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Le Liberia, entre oncle Tom et oncle Sam
Ce pays d'Afrique de l'ouest, fondé par des esclaves affranchis, blessé par les guerres civiles, garde aussi profondément les stigmates de son héritage américain.
Premier reportage d'une série de trois sur le Liberia publiée par The Root, le site de la communauté afro-américaine. Le deuxième reportage est à lire ici: Liberia, guérir tout un pays du viol et le troisième par-là: La reconstruction du Liberia passera par le féminisme.
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MONROVIA – Me voilà au Liberia, écumant à toute vitesse ce pays d’Afrique de l’Ouest, passant d’un hôpital public aux appartements présidentiels, d’une plantation de caoutchouc à une clinique pour femmes violées, et j’absorbe tout: la carcasse d’un gratte-ciel d’où, un jour, des snipers ont choisi leur proie; la plage souillée par les eaux usées; les affiches exubérantes de «Mama Ellen» —la présidente, donc— rappelant aux citoyens que tous sont connectés, que tous ne font qu’un, et, au fait, n’oubliez pas de payer vos impôts.
Sous beaucoup d’aspects, le Liberia me rappelle l’Afghanistan vers 2002: un pays las de la guerre, tentant de se redresser, des infrastructures ravagées par les bombardements, des groupes ethniques en conflit, des femmes maltraitées avides de respect, des seigneurs de guerre qui affirment s’être amendés.
Certes, chaque pays est bizarre à sa manière, façonné par une histoire, une culture, des préjugés et des névroses collectives communes. Et le Liberia a sa petite histoire originale à lui, inextricablement liée à celle des États-Unis: en 1820, des esclaves américains affranchis, dont beaucoup étaient les enfants métis de propriétaires blancs, s’installèrent au Liberia dans le cadre d’un mouvement abolitionniste de retour vers l’Afrique, et baptisèrent la capitale Monrovia, en hommage au président James Monroe.
Un racisme à l’image de l’Amérique
En 1847, les «colons», comme on les appelle encore aujourd’hui, formèrent la République du Liberia en s’inspirant du système politique américain —jusqu’à instituer leur propre forme de ségrégation à l’américaine. Les Américano-libériens à la peau claire, arborant souvent chapeau haut de forme et queue de pie dans la chaleur tropicale d’Afrique de l’ouest, écrasaient de leur puissance les «gens du pays» —Africains autochtones à la peau plus foncée qui durent attendre 1904 pour bénéficier de la citoyenneté libérienne. Un vrai cas de pouvoir corrompant les anciens opprimés.
Cette situation perdura longtemps. Le ressentiment bouillonnait tandis que les Américano-libériens, qui ne représentaient qu’une fraction minuscule de la population, dominaient le pays. Puis, en 1980, Samuel K. Doe s’empara du pouvoir lors d’un coup d’État particulièrement atroce (Jack White, du site du groupe Slate The Root, fut témoin à l’époque de l’exécution sur une plage de 13 ministres).
Cet héritage est partout visible au Liberia. Dans le National Hall, où un alignement de portraits présidentiels illustre le complexe du pays en termes de couleur de peau, les nuances évoluent au fil du temps, du clair au foncé, puis entre les deux: du premier président du Liberia, Joseph Jenkins Roberts, dont les gens d’ici aiment à dire qu’il était le vrai fils de Thomas Jefferson, en passant par Doe, le premier président d’origine tribale, puis par le dictateur qui lui a succédé, Charles Taylor, jusqu’à la première présidente, Ellen Johnson Sirleaf, petite-fille d’un immigrant allemand et diplômée de Harvard.
Cet héritage est aussi visible dans la déclaration d’indépendance du Liberia —et dans son drapeau, qui ressemble vraiment beaucoup à celui des États-Unis. Dans les bâtiments publics, où sont exposés bien en vue des tableaux idylliques et autres statues de colons associant leurs forces à celles des autochtones.
On l’entend dans une conférence de l’historien Joseph Saye Guannu, dans laquelle il évoque comment les Américano-libériens «octavons» et «mulâtres» ont mené une guerre politique contre les Américano-libériens «noirs», qui n’étaient pas les fils de propriétaires d’esclaves, et, par conséquent, étaient souvent arrivés au Liberia avec beaucoup moins d’argent.
«Nous autres Libériens n’avons pas une grande conscience de notre histoire», affirme Guannu, et pourtant l’histoire suinte par tous les pores du pays. Pour celui qui vient pour la première fois, c’est un peu déstabilisant, comme regarder le Vieux Sud américain dans un miroir déformant—ou un vieil épisode rebattu de Star Trek où le capitaine Kirk atterrit sur une planète qui s’avère être une autre Amérique.
Ici, le passé fait figure de prologue, et on ne peut que tenter de deviner, sept ans après la seconde guerre civile, quels événements réservera le prochain chapitre. Une partie du problème, explique l’économiste sierra léonais Raymond Gilpin, qui travaille avec l’United States Institute of Peace, est qu’à la fin de la guerre, «il n’y avait pas de vainqueur bien défini».
Des conflits complexes
C’est le moins que l’on puisse dire. Les deux guerres civiles du Liberia ont entraîné un tourbillon alambiqué de coups et de contre-coups d’États, où de nombreuses factions en guerre manœuvrèrent pour obtenir le contrôle d’un pays aux riches ressources naturelles. La première guerre débuta en 1989, quand Charles Taylor, ancien haut fonctionnaire du gouvernement de Doe, envahit le pays depuis la Côte d'Ivoire voisine avec les rebelles du National Patriotic Front et renversa le gouvernement.
Prince Johnson, qui s’était éloigné de Taylor pour former l’Independent National Patriotic Front of Liberia (INPFL), captura Doe en 1990 et le tortura à mort (Johnson lampa tranquillement sa bière pendant que ses suppôts tranchaient les oreilles de Doe). Taylor fut élu président en 1997, mais la guerre continua à faire rage jusqu’en 2003. Plus de 250 000 Libériens furent tués, et plus d’un million déplacés.
Aujourd’hui, Taylor est jugé à La Haye pour crimes de guerre. Johnson, malgré son passé de seigneur de guerre, représente son État et siège au Sénat. Ce qui n’empêche pas les Libériens de jouer au foot et d’assister à des concerts dans le stade Samuel K. Doe (Johnson n’est pas venu au rendez-vous pris avec notre groupe).
Les guerres sont un perpétuel sujet de conversation ici. Boakai Fofana, le journaliste libérien qui a participé à l’organisation de notre voyage dans le cadre de l’International Reporting Project, me raconte sans emphase comment, à 13 ans, lui et sa famille fuirent un massacre et traversèrent la frontière jusqu’à la Guinée voisine. D’autres n’eurent pas sa chance. Quand le gouvernement guinéen décida de bloquer l’accès au pont qu’il avait emprunté, des centaines de Libériens qui fuyaient les forces rebelles se jetèrent dans la rivière et moururent.
Fofana passa ses années de formation en fuite, au détriment de ses études. Pour de nombreux jeunes Libériens, les études sont une des victimes de la guerre. Il n’est pas rare ici de rencontrer des lycéens de 29 ans, qui travaillent quand ils peuvent, étudient quand c’est possible et sont bien décidés à aller à l’université, alors même que les frais d’inscription sont hors de portée de leur bourse. «À cause de la guerre», explique Fofana, jeune trentenaire et étudiant en maîtrise, «la définition de la jeunesse s’est étendue et comprend tous ceux qui ont entre 18 et 35 ans».
Un optimisme sans faille… malgré tout
Sur le papier, les perspectives ne sont pas roses. Le chômage touche quelque 85% de la population. La classe moyenne n’existe pas. La corruption est endémique, même dans les écoles. De jeunes femmes m’ont rapporté qu’il n’est pas rare de tomber sur des professeurs sous-payés échangeant les diplômes contre des faveurs sexuelles —tu y passes ou tu repasses.
Les infrastructures ont été littéralement désintégrées: le réseau électrique a été détruit pendant la guerre, et la majorité du pays utilise encore des générateurs qui répandent dans l’air l’odeur âcre de l’essence.
Hors de Monrovia, les routes sont en ruines, sans revêtement, pleines d’ornières, trouées d’énormes nids de poule. Impraticables. Par conséquent, les fermiers ne peuvent pas acheminer leurs produits au marché et la nourriture pourrit sur place. Beaucoup des jeunes hommes que l’on croise filant à moto à toute vitesse sont d’anciens enfants soldats qui cherchent encore leur place. Que se passera-t-il s’ils ne la trouvent pas?
Et pourtant, dans tout le pays, tandis que les habitants s’attellent à construire une nation, l’ambiance qui prévaut est celle d’un optimisme enjoué et sans faille —tempéré par une impression de sain tourbillon d’activité. Le taux de chômage a beau être dans la stratosphère, tout le monde travaille, des plus petits enfants aux très vieilles dames, qui vendent des cartes téléphoniques prépayées, des lunettes de soleil, des DVD de contrebande et des piments au marché. Tout et n’importe quoi.
À Kaboul, il était difficile de marcher dans la rue sans tomber sur des enfants sauvages aux yeux durs, des femmes en burqa et des hommes sans jambes, tous la main tendue. Mais les mendiants sont rares au Liberia.
À l’hôpital Redemption de Monrovia, vaste étendue de bâtiments en béton emboîtés les uns dans les autres, la rédemption semble être denrée rare. Pas de climatisation, et, quand on traverse les services, l’air est lourd. La sueur dégoulinante fonce les dos de chemise et laisse des auréoles sous les aisselles. Dans le service de pédiatrie, des enfants, dont beaucoup souffrent de malnutrition et de paludisme cérébral, sont obligés de dormir à trois par lit. Même les bébés ont l’air vieux, ratatinés, inquiets.
Les médecins et les infirmières —dont la plupart sont des Libériens, parfois revenus de l’étranger— sont surmenés et surchargés de travail. Alors qu’ils nous font visiter leur hôpital de 150 lits, il est difficile de ne pas se laisser happer malgré tout par leur motivation: ils sont ici pour reconstruire un pays.
C’est un hôpital public, ce qui signifie que les soins y sont gratuits. Des panneaux placés dans tout le complexe précisent qu’il s’agit qu’un hôpital «sans échange d’argent». Des patients, principalement des femmes et des enfants, y viennent en masse, remplissent la salle d’attente tandis que d’autres attendent d’être reçues à la clinique pour victimes de violences sexuelles et domestiques.
À la maternité, une jeune femme enceinte de six mois environ, affalée dans un fauteuil roulant, est dirigée en urgence en salle d’accouchement. Son corps nu n’est recouvert que d’un bout de tissu africain. Ses yeux sont révulsés, son corps est secoué de convulsions. Sa tension artérielle est dangereusement élevée. Des proches pleurent tandis que l’équipe médicale les réconforte à la hâte. La sage-femme en chef ferme la porte de la salle d’accouchement avec fermeté. Son visage, souriant tout à l’heure, est plissé d’inquiétude.
Une entreprise aux prises avec son passé
À une heure de là, à Harbel, l’hôpital privé de la plantation appartenant au géant du caoutchouc Firestone Liberia fournit un contraste saisissant à Redemption. La climatisation y est abondante, les ventilateurs ronronnent tranquillement au plafond. Le laboratoire ressemble à n’importe quel labo américain. À Redemption, il n’y a qu’un appareil pour faire des radios; ici, il y en a plusieurs.
Pourtant, les salles d’attente sont vides à l’hôpital de Firestone, alors qu’il est ouvert à tous, pas uniquement aux employés. Dans le service de pédiatrie, des images d’Elmo, de Rue Sesame, ornent les murs; les nombreux lits sont propres et vides, mis à part deux berceaux occupés par des bambins de mauvaise humeur mais à l’air robuste. Ils font du tapage, exigeant d’être libérés de leur prison. Une ribambelle d’enfants plus grands, vêtus de chemises d’hôpital, regardent Barney, assis en ligne devant la télévision. Ils ne parlent pas. Difficile de dissiper cette sensation qu’ils font de la figuration.
Charles Stuart, président de Firestone Liberia, nous fait visiter l’immense complexe de Firestone où vivent et travaillent les employés. Leur vie est tout entière circonscrite dans les 500 km² de Firestone. C’est la plus grande exploitation de caoutchouc naturel du monde.
Stuart, grand Américain blanc à l’accent sudiste prononcé, ressemble vaguement à Jon Voight. S’il semble un peu —beaucoup même— sur la défensive, il a une bonne raison. Firestone entretient une relation compliquée avec le Liberia remontant à 1926, époque où la compagnie versa 5 millions de dollars pour désendetter le pays.
Ces dernières années, elle a dû se défendre contre des accusations d’exploitation d’enfants, de déversement de déchets toxiques, d’insalubrité des logements et de conditions de travail esclavagistes (jusqu’à il y a peu, une famille de sept personnes était logée dans une seule pièce, sans électricité ni eau courante).
En 2005, des employés ont poursuivi la compagnie en justice; ils ont aussi organisé une grève de 28 jours (Firestone, qui nie farouchement toutes ces accusations, fournit des logements et des soins médicaux gratuits et subventionne des distributions de riz mensuelles). Aujourd’hui, le saigneur d’hévéas moyen gagne 150 dollars par mois (107 euros), ou moins de 4 dollars (2,86 euros) par jour. Au club de golf de Firestone, l’entrée coûte 5 dollars.
Tout est bien mieux aujourd’hui, assure Stuart tandis que nous sillonnons à bord d’un bus scolaire jaune le domaine verdoyant et luxuriant de Firestone. Il nous montre les nouvelles maisons en construction, les salles de classe, le gymnase de l’école. À ses côtés se tiennent trois délégués syndicaux, deux hommes et une femme, tous libériens. «Tout est mieux maintenant, pas vrai?» leur demande Stuart. «Oui», répondent-ils, «tout est mieux maintenant».
Mais pendant la visite, en rencontrant tous les cadres de Firestone Liberia, je ne peux m’empêcher de remarquer qu’aucun d’entre eux n’est libérien. Je demande à l’un des syndicalistes qui vit sur la plantation ce que font les ouvriers pour se divertir quand ils ne travaillent pas. Y a-t-il un cinéma? Une salle de jeux peut-être? Je n’obtiens pas de réponse.
La visite se termine et, accompagnée de Laura McClure, journaliste pour Mother Jones, je passe devant une salle de classe où un professeur d’anglais donne à des lycéens un cours sur les voix passive et active. Ce que nous entendons nous fait nous arrêter net: «Cette décision de protéger tous les enfants a été prise par qui?» demande le professeur. «Firestone!» répondent les élèves.
Stuart sert le déjeuner au Firestone Country Club, envoie des tapes dans le dos de ses employés libériens, dispense de grandes embrassades aux femmes et se laisse aller à user de l’épais patois de l’anglais libérien.
«Je te tiens le pied», me dit-il («Je t’en supplie», en libérien). «Les gens d’ici, il faut raconter leur histoire».
Teresa Wiltz est rédactrice en chef pour The Root. Elle s’est rendue au Liberia dans le cadre d’un projet Gatekeeper Editors organisé par International Reporting Project.
Traduit par Bérengère Viennot
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