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Omal el Bechir à Tripoli le 7 janvier 2012. Reuters/Ismail Zetouni
Omal el Bechir à Tripoli le 7 janvier 2012. Reuters/Ismail Zetouni

Le président soudanais en Libye, une visite qui dérange

La cour pénale internationale ne voit pas d'un très bon œil le rapprochement de Tripoli et Khartoum.

C’est un fugitif recherché par la Cour Pénale Internationale qui a rendu visite au nouveau pouvoir libyen le 7 janvier dernier. Le président soudanais Omar el-Béchir est venu à Tripoli pendant deux jours afin de rencontrer les nouveaux dirigeants du pays. Pour Moustapha Abdeljalil, la politique régionale vaut bien une entorse aux droits de l’homme. Cette visite est à analyser de deux points de vue: les droits de l’homme et la géopolitique. C’est évidemment un camouflet pour les droits de l’homme qui en dit long sur l’inquiétude régnant autour du nouveau pouvoir libyen. Comment des gens ayant renversé un dirigeant criminel et recherché par la CPI peuvent-ils accueillir les bras grands ouverts un autre de ces criminels?

Refus de rendre Seif al Islam à la CPI

Les relations entre la Libye et la CPI ne sont pas actuellement au beau fixe, notamment à cause du cas Seif al-Islam Kadhafi. Les autorités locales refusent toujours de livrer le fils du colonel Kadhafi à la justice internationale. La cour basée à la Haye a donné jusqu'au 10 janvier au nouveau pouvoir libyen pour qu’il fixe un plan sur la tenue prochaine du procès de Seif al Islam Kadhafi. Après sa capture le 19 novembre, les militaires libyens avaient en effet refusé de livrer le fugitif à la CPI et avaient exigé de le juger en Libye. Ce procès, ainsi que ses conditions de détention, inquiètent déjà les principales ONG.

«Après ce qui s'est passé après la capture de Mouammar et Muttassim Kadhafi, nous prévenons les responsables du CNT pour éviter les dommages similaires  sur Seïf al-Islam  , afin qu'il puisse répondre devant la justice pour ses crimes présumés dans un procès équitable et sans peine de mort», avait déclaré à l’époque Hassiba Hadj Sahraoui, directeur adjoint d'Amnesty International au Moyen-Orient et Afrique du Nord.

«Les dirigeants de la Libye font face à l'augmentation des critiques sur leur incapacité à tenir leurs promesses quant à la mise en place d’un système de justice adéquat» a ajouté cette semaine Fred Abrahams de Human Rights Watch.

La visite qui dérange la CPI

La venue d’Omar el-Béchir est un nouveau point de friction entre les dirigeants libyens et la communauté internationale et met d’ailleurs Tripoli en contradiction avec le droit international. Certes, la Libye n’est pas membre de la CPI. Cependant, la résolution 1970,  adoptée le 26 février 2011 et qui a justifié l’intervention occidentale, force la Libye à collaborer pleinement avec la juridiction internationale. Bien sûr, cette résolution a été allègrement violée pour renverser le colonel Kadhafi mais il peut paraître étrange que les dirigeants mis en place avec l’aide d’une grande partie de la communauté mondiale ne respectent pas les règles du droit international.

Le président de Human Rights Watch Kenneth Roth a critiqué la Libye de façon très virulente: «Il est décevant qu’un pays ayant bénéficié de l’engagement de la CPI accueille un tel suspect». Mais précisément, comment évaluer l’aide apportée par la CPI dans le renversement du régime libyen? On peut, certes, affirmer que cela a permis d’isoler et de discréditer le régime. Cependant, l’argent et les armes soudanaises ont été peut-être bien plus décisifs. En proie à de nombreuses tensions internes (désarmement des milices, présence de djihadistes sur son territoire, etc…), la nouvelle Libye a besoin du soutien des poids lourds de la région davantage que de la CPI, qui risque d’être rapidement accusée de brider la souveraineté libyenne. Tant qu’aucun partenaire du CNT ne menace réellement les dirigeants de représailles en cas de rapprochement avec Omar el-Béchir, rien ne les empêche d’approfondir leurs relations.

Khartoum-Tripoli: une relation ambigüe

La Libye fait le choix de la puissance soudanaise, qui a toujours eu des relations ambivalentes avec le colonel Kadhafi. L’ancien chef libyen était monté au créneau, en compagnie des autres dirigeants de la Ligue Arabe, pour soutenir Omar el-Béchir lorsque la CPI a émis un mandat d’arrêt international à son encontre. Cependant, Kadhafi n’a eu de cesse de soutenir inconditionnellement plusieurs milices au Darfour, au grand dam de Khartoum, notamment le Mouvement pour la Justice et l’Egalité (MJE) de Khalil Ibrahim (tué le 25 décembre à la suite d’un raid militaire exécuté par l’Armée Soudanaise dans la région de  Wadbanda, au Kordofan-Nord).

L'homme qui avait fait trembler Omar el-Béchir en mai 2008, lors d'une offensive sur Omdurman, ville jumelle de Khartoum, a combattu pendant de longues années les combattants janjawids, proches du gouvernement soudanais, tout en étant soutenu et protégé par le Tchad voisin. En mai 2010, en vertu d’accords bilatéraux, et de la réconciliation entre Idriss Déby et Omar el-Béchir, le Tchad devait remettre Khalil Ibrahim aux autorités soudanaises. Au dernier moment, Idriss Déby a préféré expulser Khalil vers la Libye où il a été accueilli les bras ouverts par le colonel Kadhafi.  Le renversement du régime libyen l’a contraint à rentrer chez lui en septembre dernier. Il avait annoncé en novembre son intention de former une coalition avec les rebelles du Kordofan. Des sources tchadiennes affirment qu'il était sur place justement quelques jours avant sa mort pour des préparatifs de combats qui devaient le mener jusqu’à Khartoum.

La victoire des rebelles, une aubaine pour le Soudan

Omar el-Béchir a expliqué à Tripoli qu'en réalité il se sentait menacé par le guide libyen en raison de son soutien aux rebelles du Darfour. Pour lui, la chute de Kadhafi est le meilleur cadeau jamais offert au Soudan. Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherches sur le monde arabe et méditerranéen, raconte à RFI qu’au «lendemain des événements de Benghazi, le 17 février, les Soudanais se sont empressés de prendre contact avec plusieurs révolutionnaires et hommes politiques libyens d’opposition pour proposer leur aide militaire mais aussi leur aide financière qui a été acceptée ».

Ce rapprochement soudano-libyen fait donc gagnants dans les deux camps. Samedi 7 janvier, lors de la conférence de presse conjointe, Omar el-Béchir, a proposé d'aider la Libye à désarmer les milices. «Nous avons l'expérience d'une intégration réussie d'insurgés aux forces armées ou à la police», a-t-il affirmé. En ce qui concerne la coopération économique, Moustapha Abdeljalil a annoncé que la Libye, qui aura bientôt repris à 100% sa production pétrolière, prévoyait d'investir au Soudan dans les domaines de l'agriculture et de l'immobilier. Grâce à ces accords, Omar el-Béchir réaffirme sa puissance dans la région.

Le principal perdant dans la région: Le Tchad

Outre la communauté internationale, le perdant dans l’échiquier régional pourrait se trouver du côté de N’Djamena. Idriss Déby s’était fortement opposé à l’intervention de l’OTAN en Libye, Mouammar Kadhafi soutenant financièrement son régime et faisant même parfois la chasse aux opposants tchadiens. Le président du Tchad a attendu le 22 août pour reconnaître le CNT comme l’autorité légitime du peuple libyen.

 La méfiance règne des deux côtés aussi parce qu’une tribu vivant entre les deux pays a été partie prenante du conflit libyen. Les Toubous, longtemps pro-Kadhafi, ont participé au renversement du régime en attaquant les troupes du général Kadhafi notamment dans la ville de Morzuk, dans la région désertique du Fezzan, principale ligne logistique reliant Tripoli aux frontières du sud-ouest, ouvrant un front au sud du pays.

 Omar el-Béchir ne pouvait donc manquer l’occasion d’affirmer sa puissance régionale et d’offrir son soutien au nouveau pouvoir libyen, d’autant plus que, de son côté, il a également besoin d’alliés, notamment depuis l’indépendance du Sud-Soudan et le soutien déclaré de l'administration américaine à la partition du pays en juillet 2011, et à cause des mini-insurrections mettant aux prises les troupes soudanaises à des milices dans cette région.

Les conséquences de la chute de Kadhafi sur l’échiquier régional sont encore difficiles à prévoir. Avec ce rapprochement avec Khartoum, les autorités libyennes envoient un message fort à ses soutiens occidentaux et qataris: le futur de la Libye sera aussi africain.

Arnaud Castaignet

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Arnaud Castaignet

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