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Egypte, la toute-puissance de l'armée
Afin de faire partir Moubarak, les militaires ont habilement manoeuvré. Ils préservent ainsi leur grande influence politique et économique.
C’est donc l’armée qui a pris en charge la transition politique en Egypte. Un scénario qui n’a étonné personne tant cette institution paraît incontournable.
Corps fondateur du régime égyptien depuis le coup d’Etat des officiers libres du 23 juillet 1952 qui a mis fin à la monarchie pro-anglaise du roi Farouk, elle n’a eu de cesse depuis d’occuper les commandes du pouvoir. Tous les chefs d'Etat égyptiens en sont issus, et aucun processus de succession ne lui a échappé.
Du général Néguib (1952-1954) —que l’on oublie trop souvent dans les commentaires actuels— à Moubarak (1981-2011), en passant par Nasser (1954-1970) et Sadate (1970-1981), le sort de l’Egypte a toujours été entre ses mains. Les spécialistes de ce pays rappellent même que son influence et son poids remontent au début du XIXe siècle, c’est-à-dire à la création de l’Etat moderne égyptien, lorsque le pacha Méhémet-Ali (Mohammed Ali) entama le processus d’autonomisation de l’Egypte par rapport à l’empire ottoman.
Un acteur politique à part entière
Moubarak parti, on peut se demander si sa chute n’était pas inéluctable dès lors que son fils Gamal était apparu comme son successeur potentiel. A plusieurs reprises, la presse internationale mais aussi la blogosphère égyptienne avaient fait état de grogne chez les hauts-gradés, qui ne supportaient pas l’idée qu’un civil puisse prendre le pouvoir —fut-il le parent d’un des leurs. Pour mémoire, Gamal, banquier de formation, avait été propulsé en 2005 à la tête du Parti national démocratique (PND), le parti au pouvoir, une étape annonciatrice de ses ambitions présidentielles.
«L’armée égyptienne a une très haute opinion d’elle-même», explique Amr Yahia, un universitaire égyptien basé dans le Golfe. «Elle se considère comme l’élite et l’épine dorsale de la nation. Pour nombre d’officiers, Gamal Moubarak n’était qu’un fils à papa. Les choses auraient peut-être été différentes s’il avait fait carrière dans l’armée.»
L’armée est donc le lieu de légitimité politique. Cela ne se comprend qu’en analysant le passé récent de l’Egypte. Les débuts de la présidence de Gamal Abdel Nasser (1954-70) ont coïncidé, dans un contexte de tensions avec Israël, à une période de militarisation de la société égyptienne, marquée en cela par une surreprésentation des officiers supérieurs à la tête des administrations, et dans le gouvernement —où environ 35% des ministres étaient alors issus des corps de l’armée. C’est ainsi que s’est forgée l’image d’une armée qui bâtit une nation, image qui demeure vivace dans l’esprit des Egyptiens, même si la situation a évolué depuis la mort de Nasser.
Moubarak a accéléré la dépolitisation de l’armée
En effet, Sadate comme Moubarak ont entamé un processus de démilitarisation de la vie politique égyptienne (le terme consacré est «civilianisation») ou, si l’on préfère, de dépolitisation de l’armée.
L’objectif était double. D’une part, préserver l’armée des critiques populaires en s’arrangeant pour qu’elle ne soit plus au premier plan et, d’autre part, empêcher que cette dernière ne soit tentée par un putsch. Certes, l’armée a toujours gardé la haute main sur les décisions stratégiques –—elle a par exemple offert un appui décisif à Sadate lorsqu’il a décidé de signer la paix avec Israël— mais les deux présidents ont tout mis en œuvre pour qu’elle n’occupe plus le devant de la scène politique quotidienne. Ainsi, les militaires d’active n’ont pas le droit d’appartenir au Parti national démocratique (PND) et ne peuvent prétendre à des fonctions électives que s’ils ont pris leur retraite.
La dépolitisation de l’armée décidée par Sadate a aussi coïncidé avec l’Infitah, cette politique de libéralisation économique qui rompait avec 25 ans de socialisme et d’étatisme. Cette transformation a permis l’accession de nouveaux riches aux plus hautes fonctions publiques. Une tendance qui s’est poursuivie avec Moubarak, dont l’entourage politique a été composé en bonne partie de technocrates, à l’image de son Premier ministre déchu, l’économiste Ahmed Nazif —une des figures de proue du mouvement néo-libéral dans le monde arabe— ou encore d’entrepreneurs milliardaires comme l’ex-ministre de l’Habitat Ahmad el-Maghrabi.
Cette montée en puissance d’hommes d’affaires et des milieux économiques a donc indisposé l’armée et son Etat-major. En toute logique, ces derniers ont vu venir le danger d’une nouvelle étape dans la dépolitisation, qui se serait traduite par une remise en cause de leur rôle dans le choix du successeur de Moubarak. Et l’inquiétude était d’autant plus importante que le chef de file de ces nouveaux lobbies d’affaires égyptiens n’était autre que Gamal Moubarak…
Une armée garante du pouvoir et légaliste
Le Maréchal Mohamed Hussein Tantaoui, qui dirige le Conseil suprême des forces armées auquel Moubarak a remis le pouvoir, est l’un des hommes qui ont parachevé la dépolitisation de l’armée et son retrait quasi-définitif des joutes politiques. Agé de 75 ans, ministre de la Défense depuis 1991, il est plutôt populaire —même si les fuites de WikiLeaks attestent que l’ambassade des Etats-Unis ne voyait pas en lui un homme du changement. Très corporatiste, il est en revanche emblématique de la conviction des militaires que le sort de l’Egypte dépend d’eux. Lui et ses pairs accepteront-ils qu’un civil succède à Moubarak aux prochaines élections? La question reste posée mais l’armée vient peut-être de se découvrir une nouvelle mission qui ferait d’elle la garante de la démocratie.
Au plus fort de la contestation, elle a fait savoir, par l’intermédiaire de son porte-parole Ismaïl Etman, qu’elle s’abstiendrait de tout usage de la force à l’encontre des manifestants alors massés sur la place Tahrir. Ajoutant être consciente de la légitimité des revendications du peuple, les forces armées exprimaient de fait une position de neutralité dans le bras de fer opposant le mouvement de contestation qui a finalement abouti au départ de Moubarak. Un événement historique dans un pays où la volonté populaire a été rarement respectée.
Mais ce qui est peut-être encore plus exceptionnel, c’est que, comme en Tunisie, l’armée a refusé de tirer sur le peuple. Dans un monde arabe où les civils sont souvent victimes de la violence militaire, c’est une évolution qui mérite d’être saluée. Par ailleurs, contrairement à son homologue turque, l’armée égyptienne a été assez largement traversée, comme le reste de la société, par le mouvement de ré-islamisation. Cependant, ses cadres, bien que croyants pour la plupart, restent assez rétifs aux thèses politiques des Frères musulmans.
Après la mort de Sadate, ses effectifs ont été purgés des éléments trop proches de la confrérie, tandis que les échanges avec l’Ouest, notamment les Etats-Unis, ont permis de diffuser en son sein des concepts tels que le légalisme et le refus de l’extrémisme religieux. En fait, l’armée sous la coupe de son chef d’Etat major, le général Sami Annan, doit être comprise comme un corps légaliste, fidèle au pouvoir et surtout soucieux de son unité.
Le lâchage de Moubarak —car c’est bien de cela qu’il s’agit— est à interpréter comme une prise en compte décisive du rejet du système Moubarak par la population. A examiner le déroulement de la crise, on se rend ainsi compte que l’armée a tout fait pour éviter l’humiliation au raïs déchu et qu’elle a parfaitement manœuvré pour garder la main pour la suite.
Un acteur économique indispensable
Mais l’armée égyptienne n’est pas simplement le lieu où se forge la légitimité pour prétendre diriger l’Egypte. C’est aussi une véritable entreprise, la première du pays selon plusieurs sources, et qui pèserait jusqu’à 25% du produit intérieur brut.
Là aussi, il faut remonter aux années cinquante pour comprendre cette situation assez originale dans le monde arabe et en Afrique. Soumis à un embargo de l’Occident et confronté à la réticence russe de l’aider à moderniser son armement, Nasser a entrepris de mettre en place une véritable industrie militaire. Armement, munitions, avions et même blindés, l’ambition de ce programme a créé une infrastructure qui perdure à ce jour. Elle fait même de l’Egypte un important exportateur d’armes à destination des pays du Golfe mais aussi de l’Afrique. Ces ventes à l’étranger représentent bon an, mal an près d'un milliard de dollars (environ 738 millions d'euros), de quoi permettre de compenser en partie la réduction, certes modique, du budget militaire égyptien. Avec une vingtaine d’unités industrielles militaires, l’armée représente ainsi 10% de l’emploi en Egypte.
Mais ce n’est pas tout. Comme toute grande entreprise, l’armée a diversifié ses activités et investi un nombre importants de secteurs civils, au point de représenter 20% de l’emploi national. Cette diversification remonte aux années 1970 où, en échange d’une approbation de la politique d’Infitah de Sadate et surtout aux accords de Camp David, l’armée a bénéficié de l’accès à plusieurs secteurs allant de l’électronique à l’agriculture, en passant par le tourisme et divers services. «Les activités économiques de l’armée sont à la fois une réalité et un tabou», explique un analyste du centre de recherche d’Al Ahram. «Personne n’a une idée exacte de tout ce qu’elle contrôle comme business mais c’est énorme».
Selon l'estimation d’un diplomate américain, le chiffre d’affaires global d'Egyptian Army Inc. atteindrait les 5 milliards de dollars (3,69 milliards d'euros). A cela il faut ajouter l’aide annuelle américaine de 1,2 milliards dollars (886 millions d'euros) entièrement destinée à l’armée (sur une aide totale de 2 milliards de dollars) sous forme d’achat d’armements ou de transferts technologiques. Une aide qui a permis l’armée de monter des projets industriels conjoints avec des entreprises américaines de la Défense, avec notamment une unité de fabrication du fameux char M1A1 Abraham Lincoln.
Cet effort d’armement met d’ailleurs en exergue l’une des contradictions majeures de l’armée. D’un côté, elle reste l’alliée des Etats-Unis et n’a jamais remis en cause ses partenariats avec l’Oncle Sam —malgré la montée en puissance du sentiment anti-américain de la population. Mais de l’autre, elle continue de faire d’Israël la menace première et ce malgré les accords de paix de Camp David. Certes, elle n’a pas exprimé le souhait de rediscuter les clauses de ces accords qui interdisent notamment toute présence militaire dans le Sinaï —elle y est présente via ses investissements dans le tourisme— mais sa doctrine repose avant tout sur la possibilité d’un conflit avec l’Etat hébreu, ainsi que —et c’est moins connu— sur une projection rapide de ses forces au Soudan ou en Ethiopie en cas de litige grave avec ses voisins à propos des eaux du Nil.
Au-delà de ça, le poids économique de l’armée est aussi un facteur important de régulation sociale. Outre le fait que ses activités offrent des débouchés aux jeunes diplômés, cette institution peut mettre à disposition de la population ses boulangeries industrielles ou encore ses laboratoires pour fabriquer un vaccin. Il est évident que cette importance économique attise les convoitises de nombres d’hommes d’affaires qui, sans oser le dire publiquement, rêvent de récupérer ce pactole via des privatisations plus ou moins transparentes.
C’est en cela que résidait la menace d’une arrivée du fils Moubarak au pouvoir. Chef de file du business, rien ne dit qu’il n’aurait pas contribué au démantèlement de l’industrie militaire au profit de ses associés. En 2001, dans un document publié par l’Institut français des relations internationales (IFRI) intitulé Armée et nation en Egypte: pouvoir civil, pouvoir militaire, les chercheurs May Chartouni-Dubarry et Philippe Droz-Vincent, écrivaient ces lignes prémonitoires: «Il existe aujourd’hui une "société militaire" égyptienne —c'est-à-dire une société et un Etat dont les cadres sont largement d’origine militaire— construite autour d’un certain nombre d’intérêts. Cette armée, certes professionnalisée, pèsera lourd en cas de succession "naturelle" ou "accidentelle" (…) du président Moubarak.»
Tout est dit. Au cours des prochains mois, tout candidat à la présidence aura donc en tête le fait qu’il ne pourra pas remettre en cause le poids de l’armée.
Akram Belkaïd et Hicheme Lehmici