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A Dakar, c’est la lutte finale
La CAN 2012 n'a pas suscité d'enthousiasme au Sénégal. Les idoles du sport ne sont plus les footballeurs, mais les lutteurs.
Qui l’aurait imaginé avant le début de la Coupe d'Afrique des Nations? Les Lions de la Téranga éliminés dès le premier tour du tournoi. Trois matches, trois défaites. Face à des équipes qui ne font pas trembler la planète football. La Zambie, la Libye et la Guinée équatoriale. Les Sénégalais n’imaginaient pas pareil destin à leur équipe sortie invaincue des éliminatoires. Les Lions de la Téranga devaient arriver au moins en demi-finale, affirme le Quotidien, l’un des titres les plus lus à Dakar. Mais le dieu football se moque des certitudes des uns et des autres.
Où regarder les matchs?
Cette CAN 2012 n’a pas soulevé l’enthousiasme des Sénégalais: ceux du pays comme les immigrés. Peu de Sénégalais de Paris avaient la possibilité de voir les matches. Il fallait s’abonner à Orange afin de goûter aux délices de la CAN. Afin d’assister à la dernière prestation des Lions de la Téranga, j’ai dû pousser la conscience professionnelle très loin pour me rendre un dimanche soir dans un salon de coiffure africain. Tenu par des Sénégalais, il avait une «obligation morale» de diffuser Sénégal-Libye, même si un autre écran passait du… rugby.
Rapidement les jeunes Sénégalais présents dans le salon ont éprouvé un sentiment de révolte… Comment les vaillants Lions de la Téranga pouvaient se laisser battre par la Libye? Une équipe qui n’a guère eu l’opportunité de s’entraîner sereinement au cours des derniers mois. Plus préoccuper de l’avenir du colonel Kadhafi que de la façon dont tournait le ballon rond. L’orgueil national sénégalais en prenait un coup.
Comme l’ambiance est morose dans le salon de coiffure, le barbier, un Nigérian, venu du pays Ibo (sud-est du Nigeria) après avoir séjourné en Côte d’Ivoire, préfère ambiancer en faisant des blagues sur… Laurent Gbagbo –un sujet nettement moins polémique que le foot sénégalais ce soir-là- et sur le… Biafra. Ce dimanche-là, même la guerre du Biafra (achevée en 1970) devenait davantage un sujet de conversation que le match du jour. C’est dire si l’heure était grave.
La faute à Wade?
A Dakar, l’ambiance est tout aussi morose. Les discussions tournent autour de l’entraîneur Amara Traoré, bouc émissaire du Waterloo footballistique. Doit-il démissionner ou attendre d’être limogé? Grave question qui passionne la presse, dès lors que son salaire est très élevé et que ces performances le sont beaucoup moins. Finalement, il a été démis de ses fonctions le 8 février.
Plus que les piètres performances des Lions ce sont les prouesses mystiques des autres équipes qui préoccupent. Comment expliquer qu’une formation aussi bonne que celle du Sénégal ait connue trois défaites face à des adversaires aussi faibles? Grave question à laquelle certains supporters croient avoir trouvé une explication logique et somme toute rassurante. Le président Abdoulaye Wade porterait la guigne.
«Il n’a pas de cheveux. Un chauve cela ne porte pas chance. C’est le mauvais œil assuré. Le président Senghor disait d’ailleurs que comme Wade ne portait pas de cheveux, il ne pouvait pas porter un pays», explique Fatoumata, une étudiante, supportrice des Lions.
Une explication qui ne parvient pas à convaincre tout le monde. Mais qui permet de détendre l’atmosphère. A un moment où le désamour des Sénégalais pour leurs Lions se confirme et que d’autres champions raflent la mise.
Place aux lutteurs
«Ce sont les lutteurs qui vont être contents. Ils n’ont plus de concurrents», explique un étudiant en référence aux combats de lutte frappée où les combattants se donnent des coups de poing sans gants.
Comme les gaillards pèsent plus de cent kilos, le résultat sur le visage de l’adversaire peut être assez spectaculaire. Certains des combats peuvent rapporter près de 500.000 d’euros au vainqueur. Comme ces combats peuvent durer quelques secondes cela fait cher payé le coût de poing.
Dès lors la lutte fait rêver. Les écoles de lutte frappée se multiplient partout au Sénégal, notamment sur les plages. Les nouveaux héros les plus populaires ne sont plus les footballeurs comme à l’époque des prouesses de El Hadji Diouf: l’équipe du Sénégal avait atteint les quarts de finale du mondial 2002, après avoir battu la France championne du monde en titre.
Plus que les stars du ballon rond, les lutteurs font la une des sites et des journaux: ils sont omniprésents tous les dimanches sur les écrans de télévision. Et le reste de la semaine aussi d’ailleurs. Après les combats du dimanche vient le temps des analyses et des échanges de propos aigre-doux entre champions qui se défient comme au plus fort de la rivalité Mohammed Ali VS Joe Frazier.
Des sportifs influents
La CAN passe d’autant plus inaperçue qu’un autre sport occupe de plus en plus de place: la politique. A quelques jours de la présidentielle du 26 février d’autres lutteurs monopolisent les petits écrans. Ils travaillent d’ailleurs la main dans la main avec les vrais lutteurs qui assurent leur service d’ordre. Pour leur compte, les lutteurs, jouent des épaules et des muscles afin de tailler la route des ténors de la politique lors des marches et des manifestations.
Les lutteurs sont des hommes de poids au propre comme au figuré. Sur leur nom, on peut presque tout vendre et les annonceurs ne s’en privent pas: des yaourts tout comme des voitures ou des télévisions. Les lutteurs portent souvent des noms mystérieux et évocateurs tels que Gris Bordeaux –le porteur du nom le plus décalé-, Sarkozy– un petit teigneux- ou Tyson –un grand très sûr de lui. Parfois, les lutteurs font passer des messages, ainsi Tyson commence ses combats le corps enveloppé dans une bannière étoilée. Ce combattant aime l’Amérique et il ne s’en cache pas.
Chaque duel est précédé de combats mystiques, les gri-gris, les marabouts et les porteurs d’eau –bénite- s’affrontent dans un long rituel qui fait partie intégrante du spectacle et retient autant l’attention que les échanges de coups proprement dit.
L'arène politique
Comme la lutte frappée, la politique est un sport qui passionne. Il est lui aussi très violent, beaucoup d’argent est en jeu, plus encore qu’avec la lutte frappée. L’issue est incertaine comme avec la lutte frappée. La politique sénégalaise, un sport très technique où il faut maitriser mille paramètres, notamment la langue wolof et les confréries mourides. Les transferts sont aussi fréquents qu’en football: les politiciens sénégalais changent très souvent. Le mercato est ouvert toute l’année. Cette politique de transfert permanent porte le doux nom de transhumance.
Le combat politique est une lutte tout aussi féroce que la lutte. Une lutte frappée, elle aussi. Gorgui (le vieux en wolof, le surnom de Wade) n’a plus la force de ses vingt ans. Mais dans l’arène, il est invaincu depuis 2000. Du fait d’une technique et d’une maitrise des coups fourrés bien supérieure à celle de ses adversaires. Il affronte douze challengers: des jeunes lions pleins d’appétit mais qui manquent de technique.
Gorgui domine le combat, mais rien n’est joué. Les jeunes de «Y’en a marre», de nouveaux venus dans l’arène, veulent le faire disqualifier. Même s’ils le soupçonnent de se doper pour tenir le coup, c’est sur le terrain des règles du jeu (la Constitution) qu’ils attaquent Gorgui.
Du coup comme avec la lutte frappée, la politique sénégalaise, sport très complexe, est l’apanage des Sénégalais. Contrairement au football qui réserve bien des vilaines surprises –des victoires de Zambiens, de Libyens ou d’Equato-guinéens-, l’avantage de ces sports en vogue, c’est qu’à la fin quoi qu’il arrive, la victoire revient à un homme du cru. A un Sénégalais. Et c’est sans doute bien plus satisfaisant ainsi.
Car comme partout ailleurs, il reste bien souvent un vieux fond de chauvinisme chez l’amateur de sport. Alors contrairement aux idées reçues, le ballon rond n’est plus le sport roi au pays de la Téranga (surnom du Sénégal). Et il aura bien du mal à reconquérir la première place….
Plus que jamais, à Dakar, des arènes jusqu’aux arcanes politiques, la lutte est féroce… Au risque d’écarter le ballon. Et de laisser le football hors-jeu.
Pierre Cherruau, directeur de la rédaction de SlateAfrique, à Dakar
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