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L'homme le plus puissant du Caire
Mourad Mouafi est l’homme le plus important d’Égypte. Et vous n’en avez pourtant jamais entendu parler...
Mise à jour du 25 mars: Les parlementaires libéraux égyptiens, en conflit avec leurs collègues islamistes majoritaires, ont annoncé samedi leur retrait du vote crucial pour désigner les membres de la commission chargée de rédiger la nouvelle Constitution.
Les libéraux ont accusé les islamistes, qui dominent le Parlement, de vouloir monopoliser les sièges au sein de cette commission qui doit compter 100 membres de la commission constituante -50 députés et sénateurs et 50 personnalités publiques et membres de syndicats.
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Quand Hosni Moubarak a été renversé en février 2011, beaucoup d’éléments de son régime sont restés en place, en tout cas au début. Dans l’année qui a suivi, l’armée, la police et l’élite du monde égyptien des affaires ont fait leur possible pour faire face à la marée de changement révolutionnaire qui a déferlé sur le pays le plus peuplé du monde arabe.
Aucune de ces institutions n’en est sortie absolument indemne. La très impopulaire police nationale voit son autorité sapée sans discontinuer par les manifestants et la presse. Les bandes organisées de capitalistes de l’ère Moubarak ont échoué en prison, et leurs accords commerciaux de jadis sont passés au crible par leurs rivaux ou les tribunaux. Et l’armée, à la tête du pays sous la forme d’un Conseil suprême des forces armées (CSFA) qui lutte pour conserver le contrôle, est désormais la cible de la colère du peuple.
Aujourd’hui, les Frères musulmans, à qui leurs récentes victoires électorales ont assuré une position dominante au nouveau parlement, ont entrepris de servir les intérêts de leur propre programme, ajoutant une nouvelle dose d’imprévu à la lutte pour le pouvoir.
Un travail de l'ombre
Un des piliers de l’ancien régime a pourtant réussi à survivre à la tourmente tout en conservant son autorité intacte —voire en l’élargissant. C’est la direction des renseignements généraux (DRG), l’agence de renseignements la plus puissante du pays. Tandis que depuis un mois, les vieux généraux du CSFA ne font qu’entretenir les flammes de la colère à coups de manœuvres maladroites, la DRG, qui occupe la position dominante au sein des services rivaux de renseignements égyptiens, émerge progressivement comme une sorte d’état-major du leadership.
Contrairement aux généraux au pouvoir, ces officiers interviennent loin des feux des projecteurs, leurs travaux restant largement ignorés des médias et du public. Son rôle a permis à la DRG (en arabe communément appelé Mukhabarat) de capitaliser sur l’incertitude qui accable les autres institutions au pouvoir. Conséquence, l’homme qui la dirige—l’impénétrable Mourad Mouafi, 61 ans—est sur le point de jouer un rôle-clé dans la prochaine étape d’une intrigue de haute volée.
Il est compréhensible que les historiens de la révolution se concentrent sur les révolutionnaires, qui sont les moteurs du changement. Pourtant, chaque soulèvement politique donne aussi naissance à sa part de personnages du type de Mouafi, ces agents de l’ombre qui utilisent leur savoir-faire dans le domaine de l’intrigue administrative pour passer sans encombre de l’ancien régime au nouveau.
Certes, le chef des services secrets égyptiens n’a rien d’un Talleyrand. Contrairement à cet acharné défenseur de la monarchie qui se rangea aux côtés de la révolution française pour finir en ministre des Affaires étrangères de Napoléon, Mouafi n’a rien d’un mielleux intellectuel. Ses rares apparitions à la télévision égyptienne, par exemple, ont mis en exergue le manque de perfection de sa maîtrise de l’arabe, comme il convient à un officier militaire qui a une longue carrière derrière lui, arrivé au sommet grâce à une mémoire prodigieuse et à une habile compréhension des réalités du pouvoir. Pourtant, il ne fait aucun doute que ses longues années de médiateur politique l’ont équipé comme personne pour la manœuvre au milieu des eaux troubles de la transition égyptienne.
Le médiateur
Quand, par exemple, les dirigeants de l’armée ont décidé qu’il était temps de parlementer avec les activistes des Droits de l’Homme à l’automne dernier, c’est Mouafi qui a représenté le CSFA lors de la réunion. Ce qui s’explique sans doute en partie par sa grande expérience de médiateur en chef égyptien entre Israël et les Palestiniens. Et quand le CSFA a envoyé des émissaires à Washington l’année dernière, Mouafi figurait aussi dans la délégation (il a même eu droit à sa propre audience privée avec la secrétaire d’État Hillary Clinton).
Le secrétaire d’État à la Défense, Leon Panetta, s’est assuré d'inclure Mouafi parmi ses interlocuteurs lors de sa visite en Égypte à l’automne—juste après une dégustation de cheesecake et une partie de bowling avec le maréchal Hussein Tantawi, chef du CSFA. Et le plus révélateur de tout est peut-être que c’était vers Mouafi—plutôt que vers Tantawi ou vers le ministre égyptien des Affaires étrangères–que s'est tourné le Premier Ministre israélien Benjamin Netanyahou quand des émeutiers ont pris d’assaut l’ambassade israélienne du Caire en septembre.
Un pouvoir conséquent
Cependant, il ne faut pas faire l’erreur de croire que le travail de la DRG se cantonne à des sujets stratégiques de haute volée. L’agence de Mouafi est équipée comme aucune autre pour explorer les moindres détails quotidiens de la politique intérieure grâce à sa position de première agence de sécurité nationale du pays. À ce jour, personne ne peut obtenir d’emploi dans la vaste administration publique égyptienne sans avoir au préalable été passé au crible par la police secrète—et la DRG a un accès total aux dossiers, tout comme son homologue de moindre importance, les services de sécurité de l'État (rebaptisés en mars de l’année dernière les «Forces de sécurité nationale»). Des décennies de traque, d’interrogatoires et de chantage de dissidents ont donné à la DRG un pouvoir conséquent sur la nouvelle génération de politiciens égyptiens.
Étant donné son implication passée dans des sujets répondant difficilement à la définition occidentale de sécurité nationale (comme la gestion de la réponse de crise du gouvernement pendant la crue du Nil), il fait peu de doute que l’agence d’espionnage soit très précisément informée des affaires économiques égyptiennes.
«Depuis la chute de Moubarak, certains événements montrent que les projets du CSFA pour contrôler la société égyptienne étaient en réalité dominés par le système de sécurité de l’État et la DRG, qui servait d’yeux et de mémoire au régime», écrit l’expert politique Amin Al-Mahdi dans un article paru l’année dernière.
L’ancien officier Ahmed Ezzat, qui a créé une page Facebook traquant les allégations de corruption au sein de l’establishment militaire égyptien, prétend que la DRG a utilisé ses fonds pour lancer des sociétés privées dont les profits reviennent à des gradés des renseignements. En outre, explique Ezzat, les entreprises de la DRG ont un accès exclusif aux marchés publics.
«La DRG est un État dans l’État» écrit-il. «Ses opérations ne sont pas soumises à la moindre surveillance professionnelle, financière ou juridique.»
Le soutien de Souleiman
Le passé de Mouafi reste nimbé de mystère. Mais ce qui est clair, c’est qu’il n’en serait pas là sans Omar Souleiman, le chef des services secrets égyptien qui l’a précédé. Au cours de ses 18 années de règne à la tête de la DRG, à partir de 1993, Souleiman, l’un des principaux confidents de Moubarak, a largement étendu le domaine d’action de l’agence et élargi sa mission traditionnelle d’espionnage pour inclure des sujets sensibles de sécurité nationale allant des relations avec l’Iran et Israël à la surveillance de l’opposition islamiste.
Dans le même temps, la DRG a continué à s’impliquer dans les détails de la vie quotidienne égyptienne. Il est de notoriété publique que ses agents sont intervenus dans un conflit sectaire impliquant un prêtre copte, ou pour arbitrer un conflit social entre les dirigeants d’une usine textile et leurs employés licenciés.
L’avocat cairote Ahmed Seif El-Islam Hamad, spécialisé en défense des Droits de l’Homme, raconte l’histoire de sociologues d’une université de province qui avaient décidé de mener une enquête sur l’attitude des jeunes vis-à-vis du sexe. Dérangé par la nature potentiellement sensible de l’étude, un doyen de l’université avait fait appel à un agent de la DRG locale pour lui demander conseil.
Le talent de Mouafi lui a permis de se fondre parfaitement dans l’establishment de la sécurité nationale si particulier à l’Égypte. Officier au début de sa carrière, il a gravi les échelons jusqu’à la tête des services de renseignements militaires égyptiens (on peut lire ici un article rare sur sa carrière, en arabe, dans une version grossièrement traduite par Google Translate). Ces origines lui ont servi lorsqu’il est devenu gouverneur du Sinaï Nord, zone stratégiquement sensible, en 2010. Bien qu’on puisse lui attribuer l’amélioration de la sécurité dans la zone frontalière, il fut plus tard en butte aux critiques pour avoir qualifié les tribus bédouines nomades de la région de «criminels» tirant profit de leurs activités de contrebande avec la bande de Gaza.
En janvier 2011, Moubarak avait élevé Souleiman à la vice-présidence dans une tentative désespérée de consolider le régime en difficulté. Mais Souleiman, tout comme son patron, ne s’avéra pas à la hauteur de la tâche et ne tarda pas à démissionner après la chute du dictateur.
Pendant ce temps, les services de sécurité de l’État subissaient les foudres du mécontentement populaire. Début mars, une foule attaqua leurs bureaux du Caire et s’empara des dossiers sur la persécution des opposants au gouvernement. Mais contrairement à la prise d'assaut apparemment comparable du QG de la Stasi à Berlin Est en janvier 1990, cet événement ne marqua pas la fin des services de sécurité internes en Égypte. Au contraire, il finit par donner encore plus de pouvoir à la DRG élitaire, qui, en tant qu’élément de l’establishment militaire, maintient ses installations les plus sensibles sur des bases militaires inaccessibles, hors de portée de l’agitation des rues.
Un pouvoir croissant
La carrière de Mouafi n’a même fait que prospérer depuis les débuts de l’ère post-Moubarak. Au printemps dernier, il fut l’un des premiers responsables égyptiens contactés par les États-Unis lorsque l’on apprit que le CSFA avait libéré de prison le frère du chef d’al Qaida, Ayman al-Zawahiri, dans le cadre d’une amnistie de prisonniers politiques.
Le frère en question, Muhamad al-Zawahiri, fut arrêté de nouveau à peine quelques jours plus tard. Environ à la même époque, Mouafi jouait les médiateurs dans des «négociations de rapprochement» entre le Hamas et le Fatah, et participait à des discussions avec le Hamas sur un éventuel déménagement de son QG de Damas au Caire (pour l’instant, en tout cas, ce déplacement ne s’est pas concrétisé).
Quand Mouafi a fait un voyage inédit en Syrie l’année dernière dans le cadre de ces discussions, l’événement a suscité des inquiétudes considérables à la fois chez les Américains et chez les Israéliens, qui se demandèrent si l’Égypte était en train de réorienter sa politique et de s’éloigner de la position relativement pro-Israël de l’ère Moubarak. C’est également à Mouafi que revient le mérite d’avoir aidé les négociations d’échange de prisonniers qui ont permis la libération du soldat israélien Gilad Schalit détenu par le Hamas.
Mais Mouafi—même s’il est rarement évoqué par les médias égyptiens—continue d’étendre son champ d’action dans la sphère nationale. Alors que les chefs du CSFA continuaient à commettre une bévue après l’autre, c’est Mouafi qui organisa des discussions séparées avec les opposants au régime en octobre 2011. Hamad, l’avocat spécialisé en Droits de l'Homme, qui participa à l’une de ces séances, se rappelle avoir entendu Mouafi dire qu’il rendrait directement compte des réunions à Tantawi.
Cette rencontre fut révélatrice de la mentalité machiavélique de l’élite militaire au pouvoir. Alors que certains des activistes présents suggéraient de limoger le Premier ministre Essam Charaf, qui à l’époque essayait de négocier un cap délicat entre le CSFA et les exigences des manifestants, Mouafi, reporte Hamad, répondit: «Si nous le faisons partir maintenant, il deviendra un héros national». Et quand les opposants demandèrent la levée de l’état d’urgence en vigueur dans le pays depuis 1971, Mouafi refusa sous le prétexte que «nous aurions l’air de céder à la pression américaine».
Peu de choses laissent penser que la DRG ou les dirigeants militaires égyptiens ont radicalement changé leur façon de penser. Même aujourd’hui, plusieurs mois après la chute de Moubarak, les activistes évoquent des projets de développement contrecarrés par le refus des services de renseignement d’accorder une «autorisation de sécurité». À en croire une rumeur largement diffusée, les raids récents visant 17 ONG égyptiennes et étrangères, officiellement déclenchés sous prétexte d’irrégularités de financement, ont été organisés sur la foi de rapports fournis par l’agence de renseignements.
«Le CSFA fait davantage confiance au service de renseignements parce qu’il appartient à l’armée», constate Bahi El Din Hassan, qui dirige l’Institut cairote des études sur les droits de l’homme. «Les rapports du ministère de l’Intérieur»—qui contrôle la police—«ne bénéficient pas du même niveau de crédibilité.»
Le dialogue entamé par Mouafi avec les activistes ne s’est pas poursuivi. «Il semble que la mission ait été liée au moment précis», explique Hassan.
«À l’époque, le CSFA commettait beaucoup d’erreurs dans sa gestion de la période de transition et ses actions étaient de plus en plus critiquées.»
Peut-être le succès électoral des Frères musulmans a-t-il convaincu les généraux qu’ils n’avaient plus besoin de prendre en compte l’opposition laïque; de nombreux observateurs de la scène politique égyptienne soupçonnent que le CSFA et les Frères musulmans ont déjà négocié en secret un partage du pouvoir. Mais quoi que l’avenir réserve, il faut s’attendre à voir Mourad Mouafi y jouer un rôle primordial.
Magdy Samaan
Foreign Policy
Traduit par Bérengère Viennot
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