mis à jour le

Côte d'Ivoire: un conflit qui risque de durer
Un mois après le second tour de l’élection présidentielle, organisé le 28 novembre 2010, la Côte d’Ivoire est toujours dans l’impasse. Ce pays qui était jusqu’en 1999 la «vitrine de l’Afrique francophone» compte désormais deux présidents, deux premiers ministres et deux gouvernements.
Un mois après le deuxième tour de l’élection présidentielle, organisée le 28 novembre 2010, la Côte d’Ivoire est toujours dans l’impasse. Ce pays qui était jusqu’en 1999 —l'année du coup d’état de Robert Gueï— la «vitrine de l’Afrique francophone» compte désormais deux présidents, deux premiers ministres et deux gouvernements. Alassane Ouattara, dont la victoire électorale avec 54,1 % des suffrages a été reconnue par la CEI (Commission électorale indépendante) et les Nations unies, peut se targuer de réels succès: la communauté internationale a reconnu sa victoire, et la France, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont appelé le président sortant à quitter le pouvoir dans les plus brefs délais. Ils l’invitent ainsi à abandonner un fauteuil présidentiel qu’il occupe depuis 2000.
Abidjan sous contrôle
La Cédéao (Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest) a menacé d’une intervention militaire si Laurent Gbagbo n’acceptait pas pas le verdict des urnes. Le président du Bénin, Boni Yayi, celui de la Sierra Leone, Ernest Koroma, et celui du Cap Vert, Pedro Pires, sont venus le 28 décembre à Abidjan. Au nom de la Cédéao, ils ont demandé à Laurent Gbagbo de s’effacer. Symbole fort, les partisans d’Alassane Ouattara ont occupé le 27 décembre l’ambassade de Côte d’Ivoire à Paris et obtenu ainsi le départ de l’ambassadeur, un fidèle de Gbagbo. La veille, l’avion de Laurent Gbagbo avait été saisi à l’aéroport de Mulhouse.
Il n’en reste pas moins qu’Alassane Ouattara et ses partisans restent cantonnés à l’Hôtel du Golf, à Abidjan, lieu d’installation de leur quartier général de campagne. La capitale économique de la Côte d’Ivoire reste contrôlée par Laurent Gbagbo et ses hommes. Le RDHP (Rassemblement des Houphouëtistes pour la démocratie et la paix), mouvement qui rassemble les partisans d’Alassane Ouattara et ceux d’Henri Konan Bédié (au pouvoir de 1993 à 1999), a lancé le 29 décembre un appel à la grève générale jusqu’à ce que «Gbagbo s’en aille», mais a été très peu suivi dans le sud de la Côte d’Ivoire. De San Pédro à Abidjan, les Ivoiriens continuent à travailler. «Nous n’avons pas le choix. Nous devons nourrir nos familles. Nos opinions politiques passent après», témoigne un commerçant abidjanais.
Malgré les coups de semonce des dirigeants occidentaux et africains, Gbagbo ne paraît pas décidé à lâcher son trône. Pour justifier sa décision, il avance le soutien du Conseil constitutionnel qui a validé son élection avec 51 % des suffrages. Restant fidèle à une ligne de défense qui a permis à Robert Mugabe de se maintenir au pouvoir, Gbagbo se dit lui aussi victime d’un complot occidental, ourdi par la France et les Etats-Unis. Même si sa situation est difficile, il reste le maître d’Abidjan et du sud de la Côte d’Ivoire, la région la plus riche —celle qui possède le cacao, dont le pays est le premier producteur mondial, et le pétrole. De plus, l’armée le soutient encore. Ainsi, ses hommes ont pu repousser les partisans d’Alassane Ouattara, qui ont tenté le 16 décembre de prendre le contrôle de la RTI (Radio télévision ivoirienne), appareil essentiel de la propagande du régime Gbagbo. Bilan, une vingtaine de morts.
Une intervention à haut risque
Celui que l’on surnomme à Abidjan le «boulanger» compte sur le temps pour rouler, une fois encore, ses adversaires dans la farine. Lorsque la Cédéao menace d’envoyer des troupes, il a beau jeu d’ironiser:
«Ce serait bien la première fois que des pays africains seraient prêts à aller en guerre contre un autre pays africain parce qu’une élection s’est mal passée».
Il est vrai qu’une intervention militaire risque de s'avérer très délicate. La France et les Etats-Unis ne peuvent intervenir sous peine d’être accusés de néocolonialisme. «Pourquoi Paris ou Washington ne menacent-ils pas la Biélorussie qui vient d’organiser une parodie d’élection?», s’étonne un partisan de Laurent Gbagbo. Facile alors pour le président sortant d’expliquer qu’une intervention militaire pourrait mettre en danger la vie des étrangers vivant en Côte d’Ivoire (les trois millions de Burkinabés, les deux millions de Maliens, les 15.000 Français, etc.). Il dénonce aussi les risques d’une «guerre civile» qui naîtrait de cette «intervention étrangère».
Quant aux pays africains qui menacent de porter le fer en Côte d’Ivoire, ils n’ont rien de parangons de vertu. La légitimité démocratique de Jonathan Goodluck, le président du Nigeria, est des plus réduite. Il est parvenu au pouvoir du fait du décès de Yar Adua, chef de l’Etat élu à l’issue d’un scrutin très contesté. Au Nigeria, les élections n’ont jamais été d’une grande transparence. C’est une des raisons pour lesquelles Barack Obama a évité le «géant de l’Afrique», lors de son premier voyage sur le continent. Il lui a préféré une visite au Ghana où l’ancrage démocratique est beaucoup plus fort.
Un autre farouche adversaire de Laurent Gbagbo n’est autre que Blaise Compaoré, inamovible président du Burkina Faso —il vient de se faire réélire avec 80 % des suffrages—, «grand démocrate» arrivé au pouvoir en 1987 à la suite de l’assassinat de «son ami» Thomas Sankara. Autre écueil, les Ivoiriens se rappellent du bilan plus que mitigé de l’Ecomog (Economic Community of West African States Cease-fire Monitoring Group). Arrivées à Monrovia en 1990, les troupes de l’Ecomog devaient rétablir la paix dans ce pays ravagé par la guerre civile, mais les soldats nigérians ont aussi fait preuve d’une grande brutalité à l’égard des populations locales: ils se sont fréquemment livrés à divers trafics avec les belligérants, et semblaient guère pressés de mettre un terme à ce conflit devenu un «business si lucratif».
Jonathan Goodluck pourrait être tenté d’envoyer des troupes en Côte d’Ivoire pour contenter ses partenaires occidentaux et faire plaisir à ses militaires en quête de «bonnes affaires». Mais rien n’exclut que Laurent Gbagbo fasse alors appel à son allié angolais, un pays qui dispose d’une des meilleures armées du continent —elle a fait la preuve de son efficacité et de son âpreté au gain, notamment en République démocratique du Congo. Des mercenaires libérians pourraient aussi voler au secours de Gbagbo pour s’enrichir.
Gbagbo l'invincible
En outre, la Chine et la Russie ont montré dans un passé récent qu’elles étaient moins hostiles au régime Gbagbo que les puissances occidentales, et les matières premières ivoiriennes pourraient les inciter à lui maintenir la tête hors de l’eau. Ses adversaires espèrent l’asphyxier économiquement, et la Banque mondiale et la BCEAO (Banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest) l’ont privé d’accès aux fonds qu’elles détiennent. Ainsi, il pourrait avoir du mal à payer les soldes des militaires. «Personne ne va accepter de se battre le ventre vide», témoigne Antoine, un fonctionnaire abidjanais, persuadé que le manque d’argent pourrait s'avérer fatal au régime. Mais dans un pays aussi prospère, il paraît peu probable que Gbagbo n’ait pas d’autres ressources financières.
Afin d’inciter le «boulanger d’Abidjan» à faire ses valises, le Nigeria a proposé de lui offrir l’asile et l’immunité. A écouter les dirigeants nigérians, les risques de se voir traduit devant la Cour internationale de justice s’éloigneraient d’un coup de baguette magique. Sauf que les mêmes promesses avaient été faites à Charles Taylor, le président du Libéria, pour le persuader d’abandonner son palais de Monrovia.
L’ex-seigneur de la guerre avait accepté de quitter le pouvoir en 2003 et de couler des jours heureux à Calabar, ville côtière du Sud du Nigeria, mais son doux exil a été de courte durée. Charles Taylor est désormais traduit devant la Cour pénale internationale de La Haye. Nul doute que le rusé Gbagbo a pris bonne note du destin contrarié de son turbulent voisin. «Gbagbo n’est pas homme à renoncer», explique un diplomate occidental en poste à Abidjan. «Il va se battre jusqu’au bout. Tenter de garder coûte que coûte son trône. Son rêve: mourir au pouvoir. Même s’il doit mettre la Côte d’Ivoire à feu et à sang pour y parvenir».
Pierre Cherruau