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Des milliers de douilles jonchent le sol des rues du centre de Tripoli, le 27 août 2011. REUTERS/Youssef Boudlal
Des milliers de douilles jonchent le sol des rues du centre de Tripoli, le 27 août 2011. REUTERS/Youssef Boudlal

Tripoli brisé, mais Tripoli libéré

Les Libyens se réjouissent de la chute de Kadhafi et se découvrent un amour nouveau pour l’Amérique.

Mise à jour du 15 septembre: Le président français Nicolas Sarkozy et le Premier ministre britannique David Cameron, accompagnés du philosophe Bernard-Henri Levy, effectuent le 15 septembre une visite en Libye où ils sont attendus à Tripoli et Benghazi.

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Adham n’avait jamais touché à une arme de sa vie, encore moins tiré un quelconque coup de feu. Tout changea brusquement le 20 août 2011, quand ce grand Tripolitain dégingandé de 26 ans se vit remettre une grenade et un fusil pour combattre le régime de Mouammar Kadhafi en place depuis 42 ans.

«C’était la première fois pour tout le monde», me confia-t-il.

J’ai fait la connaissance d’Adham le vendredi 26 août, dans une allée obscure non loin de la rive de la Méditerranée. Le soleil venait de se coucher et comme le courant avait été coupé à Tripoli un peu plus tôt dans la journée, on n’y voyait quasiment rien. Quand je lui ai annoncé que j’étais journaliste, il m’a invité à partager un petit ftar (rupture du jeûne du ramadan) impromptu et m’a donné un aperçu de la manière dont, rue après rue, le monde souterrain de Tripoli a réussi à prendre le contrôle symbolique de presque toute la grande capitale en deux jours à peine.

Les dessous de la prise de Tripoli

Le soir du 20 août, un samedi, le soulèvement de Tripoli a commencé aux sons de slogans anti-Kadhafi scandés par des hommes réunis à la mosquée centrale Ben Nabi. C’était «l’heure zéro» me raconta un autre combattant rebelle. Les insurgés avaient introduit secrètement des armes à Tripoli pendant des semaines et les avaient dissimulées dans des maisons sûres. Certains fusils avaient même été achetés directement auprès des membres des kataib, les milices kadhafistes. Avec la chute, le 13 août, de Zaouïa, ville stratégique à environ 30 kilomètres à l’ouest de la capitale, tous les éléments étaient en place pour prendre Tripoli.

Mais pour que cela puisse se réaliser, il fallait d’abord que les habitants de la capitale se soulèvent. Obéissant aux ordres de leur commandant local, Adham et les autres rebelles se mirent immédiatement à fabriquer des barricades avec tout ce qui leur tombait sous la main.

«Chacun prenait sa place» dans toute la ville, raconte-t-il, tandis que les conseillers militaires de l’Otan, dit-on, coordonnaient le plan de bataille général avec les commandants rebelles hors de Tripoli. Les combats dans le pâté de maison d’Adham furent intenses, et quatre ou cinq soldats pro-Kadhafi furent tués en 48 heures. Les rebelles de son quartier capturèrent 35 loyalistes qui tous, insista Adham, furent présentés au conseil local des rebelles mis en place avant le soulèvement, gouvernement fantôme destiné à prendre le contrôle de la ville dès que le régime tomberait.

«Quand on nous tire dessus, on répond, mais on ne tue jamais quelqu’un qui se rend», m’affirma-t-il quand j’évoquai des récits de meurtres de représailles.

Le manque de sécurité pour les journalistes

Nous fûmes bientôt rejoints par Nasser, combattant rebelle d’une cinquantaine d’années. Lorsqu’il apprit que j’étais américain, il me raconta immédiatement une histoire qui, dans la brume de la guerre, a autant de chances d’être vraie qu’inventée. Quelques jours auparavant, me confia-t-il, des soldats rebelles avaient arrêté quatre Américains —une femme âgée et trois hommes— qui tentaient de fuir Tripoli en bateau pour se réfugier sur l’île de Malte. C’était des consultants en relations publiques qui travaillaient pour Youssef Chakir, propagandiste du régime. Quand les rebelles qui avaient arrêté les Américains les eurent livrés au Conseil de Tripoli, ses dirigeants décidèrent qu’ils devraient être confinés dans l’hôtel Corinthia du centre-ville.

«Le Conseil les a traités avec respect», m’assura Nasser.

Les difficultés pratiques pour communiquer avec les sources et circuler dans Tripoli rendent cette croustillante information impossible à vérifier. J’étais entré à Tripoli le matin du jeudi 25 août, trois jours après que les rebelles avaient revendiqué le contrôle de la plus grande partie de la ville. C’était peut-être le cas, mais nous autres journalistes qui circulions en voiture dans les rues vides ne nous sentions pas vraiment en sécurité.

Après avoir passé une nuit sur des matelas minces et sales dans un immeuble abandonné de Zaouïa —où, comme nous l’avons appris en arrivant, quatre journalistes italiens venaient d’être kidnappés à peine quelques heures auparavant— des collègues et moi avons convaincu deux Libyens de nous conduire au Corinthia, où nous savions que séjournaient de nombreux journalistes.

Les rebelles avaient installé des checkpoints apparemment à un carrefour sur deux, et il nous fallut une heure pour effectuer un trajet qui aurait dû prendre 20 minutes. En chemin, nous sommes passés devant le quartier général de la brigade «Khamis», du nom du plus jeune fils de Kadhafi, dont les rebelles s’étaient emparé le 21 août. Le paysage était jonché de vestiges des combats, chars carbonisés et douilles de fusils.

Au Corinthia, l’imperturbable employé de l’accueil nous ayant asséné que l’hôtel était plein, nous avons demandé à nos chauffeurs de nous conduire au Radisson, l’autre hôtel où s’entassaient les journalistes. Nous sommes partis à temps, car nous avons appris plus tard qu’un quart d’heure après notre départ, un échange de tirs nourri s’était déclenché juste devant le Corinthia entre loyalistes de Kadhafi et rebelles.

La prise d'otage de l'hôtel Rixos

On nous avait dit que le Radisson n’était pas loin du Corinthia, nous comprîmes donc rapidement que quelque chose clochait en pénétrant dans un quartier où une fresque géante de Kadhafi couvrait tout un immeuble et où les lampadaires étaient ornés d’affiches du «Guide». Étant donné que tous les quartiers où nous nous étions aventurés à Tripoli étaient couverts de graffitis anti-Kadhafi, cela devait signifier que nous venions d’entrer dans une zone qui n’était pas encore tombée entre les mains des rebelles. Notre crainte se confirma lorsque nous passâmes devant les murs immenses et criblés d’impacts de balles de Bab al-Azizia, l’énorme complexe résidentiel de Kadhafi, qui, bien que les rebelles en aient revendiqué la capture, était encore le théâtre de combats sporadiques entre les deux camps. Devant nous, nous vîmes un rond-point portant les ruines d’une sorte de campement détruit. Le sol était jonché de cadavres encore chauds.

Quelques minutes plus tard nous atteignîmes l’hôtel Rixos de triste mémoire, où 35 journalistes avaient été retenus en otage pendant une semaine par des bandits armés de Kadhafi. Il venait juste d’être repris par les rebelles, et les combats continuaient dans le zoo de Tripoli, sur le terrain duquel se dresse l’hôtel Rixos. C’est à ce moment que nous nous sommes rendu compte que nos chauffeurs nous avaient mal compris; ils avaient confondu Radisson et Rixos. Après quelques échanges hâtifs et énergiques avec le combattant rebelle chargé de garder le Rixos, nous sommes repartis et avons atteint notre destination sans encombre.

Tripoli, capitale dévastée

Le lendemain matin, je me suis aventuré dans Tripoli. Un calme sinistre semblait envelopper une grande partie de la ville. Tripoli paraissait à mi-chemin entre South Central Los Angeles à l’apogée des émeutes de 1992 et le Sierra Leone en pleine guerre civile. Dans la rue, on ne voyait que de jeunes hommes —et des garçons— armés de fusils. Ils arboraient des vêtements de rue, ressemblaient à des membres de gangs et auraient été plus intimidants s’ils n’avaient pas été aussi amicaux. À l’exception d’un bus transportant des femmes et des fillettes, je n’ai vu aucune Libyenne dans la rue.

Tous les Libyens que j’ai rencontrés m’ont affirmé que les pillages ont été très limités pendant la période de troubles, fait remarquable quand on sait que la nourriture et l’eau commencent à manquer. Le maintien de l’ordre a peut-être aussi quelque chose à voir avec les structures organisationnelles que les habitants de Tripoli avaient instaurées en prévision du soulèvement. Les quartiers avaient commencé à organiser des conseils depuis trois mois au moins, m’ont rapporté de nombreux habitants de Tripoli. Pas seulement pour distribuer des armes et organiser la prise de sites clés de la ville, mais aussi pour des activités essentielles qui n’étaient pas liées aux combats, comme la distribution de nourriture.

Coordination clandestine

La révolution a vraiment eu lieu du bas de la pyramide vers le haut, et l’intimité qui règne dans les quartiers a permis aux Libyens opposés à Kadhafi de s’organiser efficacement et en secret. Si toute organisation politique était pratiquement impossible dans l’État policier imposé par Kadhafi pendant ses quarante années de pouvoir, la lente progression des rebelles, les bombardements de l’Otan et la vaste condamnation internationale du régime semblent avoir encouragé les Tripolitains à se livrer à un degré de coordination clandestine qui aurait été impensable il y a encore quelques mois.

«Nous connaissons les types d’en face; nous nous connaissons entre nous», m’explique Mohammed Abou Gabha, 21 ans, qui s’entraîne pour devenir pilote et s’occupe aujourd’hui d’un checkpoint. «Nous savons qui veut Kadhafi et qui n’en veut pas, et nous nous sommes rassemblés

Les conseils envisagent de commencer à reprendre aux soldats rebelles les armes qu’ils ont distribuées il y a un peu plus d’une semaine et qui ne leur sont plus essentielles.

«Si vous laissez une arme entre les mains d’un civil, ça va être très compliqué, très difficile» me confie Abdoullah Ahmed Bilal, sociable contre-amiral de la marine libyenne. «Nous avons vu ce qu’il s’est passé en Irak.»

Cette tâche sera plus facile qu’il n’y paraît, en tout cas à en juger par les visages des jeunes gens qui se pavanent en affichant un sentiment de puissance et de réussite qu’ils n’ont certainement jamais ressenti auparavant.

Tout ne revient pas à l'Otan

Si les Libyens n’auraient jamais pu mener à bien cette révolution sans aide extérieure, la magie de l’intervention relativement limitée de l’Otan est qu’elle laisse la plus grande partie du travail de reconstruction aux Libyens eux-mêmes. Pas d’étrangers pour envoyer des équipes en province comme en Irak ou en Afghanistan; les Libyens se sont déjà attelés à ce travail civique en dégageant les décombres des rues et en organisant des patrouilles de surveillance de quartier.

Les Libyens se sont battus durement pour gagner cette guerre ; j’ai l’impression très nette que la grande majorité d’entre eux a la ferme intention de ne pas laisser cet instant —qui a mis 42 ans à se préparer— leur glisser entre les doigts. Ils veulent rebâtir leur pays, et étant donné les circonstances extrêmes, le fait qu’il ne soit pas tombé dans un gigantesque chaos est assez étonnant.

L'admiration des Libyens pour les Etats-Unis

L’autre fait remarquable au sujet de la Libye, c’est que c’est le seul pays arabe où les Etats-Unis ne sont pas seulement appréciés, ils sont aimés —quand je parle avec des Libyens, je ne me sens jamais obligé de mentir et de dire que je suis canadien, comme je le fais parfois dans d’autres pays arabes pour éviter des situations potentiellement gênantes. Le fait qu’ils aiment les Etats-Unis, précisément parce qu’ils les ont bombardés, est d’autant plus impressionnant. Aujourd’hui, en Libye, les Américains font l’objet d’exactement le genre d’admiration et de gratitude qu’ils pensaient recevoir en Irak il y a huit ans. Il faut espérer qu’en jouant un rôle limité dans la stabilisation et la reconstruction du pays, ils seront capables de conserver cette gratitude.

La capacité des Libyens à préserver leur unité sera cruciale pour l’avenir du pays. Pendant plus de quarante ans, Kadhafi a réduit tout sentiment authentique d’unité nationale au culte obligatoire de sa personnalité. En six mois à peine, tout en étant dépourvus des institutions traditionnelles d’un État (comme la légendaire armée égyptienne), les Libyens ont néanmoins forgé une prise de conscience collective en combattant ensemble, et en travaillant de concert pour renverser Kadhafi. Si le terrain semble peu stable pour construire les fondations d’une démocratie, cette union militaire a déjà une valeur. Quand j’interroge Adham sur les inquiétudes que suscite chez beaucoup d’Occidentaux la «société tribale» libyenne, il se hérisse.

«Ce n’est pas vrai» s’indigne-t-il. «Il n’y a pas de tribus. La Libye est unie, Inch'Allah

James Kirchick

Traduit par Bérengère Viennot

 

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