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Léon Mugesera arrive à Kigali le 24 janvier 2012. AFP/STEVE TERRILL
Léon Mugesera arrive à Kigali le 24 janvier 2012. AFP/STEVE TERRILL

Rwanda: l'idéologue du génocide face à la justice

Après 18 ans d'exil au Canada, Léon Mugesera a été livré à la justice pour son implication dans le génocide rwandais.

Mise à jour du 18 septembre: Le procès pour "incitation au génocide" de l'ex-homme politique rwandais Léon Mugesera, extradé par le Canada vers le Rwanda en janvier, s'est ouvert lundi à Kigali, avec l'examen d'une demande de renvoi de la part de l'accusé, a constaté un journaliste de l'AFP. M. Mugesera, linguiste originaire du nord du Rwanda, est jugé pour un discours violemment anti-tutsi prononcé en 1992 pendant un rassemblement du parti du président hutu de l'époque Juvénal Habyarimana, dont il était membre. Kigali considère ce discours comme un élément déclencheur du génocide de 1994.

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Sitôt arrivé sur le tarmac de l’aéroport de Kigali, le 24 janvier, à bord d’un vol spécial provenant du Canada où il vivait avec sa famille depuis 1993, Léon Mugesera, a été embarqué dans un véhicule de police. Une arrivée attendue. «C’est un signal important pour tous ceux qui sont recherchés par la justice rwandaise pour leur rôle dans le génocide», a expliqué la ministre rwandaise des Affaires étrangères, Louise Mushikiwabo. Car l’extradition de Léon Mugesera relève d’un feuilleton judiciaire qui s’étale sur 16 ans.

Retour sur la saga Mugesera

Novembre 1992. Kabaya, dans la préfécture de Gisenyi (nord). Léon Mugesera est alors un membre actif du parti Mouvement républicain national pour le développement et la démocratie (MRND) et élu au poste de vice-président du MRND dans la préfecture. Il prononce un discours musclé et incendiaire devant 1.000 personnes. Les autorités rwandaises le recherchent un peu plus tard, il s’enfuit en passant par l’Espagne.

1993. Il fait une demande de résidence permanente à titre de réfugié au Canada et arrive en août avec sa femme et ses cinq enfants. Léon Mugesera s’installe dans la ville de Québec. Il connaît le pays pour y avoir fait une partie de ses études universitaires de 1982 à 87.

1994. Déclenchement, au Rwanda, de massacres interethniques organisés et planifiés qui a fait, selon l'ONU, environ 800.000 morts, essentiellement parmi la minorité tutsie, mais aussi parmi les Hutus modérés. Ce n’est que deux ans plus tard, en 1995, que les autorités fédérales prennent connaissance de ses propos et entreprennent des démarches pour l’expulser. C’est le début de la saga qui nécessitera de longues années de procédures et plus de 20.000 pages de documents. En 1995, le Rwanda émet un nouveau mandat d’arrêt contre Léon Mugesera. La Commission de l'immigration et du statut de réfugié ordonne alors en 1996 l'expulsion de Léon Mugesera et celle de sa famille, pour les fausses déclarations formulées dans le cadre de sa requête pour obtenir un statut de réfugié.

Car lorsque l’on fait une demande de réfugié, il faut répondre à certaines questions et on ne peut l’obtenir si on a notamment commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité. La décision est confirmée en appel en 1998 et la Cour fédérale maintient l’expulsion en 2001, concluant que les allégations d'incitation au meurtre, à la haine et au génocide sont fondées, mais pas celles de crime contre l'humanité.

Mais en 2003, la Cour d’appel fédérale donne raison à Léon Mugesera. Dans le document, le juge écrit que le discours utilisé pour incriminer Léon Mugesera a été altéré à des fins partisanes. Les mesures d’expulsion sont annulées.

Les dangers de l'expulsion

En 2005, la Cour Suprême, la plus haute instance judiciaire du pays, se prononce. Elle rend un jugement «fort en matière de droit», selon la professeur, avocate et directrice de la Clinique de droit international pénal et humanitaire de L’Université Laval, Fannie Lafontaine. «La Cour a dit qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il a incité au génocide et a caché ce passé». La Cour suprême, qui a entendu la cause, pendant 72 jours, renverse donc la décision de la Cour d'appel: les enfants et la femme de M. Mugesera ne sont plus visés, mais lui doit quitter.

Mais à ce moment-là, la peine de mort existe toujours au Rwanda, «il y a toujours un ordre d’expulsion mais on ne peut pas renvoyer quelqu’un qui a des risques là-bas notamment de mauvais traitements ou pour des manquements flagrants de justice», poursuit Fannie Lafontaine.

De 2005 à 2011, le gouvernement canadien fait un long processus administratif: c’est l’étape de l’évaluation des risques, où de nombreuses correspondances sont échangées entre le gouvernement et l’avocat de Léon Mugesera qui demande des délais supplémentaires.

Léon Mugesera doit partir...

Le 24 novembre dernier, l’évaluation des risques est terminée et l’avis tombe, un long document de 80 pages: «Léon Mugesera ne devrait pas être présent au Canada en raison de la nature et de la gravité de ses actes passés». Pendant ce processus d’évaluation des risques, le Rwanda a notamment abolit la peine de mort (en 2007), adressé plusieurs notes au gouvernement canadien constituant des garanties diplomatiques quant au traitement que recevrait Mugesera: procès équitable, indépendance et impartialité judiciaire, garanties en matière de détention et d’assistance juridique.

La réponse est limpide: pour le gouvernement canadien, Léon Mugesera ne sera pas persécuté, ni torturé et aura droit à un vrai procès. Il doit partir le 12 janvier 2012. L’annonce fait l’effet d’une douche froide, le rwandais vit au Québec depuis plus de 18 ans.

La saga continue, en mode accélérée et elle tient en haleine les médias canadiens pendant quelques semaines. Dans une véritable course contre la montre pour éviter son expulsion, les avocats de Léon Mugesera contestent la décision du ministère de l’Immigration en Cour fédérale, font une demande de sursis, demandent au Comité contre la torture de l’ONU de se prononcer sur les risques que poserait l’expulsion de leur client au Rwanda. Le comité demande un délai à Ottawa le 11 janvier. Ses avocats l’apprennent juste après que la Cour fédérale ait rejeté la demande de sursis de Léon Mugesera. Le juge Michel Shore n'a, en effet, pas entériné la thèse voulant que Léon Mugesera risque la torture dans son pays d'origine. Dans sa décision, le juge Shore souligne notamment que le Tribunal pénal international pour le Rwanda et la Cour européenne des droits de l’homme ont récemment accepté de transférer des Rwandais accusés d’avoir participé au génocide. Dans cette journée à rebondissements, le rwandais est hospitalisé d’urgence.

Partira, partira pas?

Le lendemain, la Cour supérieure du Québec lui accorde un sursis temporaire jusqu’au 20 janvier. Ottawa conteste. Deux jours plus tard, après avoir quitté l’hôpital, Léon Mugesera est placé en détention.S’en suivent neuf jours d’attente. Le 23 janvier, la Cour supérieure conclut qu’elle n’a pas compétence pour statuer sur la demande de sursis. Le 24, sans attendre l’avis du comité de l’ONU, le Canada le met dans un avion. A 59 ans, il rejoint son pays natal et est livré aux autorités rwandaises.

Mais s’il n’est désormais plus au Canada, l’affaire continue d’alimenter les nouvelles. Pour le ministre de l’immigration, Jason Kenney, «depuis 16 ans, M.Mugesera a abusé des outils disponibles pour prévenir son expulsion du Canada (…) il a abusé de la générosité de ce pays et de son système judiciaire. (…) A un moment donné, assez c’est assez».

«Je suis heureux que ce dossier se soit soldé par le renvoi d’un autre criminel de guerre sur le territoire canadien», indique le président de l’Agence des services frontaliers du Canada, Luc Portelance. «Mugesera a été déclaré interdit de territoire en raison de crimes contre l’humanité, de fausses déclarations et de criminalité (incitation au génocide)», indique un communiqué de LASFC. Mais l’ancien avocat de M. Mugesera, Guy Bertrand, dénonce lui une «machination» du président rwandais, Paul Kagamé. Pour la professeur Fannie Lafontaine, «Certes, le processus a été long mais il y avait des questions à régler. Le Canada a joué son rôle. On est un état de droit et ça implique des conséquences».

Marie Mbodji

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Marie Mbodji. Journaliste sénégalaise, spécialiste de l'Afrique de l'Ouest et du Québec.

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