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Les archives du parti de Ben Ali livrent leurs secrets
Plusieurs dossiers du Rassemblement démocratique constitutionnel (RCD) ont été découverts à Paris par les immigrés. Des informations impliquant, entre autres, des magistrats tunisiens et des politiques français.
Plus de huit mois après la révolution tunisienne, le bilan humanitaire des immigrés parvenus jusqu'à Paris est désastreux.
Le plan d’urgence de la Mairie de Paris s’est achevé le 31 août et le 28 septembre six clandestins parmi lesquels des Tunisiens débarqués en Europe sur l'île de Lampedusa, ont péri dans l’incendie d’un squat à Pantin, à quelques mètres du consulat tunisien.
Toutefois, malgré ce lourd constat d'échec, leur présence à Paris aura eu une conséquence heureuse et bel et bien révolutionnaire: la prise du bastion français du régime de Zine el-Abidine Ben Ali, le dictateur déchu.
Des mètres cubes d'archives du RCD
A la fin du mois de mai, plusieurs migrants s’étaient installés au «36 rue Botzaris» dans le 19e arrondissement de Paris. Pour les autorités, l’immeuble abritait un «centre culturel tunisien», mais en réalité l'adresse servait de siège au Rassemblement démocratique constitutionnel (RCD), le parti politique de Ben Ali. Un haut lieu de contrôle et de renseignements.
Arguant la réappropriation d’un lieu déserté par l’ancien régime, une trentaine de migrants ont élu domicile dans les bureaux des fonctionnaires. Après plusieurs recherches, les occupants de l’immeuble ont mis la main sur des milliers de documents, photos, bilans comptables, factures, notes de frais, listes des membres, fiches d’identification et de renseignements, coupures de presse,…
Des mètres cubes de dossiers, soigneusement tenus à jour de 1987 à 2011 par les agents du RCD. L’envers du décor de la dictature tunisienne dévoilé au grand jour.
Le cadeau des migrants révolutionnaires
Plusieurs documents ont été échangés devant l’immeuble ou vendus au plus offrant. Sur les lieux, la Fédération des Tunisiens pour une citoyenneté des deux rives (FTCR) et le Collectif des Tunisiens de France (CTF), étaient en contact permanent avec les jeunes. L'un de leur avocat, Soumaya Taboubi, 36 ans et mère de deux enfants, a commencé par offrir des consultations gratuites aux immigrés.
«Moi je suis plutôt dans la vie associative française (l’avocate est membre de l’association Eveil, ndlr). Depuis que je m’occupe du dossier Botzaris, on m’a déconseillé de rentrer en Tunisie. Dernièrement on m’a volé ma voiture à Paris.»
Interrogée par Slate Afrique, Soumaya Taboubi assure ne pas être engagée en politique. Elle a souhaité servir son pays concrètement en aidant la trentaine de Tunisiens quelque peu dépassés par l’ampleur de leur découverte:
«Les jeunes ont fait barrage et voulaient quelqu’un d’officiel, un huissier, un magistrat,... Ils disaient: "on ne veut pas qu’un parti tire profit de ces révélations, on veut quelqu’un de confiance"», se souvient-elle.
Son téléphone ne cessera plus de sonner. Dans cette cacophonie, l’un des jeunes, Ammar, se confie. Témoin de dérives et d’allées et venues suspectes, le 14 juin, ce dernier demande à l'avocate ainsi qu'à Kamel Ouriemmi, membre du CTF, de venir récupérer en urgence les archives. Au même moment, un journaliste prévient maître Taboubi d’une imminente descente de police. Les jeunes appellent alors l'avocate:
«Venez, on va vous confier les documents, les rcdistes ne doivent pas mettre la main dessus. Le consulat et l’ambassade ce sont d’anciens membres du RCD. Ils veulent récupérer la preuve de leur culpabilité. Ces preuves c’est notre cadeau. Celui des squatteurs en situation précaire et qui selon certains, n’ont rien fait pour leur révolution.»
Certains dossiers sont déjà prêts
Soucieuse de préserver ces preuves, Soumaya Taboubi et Kamel Ouriemmi décident le 15 juin 2011 de récupérer les archives du siège du RCD. Un quart des documents est empilé sur la banquette arrière d’un monospace sans être trié en direction d’un box sécurisé. Des dossiers sont à ce jour en cours d'élaboration. Les sujets sont variés, et vont du bilan du parc immobilier du RCD en France, aux rapports compromettants, sur lesquels sont cités certains magistrats tunisiens, responsables politiques et journalistes tunisiens et français.
«Il y a des débuts de preuves, de quoi ouvrir une enquête judiciaire. Certains dossiers sont prêts. On a des noms de magistrats tunisiens corrompus. En France, c’est un dossier politique», déclare l'avocate.
A l'origine, les associations avait obtenu un accord écrit cacheté de l'ambassade pour s'occuper des lieux. Le chargé d’affaires de l’ambassade, Elyes Ghariani, avait été contacté par téléphone.
«Vous faites ce que vous voulez», avait répondu l’ambassadeur par intérim.
Le 16 juin 2011, les forces de l'ordre françaises ont délogé les squatteurs. L'intervention a laissé place à un défilé de véhicules diplomatiques dans la cour de l’immeuble. Les locaux ont été vidés et l’accès interdit par la police française à la demande de l’ambassade tunisienne.
L’ambassade tunisienne au centre de la polémique
Soumaya Taboubi s’est rendue à l’ambassade avec les membres de l’association pour essayer de regrouper l’ensemble des archives.
«Il y a eu un sabotage. Le chargé d’affaire nous a dit qu’on était en retard et il ne nous a pas reçu. J'ai appris qu'on lui avait demandé de gérer "négativement" le dossier et qu’en contrepartie, il attendait sa promotion d'ambassadeur en Allemagne.»
Quelques jours après, Elyes Ghariani recevait ses lettres de créance d'ambassadeur en Allemagne. Pour l’avocate, les trois quarts restants des dossiers ont été détruits à l’ambassade. Il faut dire que le sujet dérange. En Tunisie comme en France, on craint le contenu de ces documents. Certains ont même déjà été publiés. Mais l’avocate assure détenir la majeure partie.
Les lacunes de la justice tunisienne
Sollicitée par plusieurs partis politiques tunisiens pour activer la procédure, la position de maître Soumaya Taboubi est claire:
«Rien ne doit être fait dans la précipitation. Il faut que ce soit pédagogique.»
Une attitude prudente au regard des derniers procès qui ont révélés l’incapacité et les lacunes de la justice tunisienne en reconstruction. Par ailleurs l’avocate déplore que les officiels tunisiens actuels se désintéressent de la question. Le ministère de la Justice n'a effectivement pas cherché à la contacter. Les sollicitudes viennent plutôt de France.
«Mon bureau n’est pas fermé à la justice française. Elle sera prochainement saisie. Pour la Tunisie, on attend que les choses se rétablissent.»
D’après l’avocate, le RCD était «un modèle», un «parti-Etat observé par tout le Moyen-Orient». A ce jour, les autorités tunisiennes ont détruit les archives du RCD et le parti n'existe plus juridiquement.
«Il est dissous, la justice à mis la main sur les fonds, mais où sont les documents?», interroge l'avocate.
La révolution vécue par la dictature
Soumaya Taboubi et l'association Botzaris, vérité et justice assurent que les archives seront rendues publiques dans un cadre légal. Une prise de recul nécessaire au moment même où les campagnes politiques tunisienne et française font rage.
«Dans le fonctionnement, certains partis politiques tunisiens reprennent les méthodes du RCD. Mais l’objectif pédagogique de ces prochaines révélations doit s'inscrire sur le long terme», confie-t-elle.
«Il faut un système juridique tunisien fiable et que les dossiers soient solides. On ne peut pas se permettre les relaxes. Si c’est jugé, on ne pourra plus revenir en arrière.»
C’est avec précaution et sang-froid que la jeune avocate au franc parlé, compte gérer les révélations des archives du RCD. Avec comme prochain objectif, le récit, preuves à l'appui, de la révolte en Tunisie vécue par les agents du régime de Ben Ali.
Mehdi Farhat
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