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Des manifestants anti-Moubarak prient place Tahrir, au Caire, le 11 février 2011. REUTERS/Dylan Martinez
Des manifestants anti-Moubarak prient place Tahrir, au Caire, le 11 février 2011. REUTERS/Dylan Martinez

Le plus difficile commence

En Egypte, rien ne garantit une passation réussie du pouvoir. Les forces en présence ne sont pas prêtes à faire les concessions nécessaires à une démocratisation.

Quelle sera la prochaine étape pour l'Égypte? Les grandes lignes d'un processus de transition commencent déjà à faire jour au Caire. On y verra le Président Hosni Moubarak quitter ses fonctions et la formation d'un gouvernement d'intérim auquel participera l'opposition. La Constitution égyptienne et le code civil seront aussi révisés, afin de permettre la tenue d'élections —présidentielles et législatives— multipartites, probablement avant la fin de l'année. Mais à l'heure qu'il est, on ne sait toujours pas très bien qui mène la danse.

Apparemment, trois protagonistes principaux façonneront l'aboutissement du processus de réforme.

Les manifestants doivent convaincre l'opinion publique

Tout d'abord et avant tout, les manifestants; évidemment. Même si le départ de Moubarak est la pierre angulaire de leurs revendications, ils ont aussi appelé à la diminution de la corruption, à l'amélioration des droits civiques et politiques, ainsi qu'à la tenue d'élections multipartites. Nombre d'entre eux ont enduré souffrances et blessures pour défendre leur cause. Et ils sont toujours rassemblés sur la place Tahrir, tandis que les manifestations durent depuis maintenant trois semaines. Ils ne retourneront certainement pas chez eux avant d'avoir vu des avancées tangibles vers leurs objectifs. 

Le problème qui se profile dangereusement à l'horizon, c'est que le scénario de succession le plus probable —Omar Souleimane prenant la tête d'un gouvernement de transition jusqu'aux élections de septembre— ne satisfasse pas les manifestants et leur soif d'un nouveau système. Dans ce cas de figure, le pouvoir serait toujours entre les mains de Souleimane qui, il y a peu de temps encore, était le chef de l'Agence nationale de renseignement, qui fait partie de l'appareil sécuritaire que la foule de Tahrir rejette. Pour qu'un tel scénario ait la moindre de chance de réussir, il faudrait que le gouvernement intérimaire en question inclue plus que les figures habituelles de l'opposition et le Prix Nobel de la Paix, Mohamed El Baradei.

Si les manifestants respectent peut-être ces individus, rien ne dit qu'ils voient en eux de potentiels leaders. Les jeunes manifestants veulent une nouvelle ère politique et de nouveaux leaders de l'opposition. Sur un plan pratique, cela signifie donner aux jeunes dirigeants du Mouvement du 6 avril (un groupe originellement formé en 2008, en soutien aux travailleurs du textile en grève), à Kifāya, Hizb al-Ghad, au Front démocratique et aux Frères Musulmans, un rôle central dans les négociations avec le régime.

Un autre point à prendre en compte, c'est de savoir si les jeunes à l'origine des manifestations de la place Tahrir pourront continuer à convaincre une large proportion de la population de les rejoindre indéfiniment. Le régime espère que les manifestants se lassent et que l'opinion publique —en particulier la classe moyenne—, se retourne petit à petit contre eux, en les tenant pour responsables des désordres économiques de ces dernières semaines. Si les foules de Tahrir s'amenuisent, alors l'ascendant politique des manifestants décroîtra. La manière la plus plausible de maintenir un tel élan serait que chaque vendredi devienne un jour de manifestation, où la majorité des citoyens profiteront de leur jour férié (et jour de prière) pour se rassembler sur la place Tahrir et se faire entendre, de plus en plus nombreux. Si les rangs de ces manifestations du vendredi grossissent, alors l'influence politique des manifestants restera intacte.

L'armée, entre intérêts politiques et enjeux économiques

Le second groupe clé comprend des membres de l'armée, qui a différents intérêts à défendre tandis que le processus de réforme se mettra en place. Les généraux voudront sûrement protéger les budgets militaires, et leur rôle central dans les prises de décision concernant la sécurité nationale. Le budget militaire, néanmoins, n'est pas leur seul intérêt économique. Les généraux contrôlent l'équivalent de millions de dollars en fermes, usines et entreprises commerciales qui non seulement approvisionnent leurs troupes, mais revendent aussi leurs produits dans l'économie civile. L'armée possède aussi de vastes terrains de premier choix à travers tout le pays —en particulier le long des côtes et sur les rives du Nil—, dont certains sont loués à des compagnies privées. Enfin, les corporations d'officiers ont leurs intérêts économiques personnels en jeu. Les officiers profitent de salaires relativement hauts, sont nourris et logés, et jouissent de centres de vacances et de clubs de loisir, ainsi que de toute une flanquée d'autres avantages que leur offre directement le régime. 

L'actuel scénario de transition économique s'appuie fortement sur l'armée. On espère qu'elle maintienne l'ordre, supervise l'ouverture du système politique, et permette la mise en œuvre de nouvelles stratégies économiques. L'armée ne va certainement pas pouvoir remplir activement toutes ces fonctions. Elle est certainement capable de jour le rôle de sécurité qu'on lui assigne —après tout, elle compte environ 465.000 hommes. Cependant, la capacité militaire à superviser une ouverture politique est moins évidente. Rien ne dit que l'armée soutienne la démocratie, ou même pense qu'il s'agisse d'une bonne idée.

Le défi de la neutralité

En effet, la majorité de l'élite politique —dont font partie les officiers— s'est montrée sceptique quant au caractère désirable d'une ouverture de la politique à la concurrence. Ce scepticisme se fonde sur l'idée que Moubarak a développée dans les premières années de son règne et selon laquelle le peuple égyptien n'est pas encore «prêt» à participer pleinement à la politique, parce qu'ils n'a pas l'éducation suffisante, ni les valeurs adéquates associées à la démocratie. Toujours selon cette idée, la démocratisation sera une «déstabilisation», parce qu'exploitée par des leaders charismatiques et populistes —en particulier les islamistes— qui n'ont ni le jugement ni les capacités appropriés pour gouverner efficacement. La prévalence de ce point de vue au sein de l'élite ne signifie pas que l'armée soit incapable de fournir suffisamment de stabilité et de sécurité pour encadrer la mise en œuvre d'un processus démocratique. Mais cela sous-entend que l'armée ne sera peut-être pas neutre dans ce processus, et, plus précisément, pourrait en éloigner les Frères Musulmans.

Certains Égyptiens (et sûrement certains étrangers) pourraient bien accueillir un tel rôle de l'armée. D'aucuns feront entendre qu'il s'agit là d'une contribution constructive —pas si éloignée de ce qu'a fait l'armée en Turquie, il y a environ 25 ans, quand les généraux ont insisté pour que tous les participants au débat politique acceptent les fondements laïcs du régime. En suivant cet exemple, les généraux égyptiens pourraient définir certaines limites au débat politique et en exclure certains islamistes, perçus comme des menaces à la stabilité du pays et de la région.

Si les généraux agissent de la sorte, délicatement —en acceptant la participation des islamistes qui s'engagent à suivre les règles de la procédure démocratique, mais en excluant ceux qui voudraient des changements plus radicaux— leur contribution pourrait en effet être positive. Si, cependant, ils la jouent plus durement et excluent tous les islamistes (en vertu de la Constitution en vigueur actuellement), alors la légitimité d'une transition démocratique s'en verra largement altérée.

La capacité qu'a l'armée à superviser un processus de réformes économiques n'est pas non plus évidente. Un effort conséquent pour restructurer l'économie égyptienne doit inclure de repenser le rôle de l'armée dans la production civile, ce qui conduira probablement à la privatisation de certaines usines militaires, et à la vente de nombreux terrains que contrôle l'armée. Cela pourrait aussi pousser à la réduction du budget de la défense, et réexaminer la relation avec les États-Unis en termes d'assistance militaire (y compris en transformant certaines aides militaires américaines en aides économiques). Les généraux résisteront probablement à de telles mesures. Néanmoins, elles seront essentielles pour générer la croissance économique nécessaire à la création de nouveaux emplois pour les jeunes ayant soutenu les manifestations.

Les Frères Musulmans, incontournables mais inquiétants

Enfin, le troisième groupe à surveiller est les Frères Musulmans. Leur implication dans les manifestations, a, pour l'instant, été minime. L'organisation n'a pas officiellement appelé ses disciples à y participer avant le 28 janvier, soit plusieurs jours après le début du soulèvement. Même si leur présence se fait remarquer parmi les manifestants, ils n'en constituent pas la majorité et ne contrôlent pas ce qu'il se passe sur la Place Tahrir. Cependant, ils restent le groupe d'opposition le mieux organisé en Égypte, et joueront sans aucun doute un rôle dans toute transition politique.

Ces quinze dernières années, les dirigeants des Frères Musulmans se sont formellement engagés envers la démocratie, les droits de l'Homme, et la primauté de la loi. Ils acceptent l'actuel code civil égyptien, et ne chercheront à le modifier que via des processus parlementaires et pacifiques. Leur position, néanmoins, n'est pas totalement progressiste. Ils s'opposent toujours à ce qu'un chrétien devienne président ou premier ministre, ou qu'une femme se fasse élire à la tête de l'Etat. Mais leurs porte-parole ont sans cesse répété leur volonté de participer au processus démocratique et de poursuivre leurs objectifs par des moyens non-violents. Malheureusement, de nombreux Égyptiens n'en sont pas convaincus, et ont toujours peur que cela masque certaines arrières-pensées.

Les Frères Musulmans devront faire des efforts particuliers pour apaiser les craintes de la minorité égyptienne chrétienne copte, qui constitue environ 10% de la population. Même si ceuxi-ci vivent à travers tout le pays et sont présents à tous les échelons de l'échelle socio-économique, ils se sentent tout particulièrement vulnérables après de nombreuses attaques spécifiquement tournées vers leur communauté, ces dernières années, y compris l'attaque à la voiture piégée d'une église à Alexandrie, début janvier. Les Frères ne sont liés à aucune de ces attaques et les ont dénoncées comme une atteinte à l'unité nationale. Néanmoins, les coptes craignent que si la situation politique et sécuritaire de l'Égypte se détériore, ils soient encore la cible d'assauts répétés.

Les Frères Musulmans ont plusieurs moyens de convaincre les Egyptiens qu'ils ne sont pas Al-Qaida déguisée en agneau, comme envoyer de jeunes Frères aux côtés de leurs camarades coptes pour protéger leurs églises ces prochaines semaines, inviter des femmes à prendre des fonctions dirigeantes au sein de l'organisation, et annoncer le projet de former un parti politique rassemblant Frères Musulmans et coptes. Cela dit, la plupart des membres des Frères Musulmans considèrent probablement ces idées comme dépassant de loin l'inacceptable. Et pourtant, c'est précisément parce que ces idées sont «contre-intuitives» qu'elles sont nécessaires. Ces gestes spectaculaires sont la seule façon qu'ont les Frères de dissiper les peurs qu'ils inspirent à de nombreux Égyptiens.

Stabiliser la sécurité et l'emploi pour une transition paisible

Une chose est sûre: le chemin vers une transition paisible sera escarpé.  Même si les défis constitutionnels sont surmontés, le plan actuel proposé par Souleiman —et soutenu par les États-Unis— dépend d'un tel degré d'altruisme et de sagacité de la part des officiers supérieurs qu'il est peut-être tout simplement irréaliste. Et même si les militaires se montrent à la hauteur, le pays doit faire face à d'énormes problèmes économiques que le soulèvement a aggravés. De plus, le processus de transition pourrait facilement dérailler. Par exemple, si Al-Qaida décide que la démocratie est une mauvaise idée pour l'Égypte, quelques bombes bien placées —disons, devant des églises coptes— pourraient radicalement transformer l'opinion populaire et celle de la communauté internationale sur la désirabilité d'un changement politique. 

La clé du succès d'un tel processus de transition est la sécurité et l'emploi, qui créeront le climat nécessaire à une révision de la Constitution et à la tenue d'élections libres. Les États-Unis et l'Union européenne doivent se tenir prêts à fournir une assistance substantielle pour relever le défi immédiat d'une économie égyptienne renflouée —un sujet qui, jusqu'à présent, n'a pas été mentionné dans les déclarations publiques des officiels européens ou américains. Cependant cela ne suffira pas. La communauté internationale doit aussi faciliter la réforme du secteur manufacturier égyptien, et la croissance d'un large secteur privé. Cet effort doit comprendre des préférences commerciales accordées aux biens égyptiens, peut-être dans le cadre d'un accord de libre-échange avec Washington. Mais c'est sans doute un tout petit peu trop demander. Le Congrès n'est pas d'humeur à augmenter l'assistance économique étrangère ni à permettre des accords commerciaux spécifiques.

Si l'Égypte réussit une telle expérience démocratique, son exemple transformera la région —et au-delà. Malheureusement, un échec aura des répercussions similaires, en renforçant les adversaires des États-Unis, en diminuant la stabilité de la région, et en délégitimant la réforme démocratique pour plusieurs dizaines d'années.

Bruce K. Rutherford

Traduit par Peggy Sastre

Bruce K. Rutherford

Bruce K. Rutherford. Journaliste à Foreign Policy.

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