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Libye: faut-il avoir peur du CNT?
A Tripoli, le gouvernement peine à se former. Les tribus seraient-elles les faiseuses de roi?
Mise à jour du 20 octobre 2011. Les forces du nouveau régime en Libye affirment avoir pris le contrôle de Syrte, le dernier bastion du régime déchu de Mouammar Kadhafi, après plus d'un mois de combats meurtriers. Selon le CNT (Conseil national de transition), le colonel Kadhafi serait mort.
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«Le Conseil national de transition (CNT) veut une Libye laïque» affirmait, sûr de lui, Bernard-Henry Lévy le 24 mars 2011 au journal Le Monde. Six mois plus tard, le président du CNT Mustafa Abdel Jalil est venu doucher cette assertion en annonçant que l'islam serait la principale source de législation dans la nouvelle Libye, comme au Qatar ou en Arabie Saoudite. Cette nouvelle a surpris peu d'observateurs mais pose forcément une question: quel visage aura la Libye post-Kadhafi et faut-il avoir peur du CNT?
Depuis plusieurs semaines, les grands principes du programme du CNT sont détaillés à la presse arabophone par les responsables du mouvement: la Charia va servir de base au nouveau droit libyen. Le politique et le religieux ne seront donc pas séparés. Le CNT reste ainsi fidèle à sa ligne politique énoncée en août dernier dans une ébauche de Constitution: «Tripoli est la capitale, l'Islam est la religion, la Charia islamique est la source principale de la législation». Au regard d'une majorité de Libyens très religieux et conservateurs, cette annonce de Moustafa Abdel Jalil semble être une position médiane visant à ménager les occidentaux tout en canalisant le pouvoir grandissant d'autres islamistes plus radicaux.
Trois hommes puissants
Ancien juriste en Charia et ministre de la Justice, Abdel Jalil commence déjà à être contesté par nombre de ses alliés, dont certains voient en lui un laïc. Deux tendances et deux légitimités s'affrontent au sein du CNT. D'un côté, les combattants militaires issus des milices indépendantes (ou «katibas»), menés notamment par Ismaïl Sallabi et Abdelhakim Belhadj, des fondamentalistes religieux et des opposants historiques au colonel Kadhafi. Leurs hommes ont libéré les principales villes du pays. L'autre tendance, celle des politiques, comme Abdel Jalil, soutenus par les occidentaux tout en étant, pour beaucoup, des anciens du régime de Kadhafi. Le fait que les fondamentalistes soient également les chefs militaires soutenus par les services secrets du Qatar, apparaît comme une bombe à retardement. S'ils ne désarment pas, le risque est grand de voir les dissensions au sein du CNT s'exacerber et dégénérer en une possible guerre civile.
Abdelhakim Belhadj, l'un des chefs militaires rebelles, élu gouverneur militaire de Tripoli, est en effet bien connu des services secrets américains. Belhadj est l'un des fondateurs et le chef du Groupe Islamique Combattant (GIC), groupuscule djihadiste ayant eu, avant le 11 septembre, des camps d'entraînement en Afghanistan. Ironie de l'histoire, Belhadj, héros de la libération de Tripoli, avait été, il y a quelques années, arrêté, torturé et livré au colonel Kadhafi par la CIA et le MI-6.
Ismaïl Sallabi est un autre extrémiste également héros de la révolution. Le libérateur autoproclamé de Benghazi et chef de la Brigade des martyrs du 17 février, l'une des composantes militaires fondamentalistes du CNT, a appelé les principaux dirigeants du CNT à démissionner. Sallabi accusait ses dirigeants d'être «des réminiscences de l'ère Kadhafi et des progressistes». Loin d’être un simple combattant, Sallabi peut aussi se montrer diplomate: ainsi, il a rapidement obtenu dès le 20 février le soutien de deux tribus touaregs et surtout celui d'une grande partie des Warfala, la plus grande tribu de Libye. Beaucoup s’accordent à dire que le ralliement des tribus Warfala, Zaouya, Touareg et Toubou a été l’élément déterminant précipitant la chute de Kadhafi, les berbères ouvrant un front à l’ouest et les Toubou dans la région désertique du Fezzan, pièce maîtresse dans le dispositif de Kadhafi et principale ligne logistique reliant Tripoli aux frontières du sud-ouest.
Ces fondamentalistes, forts d'une légitimité militaire, entendent la faire valoir. Ils sont les libérateurs de Tripoli et de Benghazi et affirment même avoir pris le CNT et l'OTAN par surprise. En effet, l'assassinat du général Younes a précédé les offensives militaires, notamment des hommes de Sallabi et de Belhadj. Selon son neveu, Hisham al-Obaïdi, les assassins de Younes se trouvent dans les rangs de la Brigade des martyrs du 17 février. L'explication se trouverait dans le fait que le général avait entamé des négociations avec le colonel Kadhafi visant à geler le conflit. Il envisageait éventuellement une partition de la Libye ou, au moins, une transition.
Avant la guerre, les négociations avec Mouammar
Aussi bien les dirigeants du CNT que ceux de l'OTAN ont, pendant un long moment, été ouverts à une solution politique du conflit libyen et à la négociation avec Mouammar Kadhafi. Le secrétaire général de l'OTAN Anders Fogh Rasmussen déclarait le 13 avril qu'il n'y avait pas de solution militaire au conflit libyen. Le 15 août, Dominique de Villepin, accompagné par Alexandre Djouhri, connu pour avoir ses entrées à Tripoli, faisait dans la diplomatie parallèle à Djerba en rencontrant Béchir Ben Salah, directeur de cabinet de Kadhafi, et en servant de médiateur entre la rébellion libyenne et le régime kadhafiste. Autre diplomate parallèle, David Welch, ancien membre de l'administration Bush, a rencontré un proche de Kadhafi trois semaines avant la chute de Tripoli à l'hôtel Fours Seasons du Caire. De tels rencontres n'ont pu se dérouler sans la bienveillance des services secrets. Il est possible, voire probable, que les kadhafistes, aidés par les services secrets occidentaux, aient cherché à négocier avec les «modérés»du CNT et à éliminer les fondamentalistes, dans une logique de «containment». L'assassinat du général Younes et les offensives militaires, notamment de la Brigade des martyrs du 17 février, ont apparemment mis à mal ce plan.
Le partage des tribus
Comme souvent dans l’histoire libyenne, les tribus pourraient «arbitrer» ce conflit. La tribu des Obaidi, à laquelle appartenait le général Younes, a promis de venger sa mort et de nombreux membres ciblent directement la Brigade des martyrs du 17 février. Les Toubou seront à choyer, notamment en raison des tensions au nord du Tchad avec la garde républicaine d’Idriss Déby, soutien historique du colonel Kadhafi. Les Warfala ont une attitude ambivalente. Si beaucoup de ses membres ont participé au putsch en 1993 et/ou ont soutenu l’insurrection de Benghazi. Beaucoup d’autres ont eu accès à de nombreux postes haut-gradés au sein de l’armée et défendent toujours Kadhafi à Bani Walid. Enfin, les Sanoussi, au pouvoir en Libye jusqu’en 1969, opposants historiques en Cyrénaïque, soutiennent, eux, ouvertement la frange islamiste issue du GIC depuis la répression menée par Kadhafi et ses mercenaires de 1993 à 1998. Kadhafi s’est longtemps vu comme un point d’équilibre entre les forces tribales en place en Libye. Cependant, au fil des années, il a fini par ne favoriser que sa tribu, les Kadhafa (au centre du pays), la Magharha (ouest) et une partie de la Warfala.
Les occidentaux préfèrent recycler
Si les politiques, comme l’espèrent les occidentaux, arrivent à convaincre les chefs de tribus de leur volonté d’équilibrer les pouvoirs entre les tribus, ils pourront contenir l’influence des fondamentalistes et limiter le pouvoir grandissant des katibas radicales. Les exemples tunisiens et égyptiens montrent que, face aux révolutions arabes, les occidentaux souhaitent une rupture relative et privilégient souvent le recyclage des régimes précédents afin de contenir les fondamentalistes. La Libye et le CNT n'échapperont pas à la règle.
Arnaud Castaignet
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