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L’ANC, un parti amnésique?
Le plus vieux parti politique d’Afrique fête son centenaire. Au programme: du golf, une messe, des discours et des festivités, mais guère de réflexion sur les nombreux problèmes du parti au pouvoir.
Le Congrès national africain (ANC) représente un mastodonte politique, à l’échelle du continent. Pas seulement parce qu’il détient une majorité écrasante au Parlement et qu’il a amélioré son score à chaque élection (62,6% des voix en 1994, 66,4% en 1999, 69,7 % en 2004), n’accusant un premier recul (65,9%) qu’en 2009, au moment de l’élection de Jacob Zuma à la présidence.
Alors que l’ANC a fêté ses 100 ans à Bloemfontein, le 8 janvier, le parti au pouvoir en Afrique du Sud reste hégémonique. Il suscite un déluge de critiques, mais peut toujours se permettre d’éviter tout débat public sur ses nombreuses dérives. Sous Jacob Zuma, l’ANC semble plus enclin que jamais à céder à de nombreuses tentations jusque-là évitées: populisme, ethnicisme, corruption, centralisation du pouvoir, une certaine arrogance et même un racisme anti-blanc de bon aloi – affiché notamment par Julius Malema, président suspendu de la Ligue des jeunes de l’ANC. Loin, très loin de la droiture et de la dignité de Nelson Mandela, mais aussi de l’héritage laissé par les fondateurs du Congrès indigène national sud-africain (SANNC).
Le 8 janvier 1912, à Bloemfontein, tout ce que le pays compte de notables noirs se mobilise contre une loi inique sur les terres. A l’époque, l’Union sud-africaine, placée sous tutelle britannique, veut confiner 70% de la population, les Noirs, dans des «réserves» qui ne couvrent que 7% du territoire national. Le SANNC rassemble enseignants, prêtres, chefs traditionnels, mais aussi l’écrivain Sol Plaatje et un avocat noir, Pixley Seme, diplômé d’Oxford et de Columbia, considéré en Afrique du Sud comme le premier grand nationaliste africain. Le SANNC proteste pacifiquement, inspiré par les méthodes non-violentes du Congrès indien du Natal (NIC), fondé en 1894 par l’avocat indien Gandhi, alors établi en Afrique du Sud. En pure perte : le Native Land Act est promulgué en 1913. Dix ans plus tard, le parti se rebaptise Congrès national africain (ANC), et s’en tient toujours à un légalisme tâtillon – sans parvenir à ses fins.
A la fin des années 1940, l’ANC change de visage. Les modérés sont écartés au profit de personnalités plus dures, comme Albert Luthuli , prêt à se lancer dans des "campagnes de défiance". En 1944, Nelson Mandela, Oliver Tambo et Walter Sisulu créent la Ligue des jeunes de l’ANC (ANCYL), inspirée à la fois par le nationalisme africain et les idéaux révolutionnaires du marxisme-léninisme, à l’heure où le pays s’industrialise.
Dans les années 1960, nouveau virage : environ 500 000 Noirs vont chaque année en prison, pour des délits liés au pass. Le Congrès panafricain (PAC) de Robert Sobukwe, grand rival de l’ANC, opposé à son projet de démocratie multiraciale défini en 1955 dans la Charte de la liberté, appelle à manifester contre les pass. Le 21 mars 1960, 75 policiers tirent à vue, dans le dos de gens qui tentent de fuir à Sharpeville. Bilan: 69 morts en quarante secondes. L’indignation internationale est à son comble.
A l’heure de la décolonisation, alors que bien des pays d’Afrique fêtent leur indépendance, l’ANC appelle à brûler les pass. La réponse est massive. Des émeutes éclatent. Le gouvernement décrète l’état d’urgence. Le 8 avril 1960, le PAC, l’ANC et le Parti communiste sud-africain (SACP) sont interdits. La protestation bascule dans la résistance. Nelson Mandela, l’un des jeunes loups de l’ANC, estime qu’il est temps de passer à la lutte armée. Ironie de l’histoire : alors que le président de l’ANC Albert Luthuli reçoit en prison le Prix Nobel de la Paix, en raison de ses vues pacifistes, en 1961, Mandela fonde la même année Umkhonto we Sizwe (" le fer de lance de la nation" en zoulou), la branche armée de l’ANC. Il entre en clandestinité, sillonne l’Afrique du Sud et va chercher du soutien auprès des "pays frères", en Afrique et dans le bloc soviétique.
L’ANC retrouve une seconde jeunesse après les émeutes de Soweto
Le «terroriste» Mandela est arrêté le 5 août 1962, et risque la peine de mort. A la fin de son procès, le 12 juin 1964, il fait ce plaidoyer historique : «Mon idéal le plus cher a été celui d’une société libre et démocratique dans laquelle tous vivraient en harmonie et avec une égalité de chances. J’espère vivre assez longtemps pour l’atteindre. Mais s’il le faut, c’est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir.»
Le reste appartient à l’histoire: l’ANC va renaître de ses cendres après les émeutes écolières du 16 juin 1976 à Soweto, qui voient toute une génération de jeunes se lancer à corps perdu dans la lutte contre l’apartheid. Sanctions économiques internationales, campagne pour libérer Mandela, union avec les syndicats noirs et les églises, état d’insurrection permanent… L’ANC ne relâche pas sa pression. Après la chute du mur de Berlin, en 1989, le régime raciste sud-africain ne peut plus se présenter comme un rempart contre le communisme. L’apartheid cède. Mandela est libéré le 11 février 1990, et élu président quatre ans plus tard.
L’ANC entame sa mutation, de mouvement de libération nationale en parti de gouvernement. Ce n’est qu’alors qu’il devient vraiment un parti de masse, fort de 700.000 membres en 1998 et 900.000 aujourd’hui. Il abandonne la lutte armée, en 1990, puis le marxisme-léninisme. En 1992, il n’est plus question de nationaliser, ni de brusquer la minorité blanche, aux commandes de l’économie. Le Programme de reconstruction et de développement (RDP), lancé en 1994 pour construire des infrastructures, est abandonné au bout de deux ans, au profit d’une politique libérale de croissance qui cadre mieux avec les attentes des investisseurs – mais laisse le chômage pénaliser le tiers des actifs noirs.
L’ANC forme avec le SACP et le Cosatu une Alliance tripartite au pouvoir, traversée par des tensions qui ne sont pas seulement idéologiques. La culture du soupcon à l’égard des éventuels traîtres “vendus” au régime de l’apartheid, les intrigues et les “cabales” restent d’actualité. Les "inziles", ceux qui sont restés dans le pays, doutent de la loyauté des exilés, qu’ils soupçonnent d’avoir passé un pacte secret avec le régime blanc. Les exilés, de leur côté, utilisent la culture politique de l’ANC, attaché à une direction collégiale du parti, pour évincer les figures de la résistance qui ont une forte aura dans l’opinion. Thabo Mbeki, qui manque de charisme, s’impose ainsi à la tête du parti dès 1997, mettant fin aux espoirs des successeurs potentiels de Mandela, Cyril Ramaphosa, Bantu Holomisa ou Tokyo Sexwale.
L’unité, impératif majeur tout au long de la lutte contre l’apartheid, commence à se lézarder. A la fin de l’unique mandat de Nelson Mandela, en 1999, des luttes fratricides se jouent au sein de l’ANC: le camp de Thabo Mbeki cherche à évincer Jacob Zuma, en laissant en 2005 la justice le poursuivre pour corruption, puis viol – des procédures largement perçues comme une manoeuvre politique par les «Amis de Jacob Zuma», qui rassemblent tous les déçus de la «thabocratie».
Les Zoulous prennent leur revanche
La carte ethnique, jadis proscrite, semble reprendre le dessus. Jacob Zuma avait été nommé vice-président, en 1997, sur une base identitaire. En tant que chef zoulou, cet ancien responsable du renseignement de l’ANC en exil entre 1975 et 1990 a en effet la capacité de pacifier le Kwazulu-Natal, une province où Inkhata et ANC se livrent une guerre larvée au moment de l’élection de Mandela, en 1994. C’est aussi pour réduire tout risque de tension que Nelson Mandela cherche à affaiblir la «Xhosa Nostra» le surnom donné à l’emprise de sa propre ethnie xhosa sur le parti. Une emprise largement due au rayonnement d’une université, Fort Hare, située dans l’ancien Transkei, la région des Xhosas, et qui formé plusieurs générations d’élites noires.
Avec l’avènement de Zuma, les Zoulous prennent leur revanche. Officiellement, l’ethnie ne compte pas dans les politiques de l’ANC, mais les postes clés n’en sont pas moins sont confiés à des Zoulous sous Zuma. La sensibilité aux critiques n’a pas faibli, les relations avec la presse deviennent tendues en raison d’une loi sur l’information, et les débats internes sont toujours étouffés. A l’horizon des élections de 2014 et de 2019, sur lesquelles la machine politique de l’ANC anticipe déjà, les joutes internes redoublent d’intensité: une partie de l’ANC est déterminée à empêcher Zuma de briguer un second mandat, et manoeuvre pour l’avènement de son vice-président, Kgalema Motlanthe, qui pourrait ensuite céder la place en 2019 à Tokyo Sexwale.
C’est le plan que défend aujourd’hui Julius Malema, président déchu de la Ligue des jeunes de l’ANC qui n’a pas dit son dernier mot en politique. Malema, occupé à mobiliser dans sa province du Limpopo, continue de plaider pour la nationalisation des mines et des terres, un débat qu’il a réussi à imposer au sein de son parti. Figure du populisme et de la démagogie tant haïs du temps de Mandela, Julius Malema, en tant possible relève, reste une personnalité centrale de l’ANC. Cet homme qui n’a pas fréquenté l’école, comme Jacob Zuma, fait scandale pour son train de vie dispendieux, comme Zuma. Il incarne, à lui seul, tous les dangers qui attendent l’ANC de demain.
Sabine Cessou
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