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Un manifestant habillé comme un détenu du gouvernement américain devant la Maison Blanche à Washington. REUTERS/Jason Reed
Un manifestant habillé comme un détenu du gouvernement américain devant la Maison Blanche à Washington. REUTERS/Jason Reed

Le terrorisme, nouveau prétexte à la torture

Un commandant libyen rebelle affirme avoir été capturé par la CIA. Livrées, torturées, délivrées ou simplement disparues, combien de victimes de la guerre contre le terrorisme ont depuis refait surface?

Voici des années que les groupes de défense des droits de l’homme accusent la CIA de «délocaliser la torture» vers des pays alliés des États-Unis peu recommandables. Ils citent les allégations de dizaines de personnes soupçonnées de terrorisme, qui ont décrit dans le détail la manière dont elles ont été brutalisées dans des prisons étrangères.

La CIA rétorque qu’elle a pu obtenir des informations précieuses sur des complots terroristes grâce à des extraditions et insiste sur le fait qu’elle reçoit des garanties que les droits des prisonniers ne seront pas violés.

Des documents récemment découverts par des chercheurs de Human Rights Watch dans le bureau abandonné de l’ancien chef libyen des renseignements, Moussa Koussa, semblent confirmer que la CIA comptait en effet sur ces garanties, aussi peu plausibles soient-elles, du régime de Mouammar al-Kadhafi. Le New York Times rapporte qu’un classeur trouvé dans le bureau de Koussa, portant l’étiquette «C.I.A.», contenait des communications sur huit extraditions vers la Libye.

Grand moment d’ironie de l’histoire, l’un des prisonniers livrés, Abd al-Hakim Belhadj, se trouve être le chef des troupes rebelles soutenues par l’Otan qui ont mené l’assaut du complexe résidentiel de Kadhafi à Tripoli.

Mais Belhadj n’est qu’un présumé terroriste parmi tant d’autres qui ont été «extradés» pour mieux refaire surface pendant le Printemps arabe, ou s’enfoncer encore plus profondément dans l’inconnu. En voici quelques autres:

Les Libyens témoins des méthodes de la CIA

Abd al-Hakim Belhadj, autrefois mieux connu sous le nom d’Abdullah al-Sadiq, était le chef du Groupe islamique combattant en Libye (GICL), groupe de militants libyens qui avaient combattu le régime de Mouammar al-Kadhafi avant de renoncer à la lutte armée. En mars 2004, Sadiq et sa femme enceinte sont montés à bord d’un avion partant de Kuala Lumpur, en Malaisie, en direction de Londres via Bangkok. La CIA les a arrêtés à l’aéroport de Bangkok et a emmené Belhadj dans une prison secrète non loin.

, confia Belhadj au  Time World, «j’ai été interrogé pendant plusieurs jours. Je ne peux plus me souvenir combien de temps; j’ai perdu connaissance de nombreuses fois.... J’étais suspendu au plafond, j’étais attaché et plongé dans de l’eau glacée. Au bout de plusieurs jours, il m’ont mis dans un avion pour la Libye.»

Les documents retrouvés dans le bureau de Koussa corroborent le récit de Belhadj. Un mémo du 6 mars 2004 de la CIA destiné aux services de renseignements libyens révèle le projet de l’agence d’arrêter Belhadj et sa femme à Bangkok et aborde les démarches nécessaires pour «réduire les éventuels obstacles à une extradition réussie» vers la Libye. Un autre mémo donne l’itinéraire du parcours aérien de l’extradition.

De retour en Libye, raconta Belhadj, il fut confiné à l’isolement et torturé par les services de renseignements libyens. Cela correspond à la description de Clive Stafford Smith d’un interrogatoire par les agents de renseignements libyens de son client Omar Deghayes à Guantánamo Bay. Stafford Smith a écrit que les interrogateurs libyens avaient montré à Deghayes des photos de deux prisonniers qu’ils avaient identifiés comme étant Sadiq et Sami Abu Munder, les deux montrant des traces visibles de torture.

Munder, également appelé Abu al-Munder al-Saadi ou Abu Munthir, était le stratège en chef du GICL. Lui aussi a été livré à la Libye en 2004. Khalid al-Sharif, commandant militaire du GICL, un autre prisonnier libyen, a raconté lors d’une interview (PDF) accordée en mars 2010 qu’il a été emprisonné par les Américains à la base aérienne de Bagram pendant deux ans et qu’il y a subi le supplice de la baignoire, qu’il a été suspendu par les mains et battu avant d’être renvoyé en avion en Libye en avril 2005.

Les trois furent transférés à la prison d’Abu Salim, où ils participèrent à la négociation d’une «réconciliation» avec le régime, orchestrée par Seif al-Islam al-Kadhafi. En septembre 2009, Belhadj, Munder et Sharif, avec trois autres prisonniers du GICL à Abu Salim, ont publié une déclaration de 417 pages renonçant à la violence et dénonçant al-Qaida. Le 23 mars 2010, ils ont été libérés.

En mai 2011, l’ancien chef du GICL Noman Benotman a déclaré à Reuters que les forces de Kadhafi avaient de nouveau arrêté Munder et Sharif à Tripoli. On ne sait pas ce qu’ils sont devenus. Les trois autres membres du GICL livrés par les États-Unis ont également disparu (PDF): il s’agit de Mohamed Ahmad Mohamed al-Shoroeiya, également appelé Hassan Rabii; de Mahdi Jawda, ou Ayoub al-Libi, et de Majid Abu Yasser, également connu sous le nom d’Adnan al-Libi.

Muhammad al-Zawahiri, à deux doigts d'avoir le bras coupé

Frère du chef d’al-Qaida Ayman al-Zawahiri, un autre islamiste militant, Muhammad al-Zawahiri, a été extradé vers l’Égypte depuis Abu Dhabi en 1999. Zawahiri avait quitté l’Égypte depuis plus de 20 ans, mais il avait été reconnu coupable et condamné à mort par contumace lors d’un procès collectif en 1999 pour son rôle supposé dans le groupe terroriste Jihad islamique égyptien dans les Balkans.

Après son extradition, au lieu d’être exécuté, il a été tenu au secret jusqu’en 2004. Des membres de sa famille qui lui ont rendu visite en prison cette année-là ont rapporté à Human Rights Watch qu’il portait des stigmates de torture. Selon le journaliste Ron Suskind, les cicatrices auraient pu être pires. Suskind raconte qu’en 2002, en réaction à une requête de la CIA réclamant un échantillon d’ADN, l’ancien chef des renseignements égyptien Omar Souleiman avait proposé de couper un bras à Zawahiri et de l’envoyer.

Zawahiri a été libéré des geôles égyptiennes en mars dernier, pour être arrêté de nouveau trois jours plus tard. Il est en ce moment rejugé par un tribunal militaire. La prochaine session est prévue le 20 septembre prochain.

Abou Elkassim Britel, le calvaire des geôles marocaines

Abou Elkassim Britel, citoyen italien né au Maroc, a été arrêté au Pakistan en mars 2002 pour une question d’immigration. La CIA l’a alors mis dans un avion à destination de Rabat, au Maroc, en mai 2002. Selon une déclaration (PDF) du tribunal, Britel fut tenu au secret dans la prison voisine de Temara pendant huit mois, où il fut violemment et régulièrement battu par ses interrogateurs qui menacèrent de tuer sa famille et de le sodomiser avec une bouteille. Il fut relâché en février 2003, mais arrêté de nouveau plusieurs mois plus tard après un attentat terroriste à Casablanca et torturé jusqu’à ce qu’il signe une confession sans l’avoir lue, toujours selon la même déclaration.

Le gouvernement marocain le déclara coupable de terrorisme et le condamna à 15 ans de prison en octobre 2003, en s’appuyant paraît-il, sur sa confession forcée. Sa condamnation fut réduite à neuf ans en appel. En 2006, une enquête criminelle italienne sur l’implication de Britel dans des attentats terroristes fut abandonnée par manque de preuves, et il fut relâché le 14 avril 2011. Selon une note de sa femme Khadija publiée sur le site Internet «Justice pour Kassim,» Britel retourna en Italie peu de temps après sa libération:

«il est encore très fatigué et las, il essaie de faire du sport, mais il lui faudra du temps pour recouvrer la santé. Nous sommes prêts aujourd’hui à reprendre une vie tranquille, à retourner à la normale

Britel était l’un des plaignants d’une action au civil intentée par l’American Civil Liberties Union (ACLU) contre Jeppesen Dataplan, l’entrepreneur qui a effectué de nombreux vols d’extradition. La demande a été rejetée au motif qu’elle aurait pu révéler des secrets d’État, et le 16 mai la Cour suprême des États-Unis a refusé l’appel. Mais les mauvais traitements infligés dans la prison de Temara ne sont plus un secret au Maroc. Le 15 mai, des membres du Mouvement du 20 février ont tenté d’organiser un pique-nique près du site de la prison qu’ils appellent «Guantemara.» la police a dispersé le rassemblement à coups de matraque.

Ahmed Agiza, un mental irrattrapable

Ahmed Agiza, autre plaignant dans l’affaire ACLU, n’a été libéré de sa prison égyptienne que le mois dernier. La CIA avait envoyé Agiza et un autre demandeur d’asile égyptien, Muhammad al-Zery, en avion de Stockholm au Caire en décembre 2001. Les deux ont déclaré avoir été atrocement torturés par les services de renseignements égyptiens. Le 27 avril 2004, Agiza a été reconnu coupable d’appartenance à une organisation islamiste interdite et condamné à 25 ans de prison après un procès militaire de six heures. En juin 2004, il a été transféré dans une unité de sécurité un grade au-dessous dans la prison de Tora, et sa peine a été réduite à 15 ans. Agiza a été libéré en août. Il a confié à une chaîne de télévision suédoise qu’il souffre encore des blessures suite à la torture, notamment de son nez cassé qui provoque des problèmes de respiration:

«le problème c’est que mon cerveau est toujours en surrégime, même quand je dors

Maher Arar, torturé entre deux escales

Le cas le plus accablant d’extradition ayant mal tourné est peut-être celui de Maher Arar, citoyen canadien né en Syrie. En septembre 2002, Arar a été retenu lors d’une escale à l’aéroport international John F. Kennedy (New York), et informé qu’il était expulsé parce qu’il appartenait à al-Qaida. Malgré sa nationalité canadienne, Arar fut expulsé sans aucune procédure légale en Syrie, alors qu’il n’avait eu de cesse de prévenir les autorités qu’il y serait torturé et que le Département d’État était d’accord. En Syrie il fut battu avec des câbles et emprisonné pendant un an, la plupart du temps dans une cellule souterraine de la taille d’un tombeau dans la très redoutée «Branche Palestine» de la mukhabarat [services de renseignements].

Une enquête du gouvernement canadien a ensuite disculpé (PDF) Arar de toute implication terroriste. Il a sans doute été envoyé en Syrie en partie parce qu’Ahmad el-Maati et Abdullah Almalki, deux autres Canadiens d’origine syrienne, l’avaient faussement accusé sous la torture dans la Branche Palestine. Le gouvernement canadien a présenté des excuses officielles à Arar et lui a versé 11,5 millions de dollars de dommages et intérêts pour avoir fourni de faux renseignements qui ont contribué à la décision des États-Unis de l’extrader. Arar a aussi essayé de poursuivre les responsables américains pour leur rôle plus direct dans sa torture, mais sa demande a été déboutée pour des raisons de sécurité nationale.

Toujours portés disparus 

De tous les prisonniers qui ont été livrés par la CIA, tous n’ont pas réapparu. Ali Mohamed al-Fakheri, mieux connu sous le nom d’Ibn Shaykh al-Libi, est peut-être le cas d’extradition le plus connu. Libi, l’ancien chef du camp [d’entrainement militaire] de Khalden près de Khost, en Afghanistan, a été capturé en novembre 2001. La CIA l’a livré à l’Égypte, où il a avoué sous la torture avoir reçu une formation en armement chimique et biologique en Irak, fausse confession citée comme preuve pour justifier l’invasion américaine de l’Irak. Il s’est rétracté (PDF) plus tard alors qu’il était prisonnier de la CIA. Selon Human Rights Watch, après avoir été détenu au Maroc et en Jordanie, Libi fut envoyé en Libye par la CIA en 2006. Il rencontra brièvement un chercheur de Human Rights Watch à la prison d’Abu Salim le 27 avril 2009, mais refusa de donner une interview. Le 10 mai 2009, un journal libyen annonça son suicide. De nombreuses sources ont suggéré qu’il a été assassiné.

Les prisonniers syriens en attente d'exécution

Malgré leurs condamnations des violations des droits de l’homme par le régime du président Bachar al-Assad, les États-Unis semblent n’avoir pas eu de scrupules à envoyer des présumés terroristes à Damas. Si Almalki, Arar et El-Maati ont été libérés, sept prisonniers que les États-Unis ont livrés à la Syrie n’ont pas encore réapparu. Dans des interviews avec le journaliste Stephen Grey, Almalki a déclaré que six d’entre eux étaient prisonniers avec lui dans les cellules souterraines de la Branche Palestine.

Le premier détenu s’appelait Muhammad Haydar Zammar, citoyen allemand arrêté au Maroc en décembre 2001, que les États-Unis ont interrogé avant de l’envoyer en Syrie. Cinq autres ont été transférés en Syrie en mai 2002: Barah Abdul Latif, Bahaa Mustafa Jaghel, Abdel Halim Dalak, Omar Ghramesh et un adolescent capturé lors du même raid qu’Abu Zubayda, dont Almalki ne sut jamais le nom.

L’adolescent —qui devrait avoir largement dépassé la vingtaine aujourd’hui— était probablement Noor al-Deen, dont le Washington Post avait dit en 2009 qu’il avait 19 ans quand il fut capturé avec Zubayda. John Kiriakou, ancien agent de la CIA, confia au Post que Deen avait coopéré avec les interrogateurs parce qu’il «était parvenu à la conclusion que sa vie était finie» et qu’il était terrifié à l’idée d’être exécuté d’un instant à l’autre. Il fut transféré à la place d’abord au Maroc, puis en Syrie.

Un autre Syrien, Mustafa Setmariam Nasr, stratège d’al-Qaida de haut niveau qui possède également la nationalité espagnole, a été retenu prisonnier au Pakistan en 2005 et livré aux États-Unis. Les groupes de défense des droits de l’homme soupçonnent depuis longtemps que Setmariam, également connu sous le nom d’Abu Musab al-Suri, a plus tard été transféré en Syrie. Les documents de Guantánamo divulgués au printemps dernier par WikiLeaks confirment que Suri est détenu «dans sa Syrie natale

Il est fort peu probable que les gouvernements américain et syrien acceptent de répondre aux questions sur l’extradition des prisonniers ou de dire où ils se trouvent. Si le régime d’Assad tombe, peut-être des activistes ou des journalistes trouveront-ils les réponses dans un classeur étiqueté «C.I.A.» dans l’un des nombreux bureaux de la mukhabarat. En attendant, ils sont toujours portés disparus.

Katherine Hawkins

Traduit par Bérengère Viennot

 

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