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Le grand rire d’Alain Mabanckou
Quand tant d’autres pleurent, l’écrivain congolais refuse de se définir en victime et gagne par le sourire, même quand il se penche sur «Le sanglot de l’homme noir».
Dans Les jaloux saboteurs, le Tchadien Maitre Gazonga a chanté les souffrances de celui qui a réussi au point de récolter les pires jalousies de la part des siens.
Les oreilles d’Alain Mabanckou, émergées de son éternelle casquette, doivent parfois siffler. Il est si facile de dire du mal de l’écrivain congolo-français (et pas l’inverse, merci d’entériner) et de son succès.
Pour les uns il est un «bounty» (noir à l’extérieur, blanc à l’intérieur) ou «nègre banania», pour les autres, un carriériste individualiste, roi de sa propre communication sur le thème «moi d’abord», ou un faiseur quand il n’est pas carrément «traité» d’indifférent aux souffrances de son continent et de traître à la cause des noirs. Dans Ecrivain et oiseau migrateur (André Versailles Editeur), Alain Mabanckou partage la vie de son blog qui se transformerait de temps en temps en théâtre d’injures si le maître n’y mettait pas fin… Comme quoi la réussite en dérangera toujours quelques-uns.
Il faut lire, dans son dernier livre Le sanglot de l'homme noir (éditions Fayard), son altercation avec un ami noir américain du Michigan, qui le surnomme gentiment «Mandingo» jusqu’à un mauvais soir où il le renvoie à sa brousse natale, en lui reprochant violemment d’avoir réussi aux Etats-Unis comme professeur de littérature alors que lui, ce Tim, dont les ancêtres ont été vendus par les Africains comme Mabanckou, doit se contenter de travailler à la voierie… C’est que l’affaire est complexe. Et c’est justement dans ses sombres méandres que s’aventure aujourd’hui l’écrivain, non par le roman, mais sous la forme de courts essais, récits, et parfois petites nouvelles rassemblés pour interroger la victimisation de l’homme noir par lui-même. Ces sanglots ne sont-ils pas un peu longs, comme disait Verlaine, cacophoniques et surtout improductifs au présent, semble demander l’auteur?
Revisiter l'Histoire
Loin d’effacer l’Histoire et ses immenses plaies toujours ouvertes, l’écrivain entreprend de la revisiter avec l’esprit constructif et sans complexes qui le caractérise: regardez-le arriver où que ce soit. Le pas assuré mais mesuré, le sourire aux lèvres, à lui le monde. C’est parti. Avant qu’il ne reparte. Car Alain Mabanckou reste ici ou là juste le temps de se faire regretter.
Ce père de quatre enfants, qui vit sur trois continents au moins, a la chance de plaire aux femmes et aux lecteurs (les deux peuvent ne faire qu’un), et a l’art de faire danser les unes comme les autres. En un mot, il incarne la réussite, et s’en porte bien. Pourquoi ne pas en faire profiter le plus grand nombre en partageant une expérience ô combien instructive et riche? Mis à part quelques esprits chagrins, la plupart de ses frères noirs l’en félicitent. Et ses lecteurs, au-delà des frontières de couleur ou autres, car il est fort traduit, s’en réjouissent.
Mais comment cet enfant de Pointe-Noire, né le 24 fevrier 1966 en est arrivé là? A la lecture de Demain j’aurai vingt ans (paru dans la collection Blanche de Gallimard, un summum pour celui qui n’a jamais voulu publier dans celle dite Continents noirs, de la même maison d’édition parisienne), on assiste non seulement à la naissance d’une volonté de fer mais aussi à la construction solide d’une carapace vouée à durer, coûte que coûte. Grandi auprès d’une mère analphabète, Pauline Kengué, avec laquelle l’orphelin ne dialogue encore jamais aussi bien que les soirs de lune, cet astre qu’elle lui décrivait habité, et d’un beau-père (dit Papa Roger), réceptionniste dans un hôtel à Pointe-Noire, l’enfant unique vit avec l’absence de sa sœur disparue.
La langue française, le sésame
Le petit garçon solitaire trouve en la compagnie des livres, depuis l’école jusqu’au CCF, en passant par les librairies par terre, son salut. Comment devient-on écrivain depuis Pointe-Noire? En rêvant comme son héros de parler toutes les langues des pays où il débarquerait? N’est-ce une façon d’exprimer le désir de tout écrivain?
La langue française, apprise sous les coups de chicotte, dans ce «petit» Congo tout juste indépendant, est le sésame pour un pays sans limites nommé littérature. Mais loin de se rêver en poète maudit, Mabanckou travaille à se forger un avenir solide en travaillant dur. Sa bourse d’études lui est accordée pour la France. Ouf, faute de Paris et sa mythique Sorbonne, Nantes lui évitera Moscou. Il se retrouve dans une ville ô combien signifiante, et il faut se précipiter sur le chapitre du Sanglot de l’homme noir, intitulé «L’étudiant étranger», un des meilleurs si ce n’est le meilleur, raconté comme un sketch de Raymond Devos sur une intrigue de Kafaka, tant il concentre en quelques pages la condition noire et nourrit déjà les débats actuels en France…
La suite de son parcours se lit en filigrane dans chacun de ses romans, mais il ne faudrait pas occulter ce que révèle de Mabanckou le poète en lui. Tant que les arbres s’enracineront dans la terre (Editions Points) rassemble sa poésie, méconnue, où l’on peut lire:
«Mes songes ont perdu leur centre de gravité».
Ou encore
«La patrie est une herbe qui prospère.
Sur les terres vagabondes,
La pluie des larmes s’enracine
dans l’humus
L’exil est son engrais»
Dix ans après son arrivée en France, Alain Mabanckou frappe aux portes du temple de l’édition parisienne vu d’Afrique: la maison d’édition pour les Africains: Présence africaine.
Madame Diop, veuve du fondateur de ce haut lieu de mémoire, et qui a lancé tant de talents, lui en voudra un peu quand le frais romancier la quittera après deux livres pour d’autres aventures éditoriales mais le considère aujourd’hui comme son enfant. C’est elle qui a publié Bleu blanc rouge (1998, grand prix littéraire d’Afrique noire), son premier roman, itinéraire d’un jeune Congolais, venu faire le «Parisien» et découvrant la réalité à ses dépens puisqu’il finira en prison, puis dans un charter de retour…
«Le rire permet de communiquer plus vite»
Dans ce roman de l’Africain pris au piège de tous les miroirs, Mabanckou écrit au détour de la page 95: «il a fallu rire pour me porter chance». Quand on le lui rappelle aujourd’hui, il commente:
«Le rire permet de communiquer plus vite. C’est la porte la plus facile à ouvrir, tout le monde en à la clé. Mais qui peut trouver cette clé à tout moment?»
A lire ses premiers romans, il n’est pourtant pas difficile d’y trouver le lot de souffrances vécues par celui qui a choisi d’avoir toujours la clé à portée de main. Après Dieu seul sait comment je dors, petit pas du côté de la Guadeloupe, le romancier se met dans la peau d’une femme pour raconter la guerre civile qui déchire son pays, Les petits fils nègres de Vercingétorix accueilli par Pierre Astier aux éditions du Serpent à plumes.
La faculté de rebondissement de l’écrivain, si habile (et il l’est!) à sentir l’air du temps, signe le roman d’un serial killer africain African psycho (Le Serpent à plumes) une manière, déjà, pour l’homme noir de rendre la monnaie de sa pièce à l’homme blanc?
Le grand tournant vers le succès arrivera aux éditions du Seuil avec Verre cassé, son cinquième roman. Un pilier de bar africain se met à écrire, entraîne toute la littérature avec lui, et Mabanckou excelle dans cette agileté intertextuelle, chapelet ludique de références entrecroisées avec le texte, sur lequel les universitaires glosent désormais… Avec ce grand rire qui porte chance —mais sur quelles blessures—, le jeune écrivain atteint un plus vaste public.
Mabanckou naît à Saint Germain des Prés. Ils sont peu nombreux à pouvoir rivaliser avec sa connaissance des faits, gestes et rumeurs de la vie littéraire, même depuis Santa Monica où il réside! Comme souvent à retardement, le prix Renaudot le récompense pour Mémoires de Porc-épic (Editions du Seuil), un livre antérieur, qu’il reprend à partir de la légende du double animal.
Le pari des Etats-Unis
En cette année 2006, Mabanckou a déjà quitté depuis quatre ans ans le monde de l’entreprise où l’étudiant en droit de Nantes, passé à Dauphine s’était fait une place (à La Lyonnaise des Eaux notamment) pour enseigner aux Etats-Unis la littérature francophone. Il faut imaginer ce saut, et ce pari! Réussi, il a permis à l’écrivain de trouver le décor adéquat pour la poursuite d’une œuvre qui s’augmente bientôt d’un essai et d’un nouvel éditeur pour ce genre, l’homme sachant stratégiquement mettre ses œufs dans divers paniers. La figure de James Baldwin, tout à la fois américain et francophile, qui retrace une part si importante de la pensée et de la vie littéraire du monde noir au XXème lui inspire sa Lettre à Jimmy (aux éditions Fayard).
Mabanckou tourne «intello»? Pas vraiment son profil. Mais avec l’âge, n’est-ce pas, on se pose, les lectures et les idées prennent place autour de soi. Et puis dans ce petit essai, tout comme dans celui qu’il publie aujourd’hui, qui rassemble différents textes originaux ou repris, le romancier n’est jamais loin. Mabanckou éprouve le besoin de s’exprimer en écrivain via cette adresse, sur les sujets qui fâchent ou questionnent sans arrêt.
La parole, il l'a facile, d’un plateau de télévision à un studio de radio, trop facile parfois, dans l’exercice obligé du noir de service, même si ce n’est plus tout à fait cela aujourd’hui, qui doit assurer quel que soit le thème abordé. Mais derrière la façade de ce qui peut ressembler parfois à un numéro, la lecture des maîtres peu à peu, fait son chemin.
Fanon, Walcott, Glissant, l’entrainent à s’interroger toujours plus avant sur cette identité qu’il lui faut sans arrêt redéfinir, et qui est à l’origine du Sanglot de l’homme noir.
«La suite, dit-il, pourrait être une sorte de réflexion sur un existentialisme noir: essayer de savoir celui que je devrais être et non pas celui que le blanc a vu en moi».
La question nourrit déjà ce livre, qui s’achève sur la lettre que deux adolescents guinéens, dans le train d’aterrissage de l’avion de la Sabena qui les menait en Europe, adressait aux dirigeants du continent de leurs rêves. En amoureux de Georges Brassens, Mabanckou n’est pas homme à mourir pour ses idées, mais souhaitait «que ce texte, testament de l’adolescence africaine, figure dans un livre.»
Dans la salle du musée Dapper où il est venu présenter sa dernière publication, était rassemblé un public varié, depuis un ex-membre du Cran (Conseil représentatif des associations noires) l’interpellant sur sa «smart conviviality», à un ami qui est allé jusqu’à fermer sa boutique de vêtements un samedi après midi pour venir l’entendre.
Mabanckou a redit son désaccord avec cette vision d’une communauté homogène des noirs de France dont il n’a cessé d’expliciter les différences dans ses romans, et particulièrement l’avant dernier, Black Bazar (Editions du Seuil).
Au chapitre des langues, écrire en français ou dans sa langue maternelle, question qu’il aborde dans son livre en dialoguant avec le Sénégalais Boubacar Boris Diop, l’écrivain s’explique face à une compatriote:
«Ma sœur, j’aimerais voir mes livres traduits en lingala par ceux qui ont une connaissance profonde de notre langue! Mais nos hommes politiques n’ont pas insisté sur l’enseignement des langues africaines dans nos pays, par exemple celui du wolof au Congo ou du lingala au Sénégal, et le vivier de lecteurs n’est pas préparé…»
Si sa pratique du lingala est essentiellement orale, Alain Mabanckou a écrit des chansons dans sa langue pour l’album Black Bazar qu’il a produit avec des musiciens de Kinshasa, et qui sortira au mois de mars, starring, notamment, Souleymane Diamanka, en chanteur sapeur (de la SAPE, société des ambianceurs et des personnes élégantes). Toujours en mars, —c’est dire les façettes variées du personnage—, l’auteur de Demain j’aurai vingt ans verra son roman paraître en poche avec une préface signée JMG Le Clézio. Le prix Nobel de littérature l’avait invité en novembre dernier à prononcer au Louvre une conférence où on le sentait, et c’est rare pour cet ambianceur partout à l’aise, intimidé par le contexte…
«Sans eux, je ne suis rien!»
Rien ne lui vaut mieux que de retrouver ses lecteurs: devant l’écran, ou de visu. Alors qu’un autre engagement l’attend dans un planning parisien de promotion rempli à craquer, l’écrivain ne regarde plus sa montre. Il est tout à honorer ceux qui attendent leur dédicace et leur moment d’échange avec lui. «Sans eux, je ne suis rien!»
L’enthousiasme, chez Mabanckou, peut paraître parfois forcé, mais s’avère presque toujours convaincant. Profondeur, légereté? Les deux mon capitaine, car l’on aurait tort de ne se fier qu’à l’apparente décontraction du personnage. Il la partage avec son «vieux frère» Dany Laferrière, (il faudra lire un jour leur correspondance!) et celui qui se présente comme «le plus haïtien des Congolais» retrouvera d’ailleurs bientôt Haïti et son «vieux frère», ainsi que son autre grand intime en conversations littéraires, Sami Tchak, pour le festival Etonnants voyageurs.
Si son dernier opus répond à celui que Pascal Bruckner publiait en 1993 Le sanglot de l’homme blanc, il semble surtout être signé d’un homme que Bruckner appelait alors de ses vœux:
«La double ou triple appartenance qui marqua de manière dramatique le destin d’un certain nombre d’intellectuels des pays de la périphérie, au lendemain de la décolonisation, devrait être revendiquée aujourd’hui de manière positive: si les écrivains et penseurs asiatiques, maghrébins ou africains ont tant à nous apprendre, c’est que la condition de métèque et de batard culturel, hier anomalie des annexions coloniales, doit devenir aujourd’hui la norme de l’homme contemporain, contraint de vivre en plusieurs univers spirituels, accomplissant l’alliance paradoxale du particularisme et de l’indétermination. (…) Ce dont le monde a le plus besoin aujourd’hui, c’est de transfuges culturels, qui transitent d’un univers à un autre, brisent les classements, amortissent les oppositions, fluidifient les échanges».
Valérie Marin La Meslée
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