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L'ivoirité, de morts en résurrections
Gbagbo se présente comme un «pur» Ivoirien alors que Ouattara serait un «étranger». Les affrontements violents en Côte d’Ivoire se nourrissent de ce concept d’ivoirité, qui a pourtant beaucoup varié ces dernières décennies.
Quelque 2.000 chefs traditionnels Baoulé, drapés dans leurs pagnes de cérémonie, et les têtes ceintes de leur couronne, assis sous des bâches. Face à eux, Henri Konan Bédié, l’ancien président de la République ivoirienne, Alassane Ouattara, ancien Premier ministre d’Houphouët-Boigny, premier président de la Côte d’Ivoire, Guillaume Houphouët-Boigny, le fils de ce dernier et qui ressemble comme une goutte d’eau à feu son père, entourés de tous les cadres du Rassemblement des Houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP), regroupement des quatre principaux partis opposés à Laurent Gbagbo.
Nous sommes le 15 novembre 2010, «journée de la paix» toujours fériée et chômée en Côte d’Ivoire, dans la cour du palais de Félix Houphouët-Boigny à Yamoussoukro, son village natal, en plein cœur du pays Baoulé.
Les Baoulé, la plus grande ethnie de Côte d’Ivoire, ont toujours été l’électorat sociologique du PDCI-RDA, le parti fondé par celui que l’on appelle «le père de la nation ivoirienne», et dont a hérité Henri Konan Bédié, son successeur. Ce sont les Baoulé, peuple dont sont issus les deux premiers présidents de la Côte d’Ivoire, qui ont majoritairement voté pour Bédié au premier tour de l’élection présidentielle qui s’était tenu quelques jours plus tôt. Malgré cela, celui que l’on a surnommé «le Sphinx» a été éliminé de la course à la présidence. Le second tour doit opposer Alassane Ouattara à Laurent Gbagbo.
Ouattara sacré héritier d’Houphouët-Boigny
Après les cérémonies traditionnelles de libation qui consistent à offrir à boire aux mannes des ancêtres afin de s’attirer leur protection, l’on entre dans le vif du sujet. Quelques orateurs rappellent l’alliance historique entre Houphouët-Boigny et les populations du nord de la Côte d’Ivoire, les liens qui se sont tissés au cours des siècles entre les Baoulé et les Dioula, nom générique donné aux populations du Nord ivoirien dont est issu Alassane Ouattara, et, pour clôturer, Henri Konan Bédié demande solennellement aux Baoulé de voter massivement pour celui-ci.
Les chefs présents s’y engagent tous et demandent à l’esprit d’Houphouët-Boigny de châtier celui d’entre eux qui, au sortir de cette demeure, changerait d’avis. Et, sur le champ, le nom d’Alassane Ouattara est «baoulisé» en Alla I’nsan. Alla signifiant iroko (un arbre) en baoulé, et I’nsan désignant le troisième enfant d’une famille. Alassane Ouattara serait le troisième de la famille des Houphouétistes à devoir s’asseoir sur le trône présidentiel, après Houphouët-Boigny et Henri Konan Bédié.
Quiconque aurait raté les péripéties de l’histoire politique de la Côte d’Ivoire depuis 1994 croirait rêver. L’ivoirité serait-elle morte et enterrée pour que Bédié appelle son peuple à voter pour Ouattara?
En 1994, quelques mois après son accession à la présidence de la République, suite au décès de celui que l’on appelait «le Vieux», Bédié lance le concept de l’ivoirité, qu’il définira ainsi, le 26 août 1995, à l’occasion du 10e congrès de son parti, le PDCI-RDA, au moment où il soulevait la polémique:
«Concept fédérateur, socle sur lequel doit reposer la nation ivoirienne, l’ivoirité constitue d’abord un cadre d’identification mettant l’accent sur les valeurs spécifiques de la société ivoirienne, mais est également un cadre d’intégration des premières composantes ethniques qui ont donné naissance à la Côte d’Ivoire et intègre tous les apports extérieurs qui sont venus se fondre dans le moule du destin partagé.»
Droit du sang
Dans le même temps, il fait adopter des textes législatifs qui réservent le poste de président de la République aux Ivoiriens nés de père et de mère eux-mêmes Ivoiriens de naissance. Tout le monde comprend qu’il vise Alassane Ouattara, qui lui a contesté le trône présidentiel à la mort d’Houphouët-Boigny, et dont au moins un des deux parents serait originaire du Burkina Faso voisin. A priori il n’y a pas de lien entre ce concept et la volonté de Bédié de barrer la route de la présidence à celui qui se présente comme son adversaire le plus farouche, et qui a réussi à fédérer autour de lui tout le Nord du pays.
Mais, très vite, un groupe d’intellectuels proches de Bédié se charge de conceptualiser l’ivoirité. Ils organisent des colloques, des séminaires, et créent une revue appelée ETHICS (Etudes et théories de l’humanisme ivoirien pour la synthèse culturelle) On peut y lire cette définition donnée par Benoît Sacanoud, le président d’une cellule d’étude de la pensée d’Henri Konan Bédié:
«L’ivoirité est, selon nous, une exigence de souveraineté, d’identité, de créativité. Le peuple ivoirien doit d’abord affirmer sa souveraineté, son autorité face aux menaces de dépossession et d’assujettissement: qu’il s’agisse du pouvoir économique et politique.»
Plus loin on lit, sous la plume du professeur Niangoran Bouah:
«L’ivoirité, c’est l’ensemble des données socio-historiques, géographiques et linguistiques qui permettent de dire qu’un individu est citoyen de Côte d’Ivoire ou Ivoirien. Ce terme peut aussi désigner les habitudes de vie, c’est-à-dire la manière d’être et de se comporter des habitants de Côte d’Ivoire, et enfin, il peut aussi s’agir d’un étranger qui possède les manières ivoiriennes, par cohabitation ou imitation. L’individu qui revendique son ivoirité est supposé avoir pour pays la Côte d’Ivoire, être né de parents ivoiriens appartenant à l’une des ethnies autochtones de la Côte d’Ivoire.»
Et le professeur Niamké Koffi précise que «pour construire un NOUS, il faut le distinguer d’un EUX. Il faut parvenir à établir la discrimination NOUS/EUX d’une manière qui soit compatible avec le pluralisme des nationalités.» Très vite, la Côte d’Ivoire va se retrouver divisée entre «les Ivoiriens de souche» et «les Ivoiriens de circonstance», qui seront tous ceux issus de l’immigration, principalement du Burkina Faso et du Mali et, par extension, les populations du Nord qui partagent les mêmes cultures que ces derniers. Et surtout la même culture qu’Alassane Ouattara.
Des policiers se mettront à déchirer les cartes d’identité des «Ivoiriens de circonstance», certains d’entre eux, agriculteurs, seront chassés des forêts du Sud-Ouest, tandis que d’autres, pêcheurs, seront eux chassés des lacs d’Ayamé au Sud-Est et de Kossou au Centre. Un large fossé se creuse entre le Nord et le Sud de la Côte d’Ivoire.
Le concept se fait girouette
Le 25 décembre 1999, Henri Konan Bédié est renversé par un coup d’Etat. Son tombeur Robert Guéï fustige les députés qui ont «voté des lois qui ont divisé la Côte d’Ivoire» et affirme que «des Burkinabè sont plus ivoiriens que les Ivoiriens». Les intellectuels qui défendaient l’ivoirité et qui ne savent pas trop à quelle sauce ils seront mangés par les militaires au pouvoir se font tout petits. Assiste-t-on à la mort du concept? Pas si vite. La bête est coriace.
Six mois plus tard, lorsque Robert Guéï décide de conserver le pouvoir, il déclare:
«Un peu partout on m’a demandé ce que je pensais de ce problème. J’ai répondu qu’il faut être sincère et objectif en n’oubliant pas ce que nous sommes. La France ne peut être construite que par les Français, et l’Afrique que par les Africains. Mais l’Afrique est un ensemble. Aimer la Côte d’Ivoire est réellement l’affaire des Ivoiriens. Le Sénégal, c’est l’affaire des Sénégalais. Donc, le concept d’ivoirité, je vous le dis, est un bon concept.»
Et dans la foulée, il fait adopter une Constitution reprenant les dispositions qui réservent le poste de président aux Ivoiriens nés de père et de mère eux-mêmes Ivoiriens de naissance.
De son côté, le FPI, le parti de Laurent Gbagbo, qui jusque là était l’allié d’Alassane Ouattara et qualifiait l’ivoirité de concept xénophobe, voire fasciste, effectue un virage à 180 degrés et embouche la même trompette que Guéï. Le professeur Séry Bailly, qui était ministre de la Recherche scientifique dans le gouvernement militaire pour le compte du FPI, déclare le 8 juillet 2000:
«Les statistiques (30-40% d’étrangers), comme le sentiment d’être envahi et l’évocation des monopoles économiques sont des appels lancés par un peuple qui ne demande qu’à être rassuré. Ceux qui crient à la xénophobie et à l’exclusion entendent-ils cet appel des Ivoiriens qui veulent que l’intégration ne soit pas leur dissolution ou leur exclusion à eux?»
Laurent Gbabo dira lui-même plus tard:
«ça ne sert à rien de le cacher. Nos voisins africains ont beau jeu de nous critiquer, alors que nous avons des problèmes parce que leurs ressortissants sont chez nous. Alassane Dramane Ouattara est devenu le symbole des étrangers. Il y a d’ailleurs beaucoup d’immigrés parmi ses partisans.»
Alassane Ouattara est donc écarté de la course à la présidence. Gbagbo devenu président de la République va dans la foulée lui interdire aussi d’être député. Et il publie un livre, Sur les traces des Bété, dans lequel il explique que ces derniers, son ethnie, sont les seuls réellement autochtones de Côte d’Ivoire, tous les autres étant venus d’ailleurs. Et pour obtenir la carte d’identité ivoirienne, il faut désormais prouver, par deux témoins, que l’on est originaire d’un village ivoirien.
De la conciliation au rejet violent
En 2003, après l’éclatement de la rébellion dont une majorité de combattants est issue de l’immigration, tous les partis politiques ivoiriens se retrouvent à Linas-Marcoussis, en France, pour essayer de régler les problèmes qui avaient divisé les Ivoiriens. Il est question de donner la nationalité ivoirienne aux personnes qui vivaient en Côte d’Ivoire avant 1972, l’année où le code de nationalité fut modifié.
Auparavant, tout Africain qui naissait en Côte d’Ivoire était Ivoirien, à condition que ses parents l’aient déclaré comme tel. A partir de 1972, il fallait désormais naître d’un parent ivoirien pour bénéficier de cette nationalité. Mais lorsque les députés furent appelés à entériner ce qui avait été décidé à Linas-Marcoussis, plusieurs d’entre eux, parmi lesquels Simone Gbagbo, l’épouse du chef de l’Etat, s’y opposèrent violemment, et ce texte ne fut jamais adopté. Leur motif était qu’une telle loi permettrait de donner la nationalité ivoirienne à des millions de Burkinabè.
Lorsqu’en 2006 il fut question de faire des audiences foraines afin de donner des pièces d’identité et des certificats de nationalité aux personnes qui en étaient dépourvues, les partisans de Laurent Gbagbo que l’on appelle les Jeunes patriotes se dressèrent, parce que, disaient-ils, on allait donner la nationalité ivoirienne à des étrangers. Il y eut des affrontements, avec des morts, entre ces Jeunes patriotes et des jeunes militants du RDR, le parti d’Alassane Ouattara, dans les villes de Divo et de Grand-Bassam. On dut se contenter de ne délivrer que des actes de naissance, afin que le processus puisse évoluer.
Lors de ce que l’on a appelé l’enrôlement sur les listes électorales, il ne se passa pas un seul jour sans que les journaux proches du chef de l’Etat ne dénoncent des tentatives de fraudes de la part des partisans de M. Ouattara ou de ressortissants de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cedeao), principalement des Maliens ou des Burkinabè.
Une première liste électorale dite blanche, comportant les noms des personnes dont la nationalité ivoirienne ne souffre d’aucun doute, a été dressée, à côté d’une liste dite noire, comportant les noms de ceux qui ont voulu frauder, et d’une autre, dite grise, comportant des noms de personnes dont on ne savait pas de façon certaine si elles sont Ivoiriennes ou non.
Mais des partisans de Laurent Gbagbo ont demandé la radiation de milliers de personnes aux noms à consonance nordiste, comme on dit, de la liste blanche. Des hommes politiques ont même parlé de «désinfecter» la liste blanche, et Laurent Gbagbo a obtenu que cette liste soit à nouveau révisée.
De la haine ethnique à la guerre civile?
En 2005, Henri Konan Bédié s’est réconcilié avec Alassane Ouattara et ils ont créé le RHDP. De nombreux observateurs pensaient que leur alliance n’était guidée que par leur détestation commune de Laurent Gbagbo. Ce dernier, de son côté, n’imaginait pas une seule seconde que Bédié appellerait le peuple Baoulé à votre pour Ouattara, et surtout que celui-ci lui obéirait.
Mais ce 15 novembre 2010, en appelant son électorat à voter pour Ouattara, Bédié mettait fin à son ivoirité à lui, celle qui fut accusée d’avoir ouvert la boîte de Pandore. Et les Baoulé ont effectivement voté massivement pour Ouattara, lui assurant ainsi sa victoire. Cependant la bête ne retourne pas si aisément dans sa boîte.
Pendant la campagne électorale du second tour de la présidentielle, Gbagbo se présentait sur ses affiches comme «le candidat 100% pour la Côte d’Ivoire» contre Ouattara, «le candidat de l’étranger». Cela pouvait très facilement se décrypter comme «le candidat 100% ivoirien» contre «le candidat étranger».
Aujourd’hui, les Jeunes patriotes de Laurent Gbagbo occupent les rues d’Abidjan et font la chasse aux ressortissants du Nord et aux étrangers. Certains sont lynchés par le supplice du collier de feu qui consiste à passer un pneu autour du cou de la victime et à y mettre le feu. La Côte d’Ivoire fonce tout droit dans une guerre civile qui pourrait prendre les couleurs de celle du Rwanda. Visiblement, l’ivoirité est comme le chat. Elle a sept vies.
Venance Konan