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Claude Guéant, lors d'une conférence de presse à Paris, le 9 mai 2011. REUTERS/Benoit Tessier
Claude Guéant, lors d'une conférence de presse à Paris, le 9 mai 2011. REUTERS/Benoit Tessier

Lettre de Dakar à Monsieur le ministre français de l'Intérieur

Vu de Dakar, la justesse des récents propos de Claude Guéant saute aux yeux: certaines civilisations sont supérieures à d’autres… Mais lesquelles?

Mise à jour du 3 mars: Accorder le droit de vote aux étrangers pourrait conduire à ce que "des étrangers rendent obligatoire la nourriture halal" dans les cantines, a déclaré vendredi 2 mars le ministre de l'intérieur, Claude Guéant, lors d'un meeting à Velaine-en-Haye, près de Nancy.

***

 

 

 

Cher Monsieur Claude,

Diantre. Sacre bleu. J’ai à peine quitté la mère patrie depuis 72 heures. Et j’apprends à ma grande stupeur à quelle vitesse la situation de mon pays chéri s’est dégradée. En trois malheureux jours, trois petits jours, le sort semble s’être acharné sur ma terre natale. Ce pays dont la langue nourrit chacune de mes pensées, des plus intimes au plus communes.

Le ministre de l’Intérieur lui-même, avare de mots, homme de devoir est obligé de prendre la parole pour dire ces vérités qui font mal à entendre: «Nous devons protéger notre civilisation», «toutes les civilisations ne se valent pas».

Je n’aurais jamais pensé que la situation de la France puisse se dégrader aussi rapidement. Mais le ministre de l’Intérieur étant par essence l’homme le mieux informé de France, je bois ses paroles. Comme toujours. Même à des milliers de kilomètres de Paris.

Je vous écris de Dakar. Ville où le président Sarkozy avait fait un discours édifiant. N’est-ce pas dans cette ville qu’il a expliqué en 2007 que l’Africain n’est pas suffisamment rentré dans l’histoire? Discours qui avait marqué les esprits en Afrique.

Le syndrome de Dakar

Aujourd’hui, les Sénégalais me parlent peu de ce vieux discours. Très attentifs à la vie intellectuelle française et amateurs de joutes verbales, ils voudraient comprendre vos nouvelles saillies. Qu’entendez-vous par civilisation menacée? Quelles sont les civilisations qui seraient supérieures aux autres? Où se trouve la civilisation sénégalaise dans l’échelle des civilisations? Existe-t-il une sorte de classement, comme pour les joueurs de tennis? Où se situe exactement le Sénégal en particulier et l’Afrique en général dans le «classement ATP» des civilisations? Le ministère de l’Intérieur sera-t-il rapidement en mesure de publier un classement détaillé. Une liste noire…

Ainsi les ex-colonies pourraient se comparer les unes avec les autres sur des bases «scientifiques». Autre question qui taraude nos «amis» sénégalais: qui menace la civilisation française? Et pourquoi? Un peuple en particulier a-t-il juré notre perte? Un coup des Italiens pour nous piquer la place de première nation gastronome du monde. Ou faut-il chercher le péril ailleurs. Du côté des Musulmans, des Noirs, des Arabes, des Roms, des Chinois. Des Soviétiques qui n’existent plus, mais dont on ne se méfie jamais assez? Ne dit-on pas que le KGB n’est pas vraiment mort?

Si je me sens autorisé à poser ces questions à mon ministre de l’Intérieur, même si je suis —pour quelques jours à l’extérieur— c’est parce que je suis moi-même un Français de souche. Comme on le dit désormais. Enfin j’ai l’impression de l’être. Mes parents en tout cas me l’ont toujours affirmé, même si mes cheveux sont bruns…

Je tiens à votre disposition toutes sortes de documents, plus convaincants et infalsifiables les uns que les autres.

Mes ancêtres possédaient des moulins à eau en Loire-Atlantique. Difficile de nomadiser dans ces conditions. Pendant des siècles, ils sont restés fidèles à ces arpents de Loire-Atlantique. Cette "terre qui ne ment pas", le "pays réel" pour reprendre la terminologie chère à Charles Maurras. Vous voyez, tout comme vous, je connais mes classiques. Je ne fais pas semblant d’être un vrai Français. Bien de chez nous.

Bon, c’est vrai que le duché de Bretagne a été rattaché bien tardivement au royaume de France, mais admettez que les peuplades originaires de Loire-Atlantique ont du sang bien de chez nous qui coule dans leurs veines.

Alors bon, monsieur Claude, éclairez ma lanterne. De quelle civilisation parle-t-on ? A l’école de la République, on m’a enseigné les Lumières, l’universalité de la civilisation française qui fait sa grandeur. Dans notre école, toutes les civilisations, toutes les origines ethniques étaient représentées sans que cela pose problème à personne. Ces écoles où nous apprenions, sans même que la question des origines ne soit évoquée.

L'un des pays les plus racistes du monde?

Je suis comme vous. Je sens poindre un danger. Je sens notre civilisation menacée, mais pas par les mêmes maux. Lors d’une récente conférence dans une prestigieuse université d’Afrique anglophone, la première question que m’ont posée les étudiants était ainsi formulée: «Pourquoi la France est-elle l’un des pays les plus racistes du monde?»

Cette question m’a fait mal. Un peu comme une claque que l’on m’aurait assénée à l’improviste. Jamais je n’aurais imaginé que mon pays, l’auto proclamée «patrie des Droits de l’Homme» puisse être considéré comme l’un des plus racistes du monde.

J’ai beau répondre que ce n’est pas vrai. J’ai du mal à convaincre mes interlocuteurs africains échaudés par les déclarations récentes de dirigeants politiques de premier plan.

Vu de Dakar ou de Bamako, ceux qui menacent la civilisation française ce sont ceux qui «jouent» avec les idées xénophobes. Ceux qui contribuent chaque jour un peu plus à la  banalisation des idées de l’extrême droite. Dans les banlieues de Dakar, la question revient sans cesse: pourquoi vous nous accueillez si mal en France, alors que nous vous recevons si bien au Sénégal. Bonne question. Sans réponse évidente…

Parfois, je vous le dis tout de go, j’ai du mal à reconnaître le pays où j’ai grandi. Juste avant de quitter provisoirement Paris, j’ai été témoin de ces scènes de racisme qui se banalisent. Dans un jardin d’enfants, une femme a agressé verbalement des bambins de trois ans. Elle les accusait d’être mal élevés parce qu’ils n’étaient pas de «vrais Français». Les enfants d’origine étrangère sont-ils moins bien éduqués que ceux qui sont de «souche»? Pour reprendre cette terminologie détestable. Voici sans doute une thématique porteuse pour un prochain discours de campagne. Attaquons-nous plus souvent aux enfants.

Cette scène de jardin d’enfants très pénible a duré extrêmement longtemps, sans qu’aucun parent n’ose réagir. Pourquoi suis-je resté silencieux me direz-vous? Le dimanche précédent, dans un autre parc, j’avais assisté à une scène du même genre. Une femme agressant verbalement une enfant métisse. Quand je lui ai demandé pourquoi elle agissait ainsi, cette dame a expliqué avec une grande fierté qu’elle en avait marre de la…diversité.

J’ai eu le sentiment étrange d’être le seul scandalisé par son discours. Aujourd’hui, le racisme s’assume au grand jour. Sans voile, avec jubilation. Chouette, on peut enfin le dire tout haut, ce que l’on pensait tout bas depuis des années.

Une campagne électorale où tout n'est pas permis

Aujourd’hui, il semble à certains tout aussi naturel de ne pas vouloir d’enfant noir, métis ou arabe dans les jardins d’enfants que de ne pas aimer la tarte aux pommes ou des haricots verts.

Même en plein Paris, le racisme et la xénophobie s’assument désormais au grand jour. Ils seraient même presque tendance, trendy. Au nom d’une certaine lutte contre les bien-pensants, les «affreux» bobos et le politiquement correct.

Désolé monsieur Guéant, mais c’est ce racisme décomplexé, assumé, porté comme une légion d’honneur qui menace la civilisation française. Rien d’autre. Rien de plus. Rien de moins.

A Dakar aussi, la campagne électorale bat son plein. La présidentielle aura lieu le 26 février. Les débats sont féroces. Le Sénégal est l’un des pays les plus pauvres du monde. Mais Dakar est une ville tournée vers le large. Les Sénégalais émigrent en masse. Pourtant le Sénégal, pays de 14 millions d’habitants, accueille aussi depuis des lustres des centaines de milliers d’immigrés. Des milliers de Français, d’Ivoiriens, de Libanais, des centaines de milliers de Guinéens. Et même des Haïtiens. Mais aucun des candidats à la présidentielle n’a fait de la chasse aux immigrés son fond de commerce.

Personne n’accuse qui que ce soit de vouloir détruire la civilisation sénégalaise. Malgré la crise qui frappe durement, les Sénégalais demeurent incroyablement xénophiles. Malgré les humiliations que les Dakarois subissent lorsqu’ils veulent voyager en France, ils accueillent toujours aussi bien les toubabs (les blancs).

Lorsque vous traversez les quartiers populaires de Dakar, les familles qui déjeunent dans la rue vous lancent toujours cette invitation «Kay lekke ndeddi», viens petit-déjeuner avec nous. Alors même qu’ils ont bien du mal à faire plus d’un repas par jour. Belle leçon de générosité me direz-vous. Mais n’avions-nous pas la même tradition dans nos campagnes? N’était-ce pas cela aussi la civilisation française…

Au Sénégal, la téranga, la tradition d’accueil de l’étranger n’est pas un vain mot. Elle constitue même un sujet de fierté nationale. Les Sénégalais aiment à appeler leur terre, le pays de la «Téranga», de l’accueil en wolof (la langue la plus parlée à Dakar).

Le hasard fait que je sois hébergé par des amis sénégalais à quelques mètres d’un jardin d’enfants. Là se côtoient des bambins de toutes origines. Noirs, métis ou blancs sans que cela ne pose de problème à personne. Aucun débat d’identité nationale à l’horizon. Même lointain.

Au fond, Monsieur le ministre, vous avez sans doute raison. Vu de Dakar, la justesse de votre propos saute aux yeux: certaines civilisations sont supérieures à d’autres… Mais lesquelles?

Pierre Cherruau, directeur de la rédaction de SlateAfrique, à Dakar

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Pierre Cherruau

Pierre Cherruau a publié de nombreux ouvrages, notamment Chien fantôme (Ed. Après la Lune), Nena Rastaquouère (Seuil), Togo or not Togo (Ed. Baleine), La Vacance du Petit Nicolas (Ed. Baleine) et Dakar Paris, L'Afrique à petite foulée (Ed. Calmann-Lévy).

Ses derniers articles: Comment lutter contre le djihad au Mali  Au Mali, la guerre n'est pas finie  C'est fini les hiérarchies! 

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