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Printemps arabe et sacre du pluralisme
Sans que personne ne s’en aperçoive vraiment, le paysage médiatique des pays du Moyen-Orient et du Maghreb s’est beaucoup transformé. Ces changements ont accompagné et accéléré les révoltes arabes.
Le printemps arabe est porté par la revendication radicale de démocratie et de reconnaissance des droits de l’individu. Marxisme et islamisme, ces philosophies politiques si chères aux révolutions d’avant et encore d’avant, ne figurent pas au cœur de cette tourmente. Elles ont (presque) dégagé.
La communauté internationale retient son souffle et scrute l’horizon. Ce qui frappe, c’est la demande des jeunes (et aussi des moins jeunes) de pouvoir s’exprimer et choisir sa vie —ce qui suppose avoir du travail.
Cette aspiration, simultanément éthique et sociale, doit être rapprochée de l’avènement d’un peuple de connectés. Sans que personne ne s’en aperçoive vraiment, le paysage médiatique des pays du Moyen-Orient et du Maghreb s’est beaucoup transformé, et ces changements ont accompagné, voire accéléré, le temps des révoltes en Tunisie, en Egypte, en Libye, et dans d’autres Etats du Moyen-Orient.
Que s’est-il passé? On observe une articulation entre, d’une part, des télévisions d’information qui se sont développées au cours des dix dernières années hors de l’emprise directe des Etats, et, d’autre part, la culture du Web, c’est-à-dire une culture décentralisée et, par conséquent, pluraliste.
Informations croisées
Ce pluralisme des points de vue et des idées est amplifié par la pluralité des émetteurs: professionnels de l’information, professionnels de l’informatique, experts et citoyens. Cet enrichissement croisé, voilà la pertinence du nouveau système médiatique, ici comme ailleurs. La télévision accueille et (re)diffuse des vidéos tournées par des reporters locaux ou des amateurs, et, symétriquement, le Net recycle à l’infini des extraits d’images filmées pour les télévisions du monde entier.
Ce balayage accroît les angles de vue sur la réalité, et même si des sélections s’opèrent de part et d’autre —sélection des rédactions des télévisions et sélection du public participant du Net—, il en résulte une vision assez panoramique des événements du monde.
Les communautés d’internautes sont ainsi un vecteur pour diffuser à grande échelle des opinions et des informations très locales. C’est que qui s’est passé en Tunisie le 17 décembre 2010, lorsque Mohamed Bouazizi, jeune vendeur de fruits et légumes, après s’être vu confisquer par la police sa marchandise et sa balance, s’est immolé par le feu à Sidi Bouzid. Des jeunes ont crié leur colère sur la Toile, ont appelé à des manifestations, et par le relais des médias, d’Internet à Al-Jazeera, ont rendu leur indignation visible au monde entier.
C’est ce qui se passe aujourd’hui en Libye: outre les images des journalistes ayant rejoint Tripoli, les données sur la répression de Kadhafi émanent aussi de scènes captées par des téléphones portables, déposées sur YouTube ou Facebook, et relayées par les grands médias, apportant un contre-point imparable à la parole de la télévision d’Etat libyenne dans son essai pathétique pour «vendre» l’image d’un pays paisible.
Cette coopération entre médias s’intensifie en période de crise, Internet devenant alors un outil pour capter en temps réel les mèches qui s’allument, pour mobiliser les énergies, et pour donner, par le relais des réseaux de télévision, un écho mondial à des réalités lointaines ou inaccessibles.
Le règne d’Al-Jazeera
Dans cette recomposition du spectre médiatique, notons la place conquise par Al-Jazeera. La chaîne a été lancée par l’émir du Qatar en 1996. Critiquée pour avoir souvent donné la parole aux chefs extrémistes du Moyen-Orient (Ben Laden, ou les leaders du Hamas), elle s’est cependant imposée au niveau international, notamment grâce à sa version anglaise.
Proche par le format et l’animation de l’antenne des autres réseaux d’information internationaux —rythme rapide de news, de reportages et de débats d’experts—, dotée d’une rédaction abondante dont une partie s’est formée à la BBC, elle couvre la diversité des pays arabes. Entre 35 et 40 millions de spectateurs la regardent chaque jour.
Son pluralisme s’impose presque spontanément tant il lui faut se détacher d’un cadre purement national (celui des télévisions d’Etat), et multiplier les angles pour rendre compte des différentes situations et sentiments qui habitent cette vaste zone. Elle s’inscrit dans une objectivité à tropisme régional (au sens de grandes régions du monde), comme le font les autres réseaux d’information.
Elle s’offre le luxe, en partenariat avec la BBC, de diffuser une émission de critique des médias à travers le monde, Global Village Voices. Cette indépendance de ton a eu pour conséquence une interdiction ou une coupure temporaire dans plusieurs pays (Irak, Egypte, Tunisie, Algérie…).
Sa version arabe offre un format plus traditionnel —longues interviews de personnalités diverses en studio—, et délivre un message certes «orienté localement» mais plus ouvert que celui des télévisions d’Etat qui diffusent au Moyen-Orient. Elle donne également fréquemment la parole aux personnes de la rue.
«Al Jazeera fonctionne comme une scène politique de substitution. (…). En érigeant, d'une manière habile, dans une région dominée par l'autoritarisme et la corruption, la transparence et la liberté d'expression en valeur suprême et la cause démocratique comme combat légitime, elle a su désarmer ses détracteurs, marginaliser ses concurrents et même vaincre ses ennemis», écrit le chercheur Mohamed Oifi dans un article de Rue89.
Internet, la révolution «Do It Yourself»
L’autre aspect essentiel est évidemment l’essor d’Internet. Exutoire conversationnel pour la jeunesse, il intensifie et renouvelle les formes d’échanges au sein des noyaux amicaux, les élargit et instaure une manière originale pour «faire génération».
Au-delà et via les chats, il favorise la création d’un espace délibératif qui spontanément s’oriente vers la critique sociale, dans des pays où l’avenir des jeunes est barré. Parallèlement, le Web 2.0 exalte des valeurs qui tintent agréablement aux oreilles de la jeunesse: la liberté d’expression, l’idéal égalitaire, l’échange désintéressé, la création collective, le «Do It Yourself»
L’idée que l’on puisse changer le monde en comptant sur ces propres forces, et en se changeant soi même avant de renverser les institutions politiques, figure dans la généalogie du Net. Enfin, les réseaux sociaux constituent un outil performant pour se coordonner et agir collectivement dans la cité.
Village global 2.0
Le système médiatique, finalement, tel qu’il est en train de se recomposer, lève le voile d’invisibilité qui séparait encore certaines sociétés des autres. Dans un monde irrigué d'images et d'informations, nul n'ignore où il se situe ni où se situent les autres. Les médias agissent en sismographes de l’immense diversité de la planète.
Les inégalités économiques sont finement identifiées, les modes de vie, les goûts, les styles de consommation, les préoccupations, les détresses et les aspirations des uns et des autres: au sein du village global nous connaissons tout ou presque des uns et des autres, ce qui permet de se projeter, de mesurer les injustices et de définir des projets individuels ou collectifs.
«Ce qui est plutôt en jeu, c’est que même la plus mauvaise et la plus désespérée des vies, même les circonstances les plus brutales et les plus désespérées, même les inégalités les plus dures sont aujourd’hui ouvertes au jeu de l’imagination», écrivait Arjun Appadurai dans Après le colonialisme, Les conséquences culturelles de la globalisation. Ce dévoilement transforme les opinions publiques.
Une arme à double tranchant
Certes, il ne faut pas trop s’illusionner à propos des effets de la révolution des communications sur les bouleversements du monde. Ce «soft power» touche rapidement ses limites face au «hard power», celui des armes et de la violence policière.
S’appuyant sur de multiples exemples (Iran, Irak, etc.) Evgeny Morozov montre dans The Net Delusion que l’espoir mis dans la puissance émancipatrice de Twitter ou de Facebook a été souvent démenti par les faits, puisque l’expertise technologique des oppresseurs équivaut à celle des opprimés, et que les forces de répression savent aussi user du Net à leurs propres fins.
D’ailleurs, les régimes autoritaires n’hésitent pas à couper les communications. Néanmoins, ces coupures sont le plus souvent temporaires ou, en tout cas, imparfaites. En effet, la frustration qu’elles engendrent risque d’attiser davantage la révolte; c’est donc une arme à manipuler avec précaution.
Et surtout, cette censure est en partie contournable: soit les individus se débrouillent pour faire circuler autrement les informations —les coupures du Net n’ont pas empêché les manifestations en Egypte—, soit les cyber activistes arrivent à détourner la censure par des manipulations techniques —les mouvances hackers distribuent des packs pour déjouer les systèmes de contrôle d’Internet.
Dès lors, sans être un dévot de Mac Luhan, on peut raisonnablement penser que la culture des réseaux sociaux et des médias pluralistes trace son chemin et influence ces protestations de la jeunesse.
On repère d’ailleurs un autre trait de la Net culture chez ces activistes: l’impatience. La démocratie, les élections, les changements, tout de suite! Alors que les «vieilles» générations inclinent à penser longs processus sociaux difficiles, imprévisibles et tortueux, ces jeunes vont droit au but. La vie, c’est ici et maintenant. Un signe que s’installe une autre manière de voir les choses.
Monique Dagnaud