripoli. Avec environ un millier de Tawargha il vit là depuis août dernier à 3 heures de route de sa ville aujourd'hui abandonnée.
«La guerre est finie maintenant. On est tous musulmans. Il faut oublier le passé.»
La femme de Mesaoud, ne comprend pas ce qu'on lui reproche. Elle paye pour ceux qui se sont battus aux côtés de Kadhafi alors qu'elle tentait de protéger ses enfants. «Où est l'unité nationale? Où est la réconciliation?» Dans sa ville qu'elle ne peut plus revoir, certaines maison fument encore. Les combats sont pourtant terminés depuis la chute de Syrte et la mort du dictateur. D'ex-thouars (révolutionnaires) qui semblent ne pas avoir les moyens de détruire littéralement les maisons, brûlent leur intérieur pour s'assurer qu'elles ne resserviront pas.
La loi du talion
Lorsque nous l'avons rencontré, Messaoud n'avait pas encore pris la décision de fuir son logis de fortune. D'autres n'ont pas attendu prenant la route quelques jours après une attaque qui coûtera la vie à plusieurs d'entre eux dont des femmes et des adolescents.
Un nouvel acte de vengeance, semble-t-il, de Misrati après les exactions qu'auraient commis leurs voisins ennemis. Actes de violences, meurtres. Jusque des rumeurs évoquant le viol de vieillards par des Tawargha, dans cette période et ce pays propices aux plus folles affabulations. Rien, aucune vidéo, aucun témoignage direct pour étayer ces accusations. Ce qui est sûr c'est que la guerre a opposé deux villes voisines et qu'une guerre ça n'est jamais propre. Mohammed lui est Touareg.
Dans une chambre d'hôtel de Tripoli il me demande de modifier sa voix pour l'interview qu'il accepte de donner à France Info. Mohammed n'a pas choisi de se battre pour Kadhafi. Il l'a fait pensant être du bon côté.
«J'avais quitté l'armée trois ans avant le début des événements. Un jour, des hommes sont venus nous chercher dans ma ville d'Obari (sud). On nous a dit qu'il fallait aller manifester pacifiquement à Tripoli contre al-Qaïda et l'envahisseur européen. Je me suis retrouvé dans une caserne. Puis dans une ville du Djebel Nafusah (ouest) à surveiller une école. On a été attaqué. Un jour on m'a dit la vérité alors j'ai fui.»
Mohammed dit qu'il n'a pas tué de Libyens. Mais aujourd'hui il a toujours peur.
«Moi je sais que je n'ai rien à me reprocher, on m'a menti. Mais j'ai peur parce qu'il n'y a pas de loi dans ce pays».
La chasse aux Touareg
Etre touareg, c'est comme être Tawargha, ça suffit pour faire de vous un soutien de Kadhafi aux yeux de beaucoup. Al Bahi est aussi Touareg. Mais son défaut c'est d'avoir un beau frère ancien ambassadeur de Libye au Niger.
«Je n'y suis pour rien» se défend-il quand il nous raconte son histoire. «Ma sœur n'est plus avec son mari. Lui est resté au Niger, elle est au Caire. Moi je dois m'occuper de sa maison, ici, à Tripoli. Un soir, d'ex-rebelles de Zentan sont venus et m'ont demandé où était mon beau-frère. Je n'en savais rien. Ils m'ont pris mes papiers, ma voiture et m'ont demandé de lever le camp sur le champ»
Aujourd'hui, un Touareg sans papier dans Tripoli est forcément suspect. Il doit supporter le lourd fardeau d'une famille qui en a bien profité. Ces exemples illustrent la délicate question de la réconciliation.
«C'est l'un des problèmes les plus durs à traiter dans une situation post-conflit», déclare Muin Shreim, le conseiller des questions politiques pour la mission de l'ONU en Libye, l'UNSMIL.
«Il faut prendre en compte l'histoire du pays, les vieilles hostilités entre tribus, certaines nourries par l'ancien régime.» Ce Palestinien reçoit dans son appartement d'une résidence sous haute surveillance, non loin du camp de réfugiés Tawargha.
«Ce qui est important pour les autorités, explique celui dont la mission consiste notamment à conseiller les dirigeants libyens, c'est de commencer par avoir une idée claire de la façon dont elles veulent régler ce problème.»
Le CNT, un conseil national de transition fantôme
Les autorités en ce moment ce sont les membres du Conseil National de Transition. Du moins officiellement. Car les brigades qui se sont battues contre l'ancien régime n'ont pas rendu les armes et pallient les faiblesses du gouvernement, avec son assentiment.
Et ce qui manque pour avoir ces idées claires nécessaires à la réconciliation, c'est l'argent. Ainsi Othman Ben Sassi, le directeur administratif du Conseil National de Transition explique:
«L'argent aide beaucoup. Si on ne peut pas par exemple loger les gens de Tawargha dans des maisons préfabriquées, construire des écoles pour les enfants et leur trouver un lieu où ils peuvent habiter en sécurité, ils seront toujours errants dans les villes et poseront des problèmes.»
Jusqu'à d'éventuels nouveaux affrontements estime cet ancien exilé. Alors il faut des moyens. Et espérer le déblocage rapide des avoirs libyens gelés, 190 milliards de dollars selon Othman Ben Sassi. Quoi qu'il en soit, prédit-il, «il faudra attendre un peu avant que les Tawargha ne puissent rentrer chez eux. Les blessures ne sont pas encore cicatrisées. On comprend très bien que les familles de Misrata soient touchées dans leur chair par la violence terrible, les viols, les assassinats dans les maisons dont elles ont été victimes.»
«Toute réconciliation prend du temps»
Au pied d'une barre d'habitations de Tawargha, un fauteuil roulant attend son propriétaire. Dans quelles conditions a-t-il été abandonné? Oublié dans la fuite? Utilisé comme jeu par les pro-Kadhafi pour occuper leurs soirées? Seule trace en tout cas d'une présence humaine passé, dans cette ville aux allées espacées. Les maisons et immeubles pillés et brûlés donnent plus l'impression d'avoir servi d'appartements témoins d'un immense projet immobilier jamais achevé. Des épiceries aux vitrines détruites longent une route menant à une palmeraie. Un château d'eau est couché sur le flanc. Pas de trace d'obus, l'édifice a sûrement été terrassé à dessein.
Rida nous a conduit sur les lieux depuis Misrata. A 20 ans, il combattait l'an dernier dans une Katiba et se souvient de tout. «C'est de là que je tirais». Deux Tchadiens gardent des moutons pendant que des ouvriers égyptiens récupèrent des parpaings pour le compte d'un patron Misrati.
«C'est vrai que tous ne sont pas coupables mais c'est comme ça!»
Dans son dos, une colonne de fumée sort d'un bloc d'immeubles. Il restait donc encore des choses à brûler dans ce no man's land dévasté. «Je ne sais pas si les Tawargha vont revenir. Ca va prendre beaucoup de temps, peut-être dix ans. Moi j'ai pas de problèmes pour qu'ils reviennent mais ceux qui ont les mains trop sales, pas question!»
«Toute réconciliation prend du temps, confirme Muin Shreim dans son compound Onusien. Il y a différents niveaux de réconciliation qui requièrent différents outils et mécanismes. Et pour la réconciliation nationale l'outil principal c'est la loi. Nous aidons le CNT à dessiner une loi propre à cette question.»
Tolérance à l'égard des pro-Kadhafi
Mais la faiblesse du CNT se trouve dans son nom: Conseil National de Transition. Sans réel pouvoir. Quasi résigné à l'unique mission de mettre en place l'élection d'une Assemblée constituante en juin. Après, les lois tenteront de rendre possible cette réconciliation. Mais quand? Leur mise en place sera longue. Il faudra ensuite arriver à accepter.
«Ca va prendre du temps, souligne Othman Ben Sassi. Regardez, les blessures de la guerre d'Algérie sont toujours là!»
«Je pense, conclut toutefois optimiste Muin Shreim, que la Libye a la chance d'avoir une société plus homogène que des pays comme l'Irak ou l'Afghanistan. Plus homogène et plus tolérante.»
Cette tolérance qui devra permettre à tous de cohabiter. Et d'accepter qu'après 8 mois de soulèvement et plus de 25.000 morts, un habitant de Syrte, fief de Kadhafi, glisse sans crainte à des confrères journalistes: «Kadhafi, miya miya, Kadhafi, il est super!»
Thibaut Cavaillès
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