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Rwanda: le mystère Agathe H.
Menacée d’extradition vers le Rwanda, la veuve du président rwandais Juvénal Habyarimana reste une énigme. Veuve martyr ou femme de l’ombre?
Mise à jour du 30 juin: La Cour d'appel de Paris rendra sa décision sur l'extradition d'Agathe Habyarimana réclamée par le Rwanda le 28 septembre 2011. Pour sa part, la veuve de l'ancien président rwandais s'est opposée à cette demande et a déclaré vouloir être jugée par la justice française.
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C’est un début d’été sous tension pour Agathe Habyarimana. Après avoir échoué à exercer un droit de regard sur un documentaire qui lui est largement consacré, la veuve de Juvénal Habyarimana, aujourd’hui âgée de 68 ans, se retrouve sous les projecteurs au Palais de Justice de Paris.
À partir du mercredi 29 juin 2011, la Cour d’appel doit en effet décider de la renvoyer ou non vers son pays natal, le Rwanda, pour y être jugée dans sa participation au génocide de 1994. Ce n’est pas la première fois que des magistrats français sont confrontés à une demande d’extradition vers le Rwanda —elles ont d’ailleurs toutes été rejetées jusqu’à présent. Mais c’est bien la première fois que Kigali désigne un avocat français (Maître Gilles Paruelle) pour défendre sa requête. Il faut donc croire que ce cas-là est jugé plus important que les autres. Le point en six questions.
1. Pourquoi Agathe Habyarimana suscite-t-elle tant d’intérêt?
Nombreux sont ceux qui la soupçonnent d’avoir joué un rôle occulte aux côtés de son mari bien avant le génocide. En 2000, un rapport de l’Union africaine affirmait qu’elle «aurait elle-même été impliquée dans certaines des décisions politiques» prises juste après le déclenchement du génocide.
Des associations des droits de l’homme l’ont également accusée d’avoir favorisé la politique extrémiste du pouvoir rwandais, au moment où tout basculait.
Pourtant, en tant que Première dame du Rwanda, Agathe Habyarimana née Kanziga, n’a jamais occupé de fonction politique. Elle n’a jamais prononcé de discours, ni joué de rôle public. On voit bien plus souvent cette catholique fervente à l’église ou dans les bonnes œuvres. Mais son appartenance à une famille Hutu puissante, issue d’une lignée ancienne, enracinée au nord-ouest du Rwanda, alimente les rumeurs. Ses frères et ses cousins vont en effet occuper des postes clés autour du chef de l’Etat, d’origine bien plus modeste, et arrivé au pouvoir à la suite d’un coup d’Etat en juillet 1973.
En 1992, Christophe Mfizi, un haut fonctionnaire qui a fui le Rwanda, accuse le clan de Kanziga d’accaparer les ressources du pays et de semer la terreur. Le nom de ce rapport resté célèbre: «Réseau Zéro», inspiré du nom du frère aîné d’Agathe, Protais Zigiranyiarizo, surnommé aussi «Monsieur Z». Après avoir été préfet d’une ville du nord du pays, Ruhengeri, il part au Canada d’où il sera expulsé quelques mois avant le génocide pour avoir menacé de mort des compatriotes Tutsi.
C’est après 1990 et le déclenchement de la guerre menée par les rebelles Tutsi du Front patriotique rwandais (FPR), eux-mêmes enfants d’exilés, chassés du pays lors des premiers pogroms anti-Tutsi, que la tension monte. Agathe Habyarimana et ses frères sont alors soupçonnés de pousser le président dans une logique d’épuration éthnique.
Dès 1991, des massacres ponctuels de Tutsi frappent ainsi plusieurs régions du Rwanda. C’est à la même époque que le concept d’Akazu («la petite maison») s’impose au Rwanda pour désigner l’entourage de la Première dame, rendu responsable de toutes les dérives criminelles du pays.
Trois jours avant d’être assassiné, Juvénal Habyarimana reçoit dans sa villa au bord du lac Kivu le Camerounais Jacques Roger Booh-Booh, le représentant spécial de l’ONU au Rwanda qui le presse d’accepter enfin le partage du pouvoir à la réunion qui doit se tenir à Arusha, en Tanzanie, quelques jours plus tard. C’est en rentrant de cette réunion qu’Habyarimana est assassiné, le 6 avril 1994.
L’avion s’écrase dans le jardin de la résidence présidentielle, sous les yeux de sa femme et de ses enfants. Rien n’indique jusqu’à présent qu'Agathe ait pu avoir connaissance de cet attentat. Elle s’est même constituée partie civile dans l’enquête menée en France sur l’origine de cet action jamais revendiqués.
En revanche, son attitude, pendant les heures et les premiers jours qui ont suivi, a été souvent décrite comme particulièrement belliqueuse. Contrairement à ce qu’avait fait la veuve du président Hutu du Burundi voisin, Laurence Ndadaye —qui, dès l’annonce du meurtre de son mari en octobre 1993 avait appelé au calme— jamais la veuve du président rwandais n’a tenté de mettre un terme aux tueries en usant de son influence. Aucun message, aucun discours sur les ondes.
En fait, au cours des premières heures qui ont suivi l’attentat, tous les voisins Tutsi de la résidence du chef de l’Etat ont été assassinés par la garde présidentielle. Pouvait-elle l’ignorer, alors que ces massacres se déroulaient dans le périmètre très protégé entourant sa villa?
Trois jours après la mort de son mari, elle est évacuée par le premier vol mis en place par les forces françaises, d’abord vers la Centrafrique puis en France, où l’Etat déroule le tapis rouge et lui offre 200.000 francs (30.500 euros). Un accueil qui suscitera d’emblée un certain émoi, un «scandale» qui fera la une du quotidien Libération en mai 1994. Déjà, à cette époque, on associe la veuve Habyarimana aux planificateurs du génocide.
2. Qui a déjà enquêté sur elle?
Tout le monde, mais jamais de manière très approfondie. Dès 1994, des policiers belges recueillent les témoignages accablants des filles du médecin personnel de Juvénal Habyarimana. Le docteur Akingeneye est mort lui aussi lors de l’attentat contre l’avion présidentiel. Mais en arrivant à la résidence du chef de l’Etat dés la nuit du 6 avril, ses filles décrivent une veuve occupée à prier pour les miliciens et à se réjouir dès qu’on annonçait la mort d’un opposant.
Reporters sans frontières est à l’origine de la première plainte déposée contre elle en France, mais l’ONG a été déboutée. Contrairement à ce qu’affirment les avocats de Madame Habyarimana, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) installé à Arusha, a bien initié une enquête. Mais selon l’aveu d’un policier belge qui a travaillé sur ce dossier, «toutes les recherches ont été brutalement interrompues en 2004», et aucun acte d’accusation n’a jamais été présenté.
Des témoignages ont été néanmoins recueillis et fin 2010, le TPIR faisait savoir à la France qu’il était prêt à transmettre à Paris l’identité d’un témoin à charge contre Agathe Habyarimana.
Au Rwanda, le parquet a mené sa propre enquête. En France, depuis 2007, à la suite d'une plainte déposée par le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR), une instruction judiciaire a été ouverte au Tribunal de grande instance de Paris. Mais pour l’instant, Agathe Habyarimana n’a été entendue qu’une seule fois, à titre de témoin, par la brigade criminelle de Paris, le 2 mars 2010. Elle a été placée sous contrôle judiciaire, mais cette audition intervenait aussi dans le cadre de la demande d’extradition demandée par le Rwanda.
En réalité, les charges les plus sévères portées à ce jour contre Agathe Habyarimana l’ont été par l’administration française: la Cour nationale du droit d’asile qui, en lui refusant le droit d’asile, a produit un argumentaire très détaillé et accablant pour la veuve du président rwandais.
3. Que répond-elle à ces accusations?
Déjà, lors de cette séance houleuse à la Cour nationale du droit d’asile en 2007, Agathe Habyarimana avait exprimé une ligne de défense dont elle ne s’est jamais écartée. Elle répétera les mêmes arguments trois ans plus tard, interviewée par l’auteur du documentaire Génocide: des tueurs parmi nous? diffusé ce soir, le lundi 28 juin 2011, sur France 2, la veille de son audience devant la Cour d’appel de Paris: elle n’a jamais fait de politique; elle n’est qu’une mère au foyer qui s’occupait de ses enfants et de son jardin; elle n’écoutait pas la radio et n’a donc aucune opinion sur Radio Mille Collines, la station extrémiste qu’on l’accuse également d’avoir financé; l’Akazu n’existe pas, c’est une invention.
Ses proches et ses avocats soulignent fréquemment que le TPIR lui-même n’a jamais pu prouver la planification du génocide et que le colonel Théoneste Bagasora, souvent considéré comme le cerveau de ce génocide, condamné en première instance à la prison à perpétuité, n’a finalement pas été inculpé d’entente en vue du génocide.
En réalité, tout en admettant ne pas avoir recueilli de preuves suffisantes pour inculper personnellement Bagosora d’entente en vue de commettre le génocide, la Chambre «reconnaît sans conteste que certains faits peuvent être interprétés comme établissant l’existence d’un plan visant à commettre le génocide, en particulier lorsqu’on tient compte de la rapidité avec laquelle les meurtres ciblés ont été perpétrés immédiatement après que l’avion du président eut été abattu». Et souligne qu’«une campagne secrète visant à armer et à entraîner des miliciens civils» avait été mise en place dès 1993.
Mais tout cela souligne effectivement la difficulté de prouver l’implication supposée des membres des cercles du pouvoir en l’absence de traces écrites ou enregistrées.
4. Que sont devenus ses proches, accusés de faire partie de l’Akazu?
Arrêté en 2001 à l’aéroport de Bruxelles muni d’un faux passeport, «Monsieur Z» a été envoyé au TPIR et condamné en décembre 2008 à vingt ans de réclusion, avant d’être relaxé en appel un an plus tard en novembre 2009 pour vice de forme. Il se trouve toujours à Arusha, car pour l’instant aucun pays ne souhaite l’accueillir.
Séraphin Rwabukumba, un autre frère d'Agathe, vit en Belgique où il s’est reconverti dans l’import-export de voitures avec Madagascar. Pendant longtemps, il n’ a pas été inquiété. Mais en janvier 2011, en rejetant sa demande de naturalisation, la Cour d’appel de Bruxelles faisait savoir que le parquet avait ouvert une instruction concernant son rôle pendant le génocide.
Un certain nombre de proches d’Agathe ont été inculpés par le TPIR, comme Joseph Nzirorera un haut responsable du parti présidentiel décédé avant son jugement en juillet 2010. Le 24 juin 2011, sa grande amie Pauline Nyaramasuhuko a été condamnée à la prison à perpétuité par le TPIR. C’est la première femme jamais inculpée pour génocide et crimes sexuels par une juridiction internationale.
5. Pourquoi le Rwanda la réclame-t-il seulement aujourd’hui?
En partie parce que les relations difficiles avec la France ont longtemps rendu vain l’espoir d’une extradition. Après la fin du génocide, le climat était très tendu entre les nouvelles autorités rwandaises (issues des forces rebelles du FPR) et le gouvernement français, trop longtemps allié à un régime engagé dans une dérive ethniste, puis après la mort d’Habyarimana, au gouvernement intérimaire qui prend le pouvoir et orchestre le génocide.
En novembre 2006, la tension tourne à la rupture: Paris et Kigali n’ont plus de relations diplomatiques. Il faudra donc attendre fin 2009 pour qu’un dialogue s’amorce à nouveau et que les deux pays se réconcilient. C’est à ce moment-là que la justice rwandaise demande l’extradition d’Agathe Habyarimana, qui figurait depuis plusieurs années en tête d’une liste des «présumés génocidaires» les plus recherchés par Kigali.
6. Est-elle protégée par la France?
Elle l’a été à son arrivée en 1994. Mais très vite, elle semble être devenue une source d’embarras. Le 14 juin 1994, recevant une délégation de Médecins sans frontières, le président François Mitterrand aurait déclaré à propos de la veuve:
«C’est une folle qui voulait lancer un appel à la continuation du génocide sur les radios périphériques françaises».
Agathe H. quitte rapidement le pays. Elle s’installe un temps au Kenya, puis au Gabon, avant de revenir définitivement en France en 1998.
Aujourd’hui, son sort est certainement l’objet de négociations entre Paris et Kigali, et son avocat a raison de considérer que sa brève interpellation en mars 2010 ne relève pas du hasard: elle intervenait quelques jours après la visite à Kigali de Nicolas Sarkozy, scellant ainsi la réconciliation franco-rwandaise.
Reste que son extradition n’est pas certaine. D’abord parce que les magistrats français s’y sont toujours refusé; ensuite parce que plus que tout autre suspect rwandais, la veuve du dernier chef de l’Etat avant le génocide garde certainement sous le coude beaucoup d’informations sensibles sur les liens entre le régime de son mari défunt et le gouvernement français. Des liaisons dangereuses que certains ne souhaitent pas voir exposées.
Maria Malagardis
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