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Dans la tête de Mouammar Kadhafi
Drapé dans son orgueil de cabotin, le vieux comédien libyen tenait à mourir sur scène. La bouffonnerie pouvait-elle échapper à la tragédie théâtrale? Dessin et alexandrins inédits de Damien Glez.
Les costumiers de la Comédie française aimeraient sans doute hériter de la garde-robe du Guide de la Révolution de la Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste. Les dramaturges, eux, sont jaloux de ses coups de théâtre. Les adeptes de l’Actors Studio brûlent de composer un jour un méchant aussi haut en couleur.
Nul doute que le pyromane Kadhafi aime le style pompier du théâtre classique. Disparu des écrans-radars, c’est sans doute en des vers amphigouriques que le vieux comédien chiffonné aimerait s’exprimer, à nouveau, devant un public de séides enflammés, sur la scène politique de son pays.
Aujourd’hui dans les coulisses —mais pas encore pendu aux cintres—, il continue de faire résonner sa voix de stentor. Du déni à la fiction, il n’y a qu’un pas…
Explorons le cerveau de ce monstre sacré de la géopolitique. Reconstitution de tirades passées et du monologue ultime d’un acteur déchu. Tragédie en trois actes, à lire à haute voix.
ACTE I: l’ascension
Scène I
1952. Bougon, le jeune Mouammar, 10 ans, benjamin d’une famille bédouine du clan des Ghous, déambule dans le désert de Syrte.
Mouammar
Au diable les scorpions et les paniers d’alfa,
J’irai manigancer à l’école de Sebha.
Comme Nasser, d’une armée, je serai colonel,
Et d’une Jamahiriya, le berger éternel.
Scène II
1969. Après avoir renversé le roi Idriss 1er, Mouammar, 27 ans, la mâchoire volontaire, porte un uniforme immaculé qui met en valeur son teint hâlé. Il explore le palais royal et les alternatives idéologiques.
Mouammar
Le monarque déchu, montrons-nous socialistes.
Les Italiens déçus, soyons nationalistes.
Dans la bande d’Aozou, virons expansionnistes.
Bien avant al-Qaida, devenons terroristes…
ACTE II: la maturité
Scène I
2004. Enturbanné et mélancolique, Mouammar, 59 ans, assis en tailleur, déguste son thé sous la tente.
Mouammar
L’acteur Reagan n’est plus là pour me bombarder.
Le World Trade Center rend Lockerbie désuet.
Du club des grands Satan, j’ai perdu le contrôle.
Même dans l’Axe du mal, je n’ai qu’un second rôle.
Scène II
2007. Parka et toque de velours, Mouammar, euphorique, 65 ans, visite le Louvre, à Paris.
Mouammar
Cinq infirmières bulgares absoutes à Tripoli,
Me voilà fréquentable à l’hôtel Marigny!
Qu’importe si Rama Yade me vomit sur les ondes,
Sous sa vitre blindée, me sourit la Joconde.
ACTE III: le chant du cygne
Grand final
2011. Emmitouflé dans une couverture en toile de jute, abandonné de tous, les yeux hagards, Mouammar, 69 ans, a perdu de sa superbe. Il rogne un fémur de dromadaire mal cuit. Tirade ultime.
Mouammar (scandalisé)
Qu’il est ingrat, ce monde qui aujourd’hui me snobe.
Débiteurs oublieux aux quatre coins du globe.
Rendez-moi le goudron, chefs d’État africains!
Et les barils de brut, clients européens!
J’ai renoncé aux armes de destruction massive,
On m’a remercié en frappes intensives.
Où est Berlusconi qui me baisa la main?
Lui qui me dépêcha ses migrants importuns?
Ingrats les journalistes qui ont fait leurs choux gras,
Les caricaturistes que mon look amusa.
(Ému)
Au revoir la caserne Bab el-Aziziya.
Au revoir la caverne genevoise d’Ali Baba.
Adieu mes beaux boubous, mes cigarettes ricaines.
Adieu Amin Dada, Adieu Saddam Hussein,
Derniers tyrannosaures et dernier grand Saigneurs,
Que vous soit dédiée ma milice de snipers.
Et s’il n’en reste qu’un, je serai ce tyran.
La CPI? Otan en emporte le vent!
Grâce aux pétrodollars, grâce à quelques barils,
J’irai remodeler mon visage au Brésil.
J’offrirai mon talent aux telenovelas.
C’est à vous dégoûter d’être un vieux potentat…
(Rideaux)
Damien Glez
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