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Gafsa, berceau d’une autre révolution tunisienne?
Une nouvelle révolution pourrait partir du bassin minier de Gafsa. Les habitants de la région ne tirent toujours pas profit du phosphate.
Un homme s'est immolé par le feu jeudi 5 janvier à Gafsa dans le centre de la Tunisie. Ce geste, le jour d'une visite ministérielle dans la ville, pourrait a priori être associé à celui de Mohammed Bouazizi, à Sidi Bouzid, le 17 décembre 2010. Les parallèles sont évidents: même méthode, même désespoir dans des régions géographiquement et socialement proches et surtout à un an et quelques jours seulement d'intervalle. Mais c'est plus à la date du 5 janvier 2008 qu'il faudrait associer le suicide public de ce père de famille au chômage (il succombera à ses blessures quelques jours plus tard).
Quatre ans auparavant donc, à quelques kilomètres de Gafsa, dans ce bassin minier riche en phosphate, des chômeurs, suivis par des syndicalistes, entamaient à Redeyef un soulèvement contre le système et pour plus d'emplois. Près de six mois de protestations, une répression policière sévère qui coûtera la vie à deux personnes et des condamnations à la prison pour finalement n'obtenir que quelques mesures.
Mais aujourd'hui dans une ville comme Mdhila, à cinq heures au sud de Tunis, quand on demande si la chute de Ben Ali a changé la vie des jeunes attablés aux cafés de l'unique avenue, on nous fait comprendre que cette «fameuse» révolution de 2011 a commencé bien avant l'immolation de Bouazizi et qu'il n'y a qu'à regarder autour de soi, elle dure encore.
Le Far West de Mdhila
A 15 kilomètres de Gafsa, la ville de Mdhila «vit» du phosphate. 13.000 habitants qui n'auraient rien à faire là si à la fin du XIXe siècle, le Français Philippe Thomas n’avait pas découvert à quelques kilomètres ce qui fera la richesse du pays, le phosphate.
«Cela fait des mois que la situation est la même ici. Rien ne bouge», Thamer, 30 ans, est comme les autres hommes de Mdhila, à la terrasse d'un café sur l'avenue traversant la ville, sans boulot.
«Il y a un sentiment d'injustice ici. Tout le monde regarde la capitale mais les autres villes, Gafsa, Kasserine, rien. On est des êtres humains ici aussi. Il faut rétablir l'équilibre. Et vite!»
Ici, Thamer et ceux qui l'entourent dans le café, ne demandent qu'à travailler. Mais de préférence pour celle qui exploite les terres de leur région.
«La Compagnie fait partie de notre religion, explique un jeune, chicha à la bouche. Nos pères, nos grands-pères y ont travaillé, c'est notre histoire.»
La Compagnie, c'est la Compagnie des phosphates de Gafsa, la CPG. Avec le Groupe chimique tunisien (GCT), les deux sociétés dirigées par le même conseil d'administration constituent le principal employeur du bassin minier. Environ 11.000 salariés dans des carrières à ciel ouvert ou des usines de transformation comme celle à l'entrée de Mdhila. Un monticule de terre de la taille d'un grand immeuble, avec à ses pieds des trains aux wagons vides et à l'arrêt depuis que la colère a une fois de plus grondé l'an dernier.
Il y a eu la révolution qui a coûté son trône à Ben Ali, puis des blocages dès janvier 2011, jusqu'aux résultats d'un concours d'embauche lancé par la CPG et le GCT et qui ont pour ainsi dire déplu à la population.
3000 postes, 17 000 candidats
Courant 2011, les deux entreprises d'Etat annoncent un recrutement d'envergure: 3.000 postes ouverts pour 17.000 candidats. De quoi donner une idée de la situation sociale de la région touchée à 40% par le chômage. Résultats de ces concours: des soulèvements, blocages de la production ou destruction des sites. Dans la nuit du 23 au 24 novembre 2011, à Mdhila, les protestataires ont incendié les bureaux locaux de la CPG, rendant toute activité impossible et incitant les autorités à protéger militairement le siège à Tunis.
Les mêmes effets qu'en 2008 pour les mêmes causes. A l'époque, un concours sembable à Redeyef (à environ 90 km) proposait 81 postes. Un millier de candidats et des résultats qui auraient, selon les protestataires, favorisés certains, ne respectant pas la règle qui veut que soient privilégiés les fils de mineurs accidentés ou les orphelins.
Cette fois-ci, encore, les résultats ont été jugés frauduleux par la population. Kaïs Dély, le PDG de la CPG et du GCT se défend:
«Des critères sociaux devaient être pris en compte mais il y a eu des erreurs dans la sélection et le gouvernement s'est précipité pour annoncer les résultats. Je n'étais pas pour. On ne m'a pas écouté.»
Ainsi certains candidats très jeunes ont été reçus alors que d'autres plus âgés et pères de famille, non. Une révision des résultats a été entamée mais pour autant il y aura des déçus.
«Dans les années 80, avant que nous fassions des programmes de restructuration du groupe importants, explique Kaïs Daly, il y avait à peu près 15 000 salariés rien qu'à la CPG. Aujourd'hui, nous en avons 5500 environ. Mais pour les gens, tous fils de mineurs, leur rêve c'est de travailler à la CPG, c'est culturel. Aujourd'hui, cela n'est plus possible et donc il faut qu'ils apprennent et acceptent de se tourner vers d'autres emplois. Mais comme les programmes de développement tardent à aboutir, les gens préfèrent se raccrocher à la Compagnie.»
Mdhila, vache à lait
«La Compagnie» offrirait selon son président des salaires correspondant à trois ou quatre fois le smic tunisien (le salaire minimum en Tunisie est d'environ 130 euros, ndlr). Mais, c'est surtout ressenti comme un droit vu ce qu'apporte cette industrie à l'ensemble du pays.
«Mdhila est comme une vache. Elle donne le lait aux autres et nous on ne garde que les déchets», sourit Jallal. Animateur dans le foyer des jeunes de la ville —«le garage» corrige-t-il—, Jallal occupe les jeunes en chantant des chansons populaires sur son synthé aux sonorités arabes, en jouant au baby-foot ou au ping-pong sur une table branlante. Son père a laissé sa santé à la mine, son frère y travaille. Lui, à 31 ans, espère être embauché comme chauffeur dans le recrutement en cours. Le «lait» de Mdhila, ce phosphate, fait du pays le 5e producteur mondial en quantité mais le 3e en matière de produit transformé. 2011 aurait pu être une année blanche au niveau production mais le GCT a tourné à 45% de ses capacités habituelles et la CPG à 30%. Malgré tout:
«Compte-tenu d'un contexte international très favorable et malgré ces chiffres très bas, explique Kaïs Dély, nous avons pu dégager des bénéfices.»
Surprenant. Nous n'avons pris connaissance de cette information qu'après notre visite dans le bassin minier et n'avons pu faire réagir les gens sur place. Mais nul doute que cela conforterait leur sentiment d'être exploité.
«C'est un choix de l'ancienne direction que de ne pas réinvestir dans la région, se défend Kaïs Dély. En 2008 lorsqu'il y a eu une flambée des prix, les dividendes du phosphate ont servi à combler la caisse de compensation.Toute la Tunisie en a profité. Les gens ont pu continuer à payer leurs aliments de base au même prix. L'an dernier quand j'ai été nommé à la tête des deux groupes, j'ai proposé au gouvernement de Béji Caïd Essebsi un réinvestissement régional.»
Une enveloppe de 400 millions de dinars (environ 200 millions d'euros) de la part de la CPG, une autre de 250 millions de dinars (125 millions d'euros) du GCT. Cet argent devrait permettre la création dans le bassin minier d'une banque, d'une cimenterie ou d'une société spécialisée dans le télétravail. Kaïs Dély attend la réponse du nouveau gouvernement formé fin décembre, seul apte à décider. A Mdhila, Redeyef ou Moularès, pas sûr que les gens soient assez patients.
La manie des visites
«J'espère qu'il y aura une deuxième révolution», lance provocateur le franco-tunisien Cyril Grislain Karraï. Consultant, conseiller et observateur de la société tunisienne, il a tout laissé derrière lui au Maroc où il habitait pour vivre dans cette nouvelle Tunisie où tout est à construire.
«Après cette révolution économique, il aurait fallu une page blanche. En un an, on n'a rien fait! Dans le bassin minier de Gafsa, ça fait 40 ans que les gens attendent... Ils n'en peuvent plus.»
Les différents gouvernements qui se succèdent depuis le 14 janvier 2011 ont pris la mesure de la situation.
«Tout le monde est au courant, s'énerve sur la terrasse d'un café de Mdhila, Hammid, 30 ans, qui n'a jamais travaillé. Ils sont tous venus ici. Le ministre de l'Emploi était là il n'y a pas longtemps, le président Marzouki aussi, mais on en a marre des visites, on veut des décisions.»
En attendant, les seuls dividendes récupérés par Jallal, Thameur, Hammid et les autres de Mdhila ce sont les émanations de produits toxiques nécessaires à la transformation du phosphate.
«Regardez les dents des jeunes, s'écrie Jallal dans sa MJC locale, elles sont toutes jaunes, les maisons aussi, jaunes! Et mon père il est malade à cause du phosphate, il est touché au niveau de l'appareil respiratoire. Et ses os aussi sont fragiles.»
Des cancers également seraient provoqués par l'industrie du phosphate.
«C'est vrai que dans l'environnement immédiat des usines de transformation il y a un impact sur la santé, reconnaît Kaïs Dély. Mais nous affrontons des problèmes de survie de l'entreprise, donc face aux blocages des sites, le maintien de l'activité est notre priorité. Nos cadres n'ont plus beaucoup de temps à consacrer à la santé ou à l'environnement.»
Le père de Jallal devra donc se contenter de sa maigre retraite et se soigner du mieux qu'il pourra. Mais, à 72 ans, il ne représente plus de danger pour les nouvelles autorités tunisiennes. En revanche une jeunesse désoeuvrée et déconsidérée a déjà prouvé qu'elle pouvait, elle, soulever des montagnes.
Thibaut Cavaillès
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