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Comment les hooligans égyptiens menacent la révolution?
Les émeutes meurtrières dans le stade de Port Saïd, au bord du canal de Suez, constituent un moment charnière en Égypte depuis l’éviction de l’ancien président Hosni Moubarak.
La tragédie de Port Saïd, qui a fait 74 victimes le 1er février, ne se réduit pas qu'à une histoire de match qui tourne au cauchemar: elle aura des ramifications politiques significatives et de grande ampleur, isolera encore plus les groupes de fans enclins à la violence, très politisés et militants, fera de la police la cible de nouvelles critiques et renforcera les appels à imposer la loi et l’ordre.
Les premiers rapports ont établi que les violences avaient éclaté pendant un match entre le célèbre club cairote Al Ahly, le plus populaire d’Égypte, et l’équipe de Premier League Al Masry, alors qu’un nombre minimal de policiers étaient présents dans le stade.
Si cet accident mortel est le pire épisode de violence dans un stade de football égyptien de toute l’histoire du pays, ce n’est pas la première fois que des groupes de supporters militants —ou «ultras», sur le modèle de groupes existant en Italie et en Serbie— envahissent le terrain. Cet incident n’est qu’un épisode parmi toute une série d’événements violents impliquant des supporters de foot depuis la chute de Moubarak.
Tout comme en avril 2011, quand des supporters du club Zamalek, le rival juré d’Al Ahly, ont envahi le terrain lors du premier match du Championnat africain de l’ère post-Moubarak contre une équipe tunisienne, la rumeur se déchaîne en Égypte sur les raisons de ce dernier incident.
Qui est derrière les émeutes?
Certains Égyptiens pensent que les forces de sécurité ont délibérément laissé les affrontements se produire pour prouver que la police est nécessaire pour éviter l’anarchie. D’autres laissent entendre que les dirigeants militaires d’Égypte avaient manigancé cette lacune policière pour provoquer les ultras et saper un peu plus leur crédibilité dans une nation lassée des manifestations et frustrée par la spirale économique descendante du pays.
Aucune de ces deux affirmations n’est absolument incongrue. Les ultras ont affronté les forces de sécurité dans les stades égyptiens presque chaque semaine au cours des quatre ans qui ont précédé la chute de Moubarak et se sont engagés dans des batailles sans fin toute l’année dernière, faisant des dizaines de morts et des milliers de blessés.
Les ultras ont joué un rôle clé lors des 18 jours de soulèvement et après, notamment lors de la prise des bureaux des Services de sécurité de l’État en février, des heures de siège de l’ambassade d’Israël en septembre et lors d’affrontements de rue près de la place Tahrir en novembre et décembre, où plus de 50 personnes furent tuées et des milliers blessées.
Les enjeux sont importants pour les ultras. Leurs leaders ont réellement perdu tout contrôle sur la base, dont les rangs se sont gonflés ces dernières années de milliers de jeunes mécontents, chômeurs et souvent sans diplôme qui estiment que le temps de la revanche contre une police largement méprisée a sonné (le slogan des ultras: «Tous les flics sont des salauds»).
Enterrer la hache de guerre?
Après les affrontements lors du match contre la Tunisie en avril, où personne ne fut tué, les dirigeants envisagèrent de suspendre leurs activités. Ils vont certainement faire une pause vu le nombre choquant de morts à Port Saïd.
Mais sont-ils capables de réfréner les radicaux? Au-delà du facteur revanchard, l’absence de sécurité dans les stades signifie que pour la première fois de leur histoire, les ultras avaient les lieux pour eux tout seuls. À la moindre provocation —la décision controversée d’un arbitre, par exemple— le public devient fou furieux.
C’est d’autant plus vrai pour les supporters militants qui s’estiment être les seuls vrais supporters du club et considèrent les entraîneurs comme des suppôts de Moubarak et les joueurs comme des mercenaires prêts à retourner leur veste dès qu’un autre club fait une meilleure offre.
La violence des ultras est dirigée autant contre les supporters des clubs rivaux que contre les forces de sécurité. Lors des manifestations anti-Moubarak de l’année dernière, c’était la première fois que des supporters d’Ahly, club nationaliste opposé au joug colonial britannique et fondé au début du XXe siècle, et son féroce rival Zamalek, le club des Britanniques, de leurs affidés égyptiens et de la monarchie, mettaient leurs différences de côté pour lutter ensemble place Tahrir.
En prévision d’un match qui devait avoir lieu le 7 février, les Ultras de Zamalek, les Chevaliers blancs, avaient proposé fin janvier à leurs homologues d’Al Ahly, Ultras Ahlawy, la possibilité d’une trêve.
«Nous appelons à mettre un terme aux effusions de sang, à la réconciliation et à l’unité pour le bien de l’Égypte», déclaraient les Chevaliers blancs sur leur page Facebook.
Ces derniers ont répondu par un smiley. Ce match est suspendu dorénavant —sage décision— mais cet échange montre que les leaders des ultras ont compris qu’il était temps d’enterrer la hache de guerre. Ils savent que les Égyptiens sont de plus en plus intolérants à l’égard de leur violence et de leur militantisme, comme l’ont montré récemment plusieurs sondages, notamment réalisés par Gallup.
Le dernier acte de violence suggère que la base voit les choses sous un autre angle, et n’acceptera de recevoir d’ordres de personne.
Les adeptes de la théorie du complot ont peut-être levé un lièvre: les émeutes de Port Saïd vont probablement renforcer la main de ceux, au sein du conseil militaire au pouvoir, qui veulent sévèrement réprimer les ultras, épine dorsale des manifestations. Des manifestations qui ne se sont toujours pas apaisées alors même que l’Égypte possède désormais un parlement élu et se choisira bientôt un nouveau président. Et cette fois, semble-t-il, ils auront la bénédiction du peuple égyptien.
James M. Dorsey
Traduit par Bérengère Viennot
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