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Dessine-moi un immigré
Le Palais de l'immigration, à Paris, consacre une exposition aux histoires d'immigrés racontées à travers des vignettes de bande dessinée. Rencontre avec Farid Boudjellal, auteur notamment des «Soirées d'Abdullah» et de «Juifs-Arabes».
Quelques coups de crayons et le visage d’Abdullah apparaît, grossier. Comme l’étaient les timbres à la gloire de l’empire colonial français. Ses sourcils noirs étaient épais, ses lèvres saillantes et pulpeuses.
Abdullah, c’est un nom qui sonne «bicot» dans la France des années 1980. C'est aussi le héros de la bande dessinée Les soirées d’Abdullah de Farid Boujellal (1985). Alors que la France commémore les 30 ans de la marche des Beurs, ses vignettes témoignent d’une époque et d’un état d’esprit encore très peu étudiés dans les manuels scolaires.
Comment la France des années 1980 regardait ses immigrés et leurs descendants nés sur le sol français? «Elle ne les voyait pas», lance d’un ton provocateur Farid Boudjellal. L’auteur de bande dessinée, issu de l'immigration algérienne et de l'exode arménien, aime provoquer. Tous ses personnages,comme celui d’Abdullah, lui donnent un pouvoir d’agitateur.
«Abdullah, c’est le visage de l’immigration que la France ne voulait pas voir. A cette époque, la mère patrie ne concevait pas que les enfants d’immigrés resteraient pour de bon en France. Finie l’idée selon laquelle les étrangers étaient destinés à retourner au bled», témoigne l’auteur, en marge de l’exposition «Albums» qui ouvre ses portes ce 16 octobre 2013 au musée de l’histoire de l’immigration, palais de la Porte dorée, à Paris.
Trente ans plus tard, Farid Boudjella craint que la sinistrose ait gagné les Français qui étaient descendus par milliers pour dénoncer les ratonnades et le racisme. Le politiquement correct et les crispations de la société française autour de l’immigration freinent la publication de dessins au ton subversif. Mais l’essentiel de la marche est acquis: la présence.
«Avant la marche des Beurs, les immigrés étaient apatrides. Après, ils sont devenus un maillon de la société.»
Quand il était gamin et atteint de la poliomyélite, Farid était l’étranger. Il n’y avait pas d’autres issues. Une fatalité, dit-il.
Ici et ailleurs
Comme Farid, d’autres auteurs de BD ont abordé de près ou de loin l’immigration. Au fil des salles de l’exposition «Albums», des dessinateurs, eux-mêmes immigrés, sont à l’honneur. D’origine sénégalaise, algérienne, italienne, portugaise ou vietnamienne, tous ont participé à l’histoire de la bande dessinée, depuis l’invention des premières machines vapeur. On se souvient, dès lors, que la BD a toujours été un vivier d’artistes «d’ici et d’ailleurs.»
Les deux créateurs de la bande dessinée française la plus populaire du monde, Astérix, étaient des fils d'immigrés. René Goscinny et Albert Uderzo étaient respectivement originaires de Pologne et d’Italie. Est-ce que leur statut d’immigrés a permis d’aiguiser leur regard sur leur pays d’accueil? Incontestablement. Le personnage du «Beurgeois» dessiné par Farid Boudjella est d’une justesse mordante. Par définition, le Beurgeois se trouve à l’interstice de deux mondes, qu’il n’arrive toujours pas à faire coïncider. Il lui arrive de regarder son frère Karim, sans papiers, avec condescendance, sans toutefois épouser les lignes du Front national. Au misérabilisme, il répond:
«Travailler plus pour gagner plus.»
BD: art émergent et contestataire?
En un siècle, la bande dessinée a connu de nombreuses transformations et s’est imposée dans le paysage artistique. Deux images, un espace et le fil d’une histoire emporte avec elle plusieurs générations de lecteurs, comme Farid Boudjella.
En France, comme l’explique Eric Dacheux, chercheur au CNRS, « l’attrait pour la BD s'est accentué dans les années 1960, lorsqu'elle est devenue un mode d'expression reconnu, destiné autant aux enfants qu'aux adultes. Grâce aux magazines comme Hara Kiri, Pilote ou Le journal de Tintin, elle a pénétré toutes les couches de la société. Petit à petit, cette reconnaissance à la fois esthétique (reconnue comme art à part entière), intellectuelle et culturelle lui a conféré sa légitimité. Aujourd'hui, la bande dessinée est présente partout, comme en témoigne la place importante qui lui est réservée dans les librairies et les bibliothèques (…) Autres signes de cette évolution: l'entrée de la bande dessinée au musée du Louvre avec une exposition en 2009 ou encore l'accueil enthousiaste et unanime réservé au film Persepolis, tiré des quatre albums autobiographiques de Marjane Satrapi.»
Ces derniers ont été reçus comme des oeuvres contestant avec humour le régime des mollahs et les conséquences de la révolution islamique. La BD jouit d’une image à la fois contestatrice et subversive. Ce qui explique, en partie, son utilisation pour exprimer des engagements aussi variés que la lutte contre le harcèlement sexuel en Egypte, la souffrance des Gazaouis "en marge de l’histoire", le sexisme au travail, l’immigration. Certains parlent «d’art émergent», capable de faire vaciller les lignes du monde de la culture, en le rendant plus accessible.
La Bande dessinée renvoie une image d’art abordable, encore à l’abri du conformisme et des canons enseignés à l’école. Il existe encore très peu de structures universitaires qui délivrent des diplômes de bédéiste. Le premier et l’unique master européen de BD a été créé en 2008 à l’université de Poitiers-Angoulême, dans l'ouest de la France.
Des histoires, des trajectoires personnelles se racontent planche après planche. Au palais de la Porte dorée, l’histoire de l’immigration (parfois tragique) s’incarne en noir et blanc, en couleur, mais surtout avec humour.
Nadéra Bouazza