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Un drone américain MQ-1 Predato REUTERS
Un drone américain MQ-1 Predato REUTERS

La guerre des drones, une drôle de guerre

De la Libye à la Somalie, les drones sont sur tous les fronts. Loin d’être le signe de notre progrès, ne sont-ils pas au contraire la preuve que nous nous déshumanisons?

Zéro mort, voilà l’obsession des états-majors occidentaux modernes, qui rêvent de mener plusieurs conflits de front, rapidement, efficacement, et de venir à bout d’armées adverses dépassées technologiquement en ne déployant que quelques équipes de dizaines d’hommes et toute la puissance de l’aviation d’aujourd’hui. Quant au travail du nettoyage au sol, il est idéalement confié à des forces alliées, de préférence recrutées sur place. C’est une évolution que l’on a constatée au Kosovo en 1999, en Afghanistan depuis 2001, et cette année en Libye. Ce qui constitue un retour à une conception de la guerre qui avait permis à la France et à la Grande-Bretagne, entre autres, de se tailler d’immenses empires, en particulier en Afrique.

Emploi toujours plus important des drones de combat

Sur place, les troupes coloniales se composaient de quelques unités d’élite “européennes”, qui s’appuyaient sur une masse de supplétifs, comme les célèbres Askaris allemands ou les non moins réputés tirailleurs sénégalais. Et les canonnières, ces petits bâtiments blindés et lourdement armés à même de remonter d’immenses cours d’eau pour porter le fer et le feu au cœur de terres qui échappaient encore aux empires, jouaient le rôle aujourd’hui dévolu à l’armée de l’air. Au point de donner leur nom à une politique. Et depuis quelques années, cette façon de faire la guerre, déjà contestable en soi, s’automatise avec l’emploi toujours plus important des drones de combat.

N’en déplaise aux admirateurs du progrès technologique, il n’y a pas là de quoi se réjouir, ni se féliciter. Car sur le plan moral, le recours de plus en plus systématique aux drones pose des questions excessivement dérangeantes.

Transformation d’un robot-espion en robot de combat

Qu’est-ce qu’un drone? Un avion sans pilote, un gros jouet qui, il y a quelques années encore, n’avait pour mission que de survoler le territoire ennemi pour y effectuer des reconnaissances aériennes. Ce qui n’a, selon nous, rien de répréhensible. Il est légitime de vouloir économiser la vie d’un pilote compétent en ne l’exposant pas aux tirs de la défense antiaérienne dans le seul but de photographier ou filmer des positions et des déploiements de troupes. Il en va autrement de la transformation d’un robot-espion en robot de combat.

 Il semblerait que la première tentative d’utilisation d’engins aériens armés sans présence humaine à bord remonte à 1849. A l’époque, les Autrichiens avaient lancé des ballons équipés de bombes à retardement contre la ville de Venise. Avec un succès apparemment mitigé. En octobre 1918, les Américains testèrent le “Kettering Bug”, un petit biplan emportant une charge explosive d’environ 80 kilos, là encore sans grande réussite. Nous ne reviendrons pas en détail sur les efforts nazis pour développer les V-1 et V-2, les “armes de représailles” qui tenaient du reste davantage du missile de croisière que du drone.

C’est au Vietnam vers le milieu des années 60 que les Américains déployèrent pour la première fois des drones de reconnaissance. Depuis, ces matériels ont poursuivi leur ascension inexorable, jusqu’à devenir une composante indispensable de tout dispositif militaire moderne. Presque toutes les armées en disposent, aussi bien en Iran que dans des pays beaucoup plus modestes comme la Géorgie. Au point que même des forces non étatiques comme le Hezbollah libanais en utiliseraient.

Robots tueurs sont sur tous les fronts

Le passage de la reconnaissance au combat pour les avions sans pilote, déjà envisagé par Téhéran lors de sa guerre contre l’Irak dans les années 80, a définitivement eu lieu au début du XXIe siècle, quand les Américains ont commencé à envoyer des drones armés en Afghanistan, contrôlés depuis des bases situés au Pakistan ou en Ouzbékistan.

Dix ans plus tard, ces robots tueurs sont sur tous les fronts. Les Etats-Unis en comptent plusieurs centaines en activité, et ils frappent aussi bien en Afghanistan qu’au Pakistan, au Yémen et en Somalie. Les forces américaines viennent d’ailleurs d’ouvrir une nouvelle base pour ces engins en Ethiopie, pour mieux couvrir les opérations contre les Shebabs somaliens. Les Israéliens les utilisent eux aussi, en particulier contre le Hezbollah et contre le Hamas à Gaza. L’avion de combat sans pilote est maintenant une constante de la guerre aérienne, comme on vient de le voir en Libye, et les forces occidentales ne cessent de muscler leur flotte et de la diversifier. On compte désormais parmi les drones des voilures fixes et tournantes, toutes armées, généralement de missiles antichars de type Hellfire. De nouveaux monstres sont à l’étude, plus furtifs, plus rapides, plus puissants. Ces engins se voient en outre dotés de noms déjà à eux seuls synonymes de terreur et de carnage: les Predator, Avenger (Vengeur) et Reaper (Faucheur) américains, le Taranis (dieu gaulois du tonnerre et de la foudre) britannique, ou encore le Barracuda d’EADS. Ils deviennent aussi d’un emploi de plus en plus souple, si bien qu’il devrait être bientôt possible à des équipages d’hélicoptères de combat Apache de contrôler en même temps des drones. Comme on peut le lire dans un article du National Defense Magazine, grâce à ce système, les pilotes pourront “non seulement voir la cible [qu’ils] engagent, mais [ils sauront] aussi ce qui se passe derrière le bâtiment, si les individus qu’on les a envoyés engager ont évacué par l’arrière”. Autrement dit, aucun moyen de leur échapper. Quand on sait quelles bavures ont commises les Apache en Irak, l’idée qu’ils puissent en outre s’appuyer sur des drones fait froid dans le dos. D’autant plus que, ainsi que le souligne le site de l’Office national d'études et recherches aérospatiales français, l’Onera, “le drone, lui, a […] une considération totalement objective de la situation!”

Edulcorer la sinistre réalité de la guerre

La machine est objective, certes, dans la mesure où elle se soucie encore moins qu’un combattant de savoir que les cibles repérées par ses capteurs sont des femmes, des enfants, ou des hommes armés. D’ailleurs, depuis qu’ils sont employés massivement par l’armée américaine, les drones suscitent la controverse et sont souvent accusés de “dommages collatéraux”, autre terme du jargon militaire moderne utilisé pour mieux édulcorer la sinistre réalité de la guerre.

Pourquoi l’Occident, si prompt à déclencher des opérations militaires un peu partout sur la planète, répugne-t-il tant à y risquer des pertes? Cela tient entre autres au fait qu’avec la professionnalisation des forces armées et la disparition progressive de la conscription dans les pays de l’OTAN, la formation, l’équipement et le déploiement d’un soldat sont devenus très onéreux. Alors que les drones, en comparaison, sont presque bon marché, puisqu’à l’unité, le drone tactique Sperwer, de la Sagem, coûte par exemple presque quinze fois moins qu’un avion de combat de nouvelle génération. Le soldat occidental serait-il aujourd’hui trop précieux pour être envoyé au combat?

On le comprend, pour les militaires, cette solution n’a que des avantages. Pourtant, comme toutes les innovations censées bouleverser la face des conflits, les drones ne sont pas à l’abri de la destruction, ce qui n’est pas très important, même si les armées modernes n’hésitent pas à les inclure dans la liste de leurs “pertes”. Et ils ne sont pas non plus à l’abri d’une … trahison. Ainsi, en 1997, le Hezbollah aurait réussi à pirater les communications d’un drone israélien, ce qui aurait permis au mouvement chi’ite de prendre ensuite en embuscade des commandos de Tsahal. Nul doute que nos généraux apprécieraient fort peu que des adversaires quels qu’ils soient parviennent un jour à retourner des Predator contre leurs troupes.

Une hypothèse peut-être peu probable, ce qui ne nous empêchera pas d’évoquer en conclusion la question que soulève ce recours à des armes robotisées: la déshumanisation de la guerre. La guerre est une activité que l’homme pratique depuis la nuit des temps. Une activité hideuse, si terrible qu’au fil du temps, l’humanité en est venue à la ranger parmi les calamités qui la dépassent, comme la famine, la pestilence et la mort, qu’elle accompagne du reste inévitablement. L’ennui étant que la guerre, c’est nous qui l’avons inventée. Et la seule chose qui, dans cette tourmente sanglante, offrait parfois une lueur d’espoir, c’était le récit de gestes humains. Pas seulement les exploits héroïques de guerriers plus grands que nature, mais aussi ces histoires de soldats qui, au plus fort des combats, se mettaient à faire preuve de compassion pour un adversaire blessé, pour la veuve ou l’orphelin sans défense. Des récits qui permettaient d’atténuer un peu le cortège d’horreurs que l’on savait indissociables de tout conflit. “Retirez leur humanité aux soldats, et l’on court le risque que les batailles et les guerres que nous mèneront soient tout aussi inhumaines,” soutient un excellent article de The Independent sur l’évolution technologique de la guerre.

Drones et robots de combat ne rendront pas la guerre caduque, mais seulement plus mécanique, plus impersonnelle. Loin d’être le signe de notre progrès, ne sont-ils pas au contraire la preuve que nous nous déshumanisons?

Roman Rijka

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Roman Rijka. Journaliste. Spécialiste de l'histoire militaire.

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