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Le casse-tête des sudistes soudanais
Le 9 juillet 2011, le Soudan se scindera en deux Etats. A moins d’un mois de l’événement, des centaines de milliers de Soudanais originaires du Sud mais vivant au Nord se sentent trahis par le Sud, et menacés par le Nord.
Ce sont des «sans territoire fixe». Alors que le Soudan se divisera en deux Etats le 9 juillet 2011, des centaines de milliers de Soudanais originaires du Sud mais vivant au Nord depuis des années, ne savent toujours pas lequel de ces deux pays sera le leur. Seule certitude: aucun des deux futurs Etats ne se presse pour les reconnaître.
Depuis son indépendance en 1956, le Soudan, plus vaste pays d’Afrique, a toujours connu de violents conflits entre sa population du Sud, composée de tribus africaines (Dinkas, Nuers, Shilluk), majoritairement chrétiennes et animistes, et les nordistes, essentiellement des arabes musulmans.
Des sudistes bloqués dans le Nord
Lors de la seconde guerre civile (1983-2005), trois choix s’offraient aux sudistes: rester sur leurs terres et combattre l’avancée de l’armée du Nord, fuir dans les pays voisins (Kenya, Ouganda et Ethiopie) pour vivre dans des camps de réfugiés ou se déplacer au Nord, particulièrement à Khartoum, calme et qui connaissait une certaine prospérité. Environ deux millions de Sud-Soudanais ont choisi cette troisième voie.
Selon les derniers chiffres du Haut commissariat aux réfugiés des Nations unies (UNHCR), 302.724 de ces Sud-Soudanais exilés au Nord sont revenus sur leur terre d’origine depuis octobre 2010. Le gouvernement de la région semi-autonome du Sud-Soudan (Goss) a promis aux autres d’organiser leur retour avant l’indépendance du 9 juillet prochain en réquisitionnant camions et bus.
Une promesse qui n’a toujours pas été tenue, et qui exaspère Angelina Kwen Majok, pour qui le temps presse:
«Je suis arrivée à Khartoum dès 1983. Je me suis mariée avec un ancien soldat de l’armée du Nord et j’ai huit enfants. J’ai fait ma vie ici mais je veux repartir à Rumbek [la capitale de l’Etat des Lacs, ndlr]. Pour gagner ma vie, je fabrique de l’aragi [alcool de dattes]. J’ai déjà été en prison trois mois. Mon mari s’est converti au catholicisme. Ce n’est pas facile pour nous de rester au Nord.»
A Khartoum, on recense douze lieux où s’agglutinent les Sud-Soudanais pour partir. C’est de ces endroits que les camions et bus du Goss partent pour le Sud. Certains sudistes stationnent là depuis plusieurs mois, décembre pour les plus anciens. Le Sud-Soudan s’apprêtait alors à voter par référendum un mois plus tard son indépendance. Dans l’euphorie du moment, les Sud-Soudanais du Nord ont vendu tous leurs biens (souvent à perte) pour s’installer dans ces gares routières improvisées, sûrs qu’ils n’y resteraient pas longtemps et que le Goss viendrait rapidement les chercher…
Mayo, dans l’extrême sud de Khartoum, est l’un des ces dépôts. Plusieurs dizaines de familles vivent dans des abris de fortune faits de morceaux de bois, de tôle ondulée et recouverts de tissu. Sans eau, ni électricité. Certaines viennent de l’extérieur de Khartoum. Sans travail, les membres de ces familles sont obligés de mendier. Malgré ces conditions de vie difficiles, tous espèrent rejoindre le Sud rapidement.
«J’ai vendu tout ce que je possédais. J’ai pu envoyer ma fille dans le Sud rejoindre ma famille dans le Bahr el Ghazal, explique Albert Amalya Baki, 66 ans. Je n’ai plus rien pour moi. Mais je sais que je reviendrai bientôt dans le Sud, ça me rend très enthousiaste. Je veux contribuer au développement de mon pays. Là-bas, ce n’est pas aussi développé que Khartoum, c’est à nous de tout construire.»
Enjeu politique entre les autorités du Nord et du Sud, le sort de cette population est devenu encore plus incertain depuis le regain d’affrontements armés dans les zones limitrophes des Etats du Kordofan-Sud et d’Abyei, même si l’esquisse d’un accord semble en vue à Abyei. Aujourd’hui, les candidats au franchissement de la frontière n’ont qu’une seule destination possible: Kosti, à l’est du pays. Selon l’UNHCR, ils seraient 4.500 Sud-Soudanais «du nord» à attendre. Les autorités de Khartoum ont fermé toutes les autres voies terrestres et fluviales.
«A l’heure actuelle, je suis incapable de vous dire quand les personnes enregistrées pourront revenir. Ca ne dépend pas que de nous. Khartoum doit assurer la sécurité des transports», précise Peter Gatwech Kulang, responsable du service du rapatriement au sein du gouvernement du Sud-Soudan. Une telle opération coûte également très cher: le chargement d’un seul camion revient à 13.000 livres soudanaises (3.250 euros), une somme importante pour une région autonome qui ne reçoit, pour l’instant, qu’une partie des revenus issus de la manne pétrolière.
Une population ostracisée
Du côté du gouvernement du président Omar el-Béchir, on continue d’entretenir le flou. En septembre 2010, le ministre de l’Information soudanais Kamal Obeid prévenait:
«[les Sud-Soudanais restés à Khartoum] ne seront pas autorisés à acheter ou à vendre sur les marchés de Khartoum et ils n’auront pas le droit à une seringue dans les hôpitaux!»
Fin mai 2011, el-Béchir lançait une campagne pour que chaque Soudanais s’enregistre auprès des services civils et obtienne sa nouvelle carte d’identité. A propos des sudistes, il a déclaré le 24 mai:
«Il n’y aura pas de double nationalité pour les Sud-Soudanais. Mais il y aura une période transitoire qui [leur] permettra de régulariser leur statut, après quoi ils seront expulsés vers le Sud.»
Comment se déroulera cette période transitoire? Mystère.
Affaibli d’une part par la future perte du Sud-Soudan (environ un tiers du territoire) et, d’autre part, par l’enlisement du conflit au Darfour, Omar el-Béchir pourrait être tenté de jouer la ligne dure. Et d’interdire aux Sud-Soudanais l’accès à la nationalité pour gagner en popularité auprès des nordistes. Les Sud-Soudanais craignent, en effet, la réaction d’une frange de la population du Nord la plus hostile à leur présence.
«Ce qui les effraie le plus, c’est qu’ils ne savent pas si le gouvernement les protégera s’ils sont battus par la population. Si cela arrive cela ne sera pas forcément à Khartoum mais plutôt dans les zones rurales reculées», avance John Dindi, prêtre à la cathédrale Saint-Matthew de Khartoum.
Un départ en masse aurait surtout des conséquences économiques désastreuses. Ces centaines de milliers de sudistes occupent majoritairement des postes de manutentionnaires dans le bâtiment, et leurs départs massifs provoqueraient un manque à gagner important pour les entreprises du BTP.
«Environ 15% de nos employés sont des Sud-Soudanais, détaille Hong Lizhi, manager général de la société de construction chinoise Zhong Huai. Il s’agit d’un problème politique mais c’est n’est pas forcément bon pour le business s’ils devaient partir, surtout qu’en ce moment la situation économique n’est pas favorable. S’ils devaient partir, on pourrait les accueillir dans notre branche à Juba [la capitale du Sud-Soudan] et nous les remplacerions par des Ethiopiens et des Erythréens.»
Certains préfèrent le Nord
Malgré le contentieux historique et la différence de religions, une minorité de Sud-Soudanais préféreraient rester au Nord s’ils avaient le choix. Surtout chez les jeunes, qui y sont nés et y ont grandi. A la sortie de la messe du dimanche, Florence, la vingtaine radieuse, exprime, à demi-mot, son regret de partir:
«Je vais vivre là-bas avec mes parents, parce que c’est là que se trouvent ma famille et ma tribu, c’est mon devoir. Mais j’aime bien la ville, on trouve de tout et puis c’est moins cher que dans le Sud.»
William Domazo, secrétaire à la cathédrale Saint-Matthew, raconte l’histoire édifiante d’une femme qui n’est restée que quelques semaines dans le Sud avant de refaire ses bagages pour le Nord:
«Elle est partie en décembre avec ses deux enfants pour Malakal [la capitale de l’Etat du Haut-Nil], la terre de ses parents. Quelques jours après son arrivée, elle a vu des soldats du SPLA [armée du Sud-Soudan] frapper des gens de sa tribu, les Nuers. Elle a pris peur. Elle est revenue à Khartoum avec sa plus jeune fille. Elle m’a dit qu’ici, au moins, elle a une belle maison.»
L’ONG Far, en charge d’aider les sudistes stationnés Kosti, a constaté le retour d’environ 500 familles du Sud vers le Nord en mai dernier. «Nous gardons un œil dessus; ce phénomène est intéressant, mais il reste très marginal», minimise, pour l’heure, Carole Sparks, en charge de la protection au HCR.
Mathieu Galtier