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Le leader du mouvement Ennahdha, Rached Ghannouchi, le 14 septembre 2011, à Tunis. REUTERS/Zoubeir Souissi
Le leader du mouvement Ennahdha, Rached Ghannouchi, le 14 septembre 2011, à Tunis. REUTERS/Zoubeir Souissi

Ennahdha: «Nous sommes prêts à gouverner»

A la veille de la campagne pour les élections de la Constituante en Tunisie, le parti islamiste est en tête de tous les pronostics. Rencontre avec le porte-parole, Houcine Jaziri.

Désormais, c’est via Facebook et par messagerie instantanée que l’on prend rendez-vous avec les responsables politiques tunisiens, et notamment avec le porte-parole du parti le plus connu mais aussi le plus redouté du pays: Ennahdha.

Exilé pendant vingt ans en France, Houcine Jaziri revient tout juste de ses vacances familiales en Tunisie, à Zarzis. Assis seul à la table d’un café parisien plutôt branché, le responsable politique a tout l’air d’un jeune cadre dynamique: costume seyant, regard alerte et barbe certes mal rasée, mais insuffisamment fournie pour en faire un signe ostentatoire religieux.

Les premiers échanges sont nourris. Pour le porte-parole, il semble en préambule nécessaire de rappeler qu'Ennahdha (renaissance, en arabe) est «un parti populaire mais pas populiste».

Fort des récents sondages qui donnent son parti en tête des intentions de vote, Houcine Jaziri, qui enseigne l’arabe dans un institut de langues à Paris, modère le monopole politique d'Ennahdha:

«Nous ne voulons pas être les seuls au pouvoir. Vous savez, ce n’est pas confortable de gouverner après une révolution. L’objectif du parti, ce sont les législatives du 23 octobre. La révolution nous a donné la place d’exister, donc il faut rester modeste.»

Dès ses premiers pas, le parti a exprimé son refus de gouverner seul —une décision qui continue d'en étonner plus d'un.

Ennahdha fait la course en tête

Huit mois se sont écoulés depuis la chute de Ben Ali, le 14 janvier. Avec du recul, Houcine Jaziri se montre satisfait du parcours d’Ennahdha:

«Nous sommes potentiellement le plus grand parti politique en Tunisie. Bientôt, nous ferons partie de l’Etat tunisien. Ça nous met aussi dans une situation difficile. Mais on se sent prêt à gouverner dans un esprit de consensus.» 

Cent cinq partis politiques sont actuellement inscrits en Tunisie. Un pluralisme politique qui est la conséquence directe de nombreuses années de censure. A la question de savoir ce qui distingue Ennahdha des autres partis, le porte-parole se positionne du point de vue idéologique:

«Un parti doit proposer autre chose. Le nôtre se définit de tendance culturelle arabo-musulmane modérée. On se distingue des partis islamistes et des partis laïques», assure-t-il. 

Et de souhaiter qu'Ennahdha «facilite le problème du lien entre le religieux et le politique.» Jaziri voit la Tunisie inscrite «dans son monde oriental et arabo-musulman, ouverte sur le monde occidental et sur toutes les autres cultures.»

Consensus sur les libertés?

Lorsqu’on l'interroge sur les changements à prévoir dans la société tunisienne si son parti obtenait la majorité, il balaie les inquiétudes d’un revers de la main:

«Le côté vestimentaire ou ne pas faire le jeûne pendant le ramadan, ce n'est pas le problème du Tunisien. La première préoccupation, c’est l’éradication de la corruption. Le droit à l’emploi pour les Tunisiens, par exemple, ce sera "kif kif" pour tout le monde.

Le Tunisien vivra dans la sérénité, dans un équilibre culturel. La culture est absente en Tunisie. Après l'école, les enfants n'ont rien à faire. Le point fort de la Tunisie, c’est son système éducatif, il faut encourager cette voie.»

Les mots «démocratie» et «liberté» reviennent souvent:

«Tout le monde est libre de choisir sa religion, l’Etat n'interviendra pas dans les choix de chacun. Tout le monde pourra choisir tel ou tel autre vêtement, ce n’est pas à l’Etat de décider du goût des autres», assure-t-il.

Houcine Jaziri se présente comme un défenseur des valeurs sociales et culturelles, ces «remparts contre la dictature». Hors de question —et surtout impossible— de revenir sur les acquis artistiques, au risque de créer des «conflits culturels». Néanmoins, il s’agit pour le porte-parole d'Ennahdha de ne pas dépasser certaines limites:

«Il y a du respect dans ce pays, on ne rigole pas avec les symboles de la société. Les artistes font attention. Il s’agit d’être prudent, de ne pas faire n’importe quoi. On voit s’occidentaliser des pays, avec beaucoup de forcing, au nom de la laïcité. Ce qui donne d’autres extrémismes, d’autres violences. Etre un "barbu" en Tunisie, c’est tout à fait normal.

Notre parti n’a jamais parlé de la pratique de la Charia [la loi islamique, ndlr]. Ce n’est pas à nous d’imposer de lois et nous savons très bien que la Tunisie n’est pas l’Arabie saoudite, mais un pays différent, et nous respectons cette différence. Nous n’avons aucune envie d’aller vers ces pratiques qui font peur.»

Les responsables de la branche la plus dure d'Ennahdha ont bien compris que le modèle tunisien ne souffrirait pas qu’on lui impose un radicalisme déplacé ou pire, qu’on l’enferme dans des archétypes surannés:

«Nous ne permettrons pas ce genre d’agressions, ces gens qui veulent imposer leur idéologie [en référence au saccage du cinéma Afric'art par des extrémistes, ndlr].

Dans notre pays il y a des juifs, des chrétiens, des touristes et il n’est pas question de revenir sur les libertés culturelles ou de culte. On ne peut plus enfermer la Tunisie. Les partis doivent respecter la démocratie et les libertés, ils n’ont plus le choix.»

Houcine Jaziri assure donc de l’absence d’interférences entre le politique et le religieux:

«Nous n’aurons jamais une présence politique dans les mosquées. Bien sûr, il y a beaucoup de Tunisiens qui font la prière et qui sont sympathisants de notre parti. Mais chacun à sa place. On ne peut pas être imam et responsable politique dans le parti Ennahdha, par exemple. Nous montrerons que notre parti est un parti politique et religieux moderne

Du point de vue politique, la loi sur la parité oblige les partis à présenter des listes où les femmes sont autant représentées que les hommes. Si ce n'est pas le cas, les listes seront refusées. Une contrainte importante déjà appréhendée par le parti Ennahdha:

«Les féministes nous ont accusés de ne pas vouloir respecter la loi de la parité. Nous, nous serons le parti où il y aura le plus de femmes élues. On a présenté une femme non-voilée et le philosophe Abou Yaâreb al Marzouki à Tunis1 et Tunis2.»

Un traitement médiatique à part

Particulièrement redouté, le parti Ennahdha, présenté comme islamiste par ses rivaux —un terme réfuté par Houcine Jaziri— ne profite pas du même traitement médiatique que les autres. Certains évoquent même l’idée d’un terrorisme intellectuel:

«Ce qu’il s’est passé pendant ces 20 dernières années entre les médias et les politiques, c’est qu’il existait une entente avec le pouvoir en place de Ben Ali. C’est normal que certains trouvent gênant notre retour triomphant. Et puis, le parti crée des jalousies, on a beaucoup de points forts, des possibilités d’alliances qui en inquiètent plus d’un.»

Ennahdha veut laisser s’exprimer la presse tunisienne, trop longtemps bâillonnée. «Ça nous permet de nous critiquer et de nous auto-analyser.» Peu importe si certains journalistes ne prennent pas la peine de chercher à les rencontrer:

«Je suis sûr que certains changeront d’avis une fois le pouvoir établi. Que la presse garde son rôle de quatrième pouvoir et son rôle critique, c’est une bonne chose.»

Mais du côté de la presse internationale, le porte-parole se montre plus critique:

«La presse française a besoin d’une révolution, par rapport à son regard sur ce qui se passe dans le monde arabe. Il faut dépasser le fait que toute analyse journalistique passe par le prisme de la laïcité.»

Le parti ne reste d’ailleurs pas enclavé en Tunisie. Les soutiens d'Ennahdha sont internationaux:

«Nous savons que nous sommes le parti le plus connu en Tunisie, mais aussi à l'étranger. Nous avons beaucoup de cadres bénévoles qui nous soutiennent partout dans le monde, qui donnent des idées.»

Des propositions économiques consensuelles

Soucieux de confirmer son avance, le parti présentait le 14 septembre son programme économique, politique et social au Palais des congrès de Tunis:

«C'est un programme pour les Tunisiens, fait par des Tunisiens, dans la continuité et aussi le changement. Mais on a des limites, on ne peut pas résoudre tous les problèmes seuls.»

Face aux nombreuses accusations de mimétisme avec le programme économique du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), l’ex-parti de Ben Ali, le porte-parole rétorque:

«La comparaison avec le parti et les propositions de Ben Ali est médiocre. Pour nous c’est une expérience économique. On n’a pas proposé des choses irréalisables ou qui mettraient la Tunisie dans une situation économique ou géopolitique difficile. Nous ne sommes pas si différents des autres partis. On est plus modeste, on a parlé de 7 ou de 7,5 alors que les autres ont promis jusqu’à 8% de points de croissance. La rupture tunisienne aura un impact de rupture politique dans une continuité économique

Sur les 219 sièges de l’Assemblée constituante, le parti Ennahdha en brigue 30%. Mais lorsqu’on évoque le parti, les réactions sont souvent vives et tranchées, d'un côté comme dans l'autre.  

«Ben Ali a déclaré qu’il avait éradiqué l’islamisme. Aujourd’hui, nous sommes-là. Nous étions un parti modéré. Si on ne laisse pas s’exprimer les modérés, la tendance, c’est les radicaux. En Tunisie, il y a des radicaux de tous bords.

Je comprends les inquiétudes, les pratiques islamiques font peur. Mais l'un des rôles de la religion c’est de rassurer, à une époque où les gens, à travers le monde, cherchent des repères et reviennent vers la religion.»

Reste que les Tunisiens, qui sont sortis de leur léthargie de 23 ans, sont pour certains devenus méfiants devant tout discours ayant trait à la religion et au mélange des genres. Ils ne se contenteront plus des déballages de programme et autres promesses électorales. Une pression qui n'a pas échappé à Houcine Jaziri.

Mehdi Farhat

 

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Journaliste à SlateAfrique

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